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Interview / Podcast
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Interview de l'ORL Thierry Briche, O.R.L : tout sur vos oreilles, ou presque.

Loudness War, 12e et dernière partie

Rencontre avec le Dr Thierry Briche, O.R.L., ancien Chef de Clinique de l’Hôpital du Val-de-Grâce à Paris, qui a bien voulu nous parler de l’oreille, de son architecture, des risques et des traumas.

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Merci beau­coup de nous rece­voir. Comment présen­ter le chemin de l’au­dio, l’oreille, ses parti­cu­la­ri­tés ? 

T.B. : D’abord, il faut penser en termes d’émet­teur, le musi­cien, la machine, le bala­deur, etc.

Le problème est celui de la qualité de la musique, qui ne provient donc pas de l’émet­teur, mais qui est dans le message. Le problème de l’émet­teur, le problème du message et le problème du récep­teur, c’est comme cela qu’il faut raison­ner. 

On va parler d’abord de l’émet­teur, qui peut être de diffé­rentes sortes. C’est un instru­ment par exemple, dans un lieu ouvert, public, qui est la scène. C’est là qu’in­ter­vient la qualité du travail de l’ar­chi­tecte, la qualité acous­tique de la salle, le coef­fi­cient de réver­bé­ra­tion, etc. On sait qu’il y a des salles qui sont très mauvaises, notam­ment les salles poly­va­lentes. 

Puis le message ?

T.B. : C’est un truisme de dire que la musique actuelle, élec­tro­nique, plaît notam­ment grâce à la présence des basses. Et, critère bien connu, il faut que la ryth­mique soit proche de la pulsa­tion cardiaque. Car c’est un effet de transe qui est recher­ché. 

On a fait des expé­riences assez surpre­nantes, lors de soirées, comme filtrer la musique pour ne lais­ser que les fréquences graves. Eh bien, les gens ne modi­fient leur compor­te­ment qu’après un certain temps, avant de s’aper­ce­voir qu’il n’y a plus réel­le­ment de « musique ». On voit bien à quel point, dans ce type de soirées, la musique n’est qu’un message en plus.

Après, il y a un effet de puis­sance, ce que l’on appelle l’ef­fet Tullio [du nom du biolo­giste italien Pietro Tullio, 1881–1941, qui l’a décou­vert lors d’ex­pé­ri­men­ta­tions sur des pigeons], c’est-à-dire le vertige causé par une onde sonore forte.

J’ai ainsi rencon­tré un bassiste qui, lors des balances d’un concert, alors qu’il était à côté des enceintes, est tombé, victime d’un vertige, de l’ef­fet Tullio.

La loudness war et le système auditif

Quelle est l’ex­pli­ca­tion de ce phéno­mène ?

T.B. : C’est l’in­ten­sité. L’in­ten­sité est telle qu’elle va impac­ter le système tympano-circu­laire et provoquer déséqui­libre, vertiges. 

Vous savez comment le système d’au­di­tion fonc­tionne : quand je vous parle, la colonne d’air sort, va exci­ter les molé­cules d’air les unes après les autres, la précé­dente s’ar­rête quand la suivante est stimu­lée, et cela mettra en vibra­tion votre tympan, et votre tympan va vibrer, non pas de façon homo­gène comme on pour­rait le croire, mais de façon diffé­rente par zones suivant les fréquences. 

Il vibre à la même fréquence que la fréquence émise ?

T.B. : Non, pas du tout. Il semble­rait, selon les études effec­tuées, que le tympan vibre sur des plages diffé­rentes en fonc­tion des fréquences. Ce qui est ensuite impor­tant, c’est la trans­mis­sion du son par les trois osse­lets, c’est un effet de levier, qui ampli­fie le son. Le dernier osse­let est comme un étrier, avec une platine qui s’en­fonce dans l’oreille interne et comprime un liquide.

Celui-ci se met en mouve­ment, le long du limaçon, une sorte de coquille d’es­car­got. La pres­sion va donc s’exer­cer de façon ascen­dante, puis redes­cendre. Ce piston ne s’en­fonce pas de façon linéaire, et le liquide comprimé va mettre en branle l’or­gane de Corti, un neuro-épithé­lium dédié à l’au­di­tion. 

Les fréquences sont rangées comme sur un piano, il y a des octaves, les unes à côté des autres. Et, d’un point de vue physique, chaque octave utilise la même place.   

La loudness war et le système auditif

Sur la membrane basi­laire ?

T.B. : Oui. Cette membrane, si on la dérou­lait, se présen­te­rait comme le clavier du piano. Elle est enrou­lée sur à peu près deux tours et demi, avec les fréquences les plus graves au sommet et les plus aiguës au début. Ce qui explique qu’en cas de problème ce sont les aigus qui sont d’abord atteints, car ce sont les plus proches de l’ex­té­rieur.

Sur cette membrane se produit une sorte de synchro­ni­sa­tion en termes de fréquences, c’est-à-dire que pour une fréquence donnée, une partie de la membrane se met à vibrer. Ce qu’on appelle une tono­to­pie : à chaque endroit, il y a une fréquence et une seule qui rentre en quelque sorte en réso­nance, pour stimu­ler la zone qui détecte cette fréquence-là. Quand il y a des lésions, des fréquences sont donc perdues, mais leurs voisines ne le sont pas forcé­ment. Ce qui explique que l’on ait des trous dans le message audi­tif.

Au niveau des récep­teurs ?

T.B. : Il faut comprendre ce qu’on appelle la trans­duc­tion, la trans­for­ma­tion d’un message physique. Ma voix, c’est une colonne d’air qui vibre, qui traverse un milieu aérien, le tympan qui vibre, les osse­lets, cavité, on est toujours dans l’aé­rien, puis le dernier osse­let s’en­fonce et comprime le liquide, on passe à un milieu liqui­dien. Il n’y a pas de trans­mis­sion de un pour un entre air et liquide, la trans­mis­sion d’un milieu à l’autre est très mauvaise, pensez aux sons enten­dus quand vous êtes sous l’eau.

La nature a donc inventé deux systèmes pour ampli­fier le son, d’abord le bras de levier des trois osse­lets, et puis surtout la diffé­rence entre la taille du tympan, à peu près celle de l’ongle du pouce, un cm2, et celle de la platine de l’étrier, qui est milli­mé­trique. Cette diffé­rence de rapport fait qu’il y a une ampli­fi­ca­tion du son, comme la petite surface d’un cric permet de soule­ver la grande surface de la voiture.

Les vieux exer­cices de physique…

T.B. : Oui. Dans tous ces endroits, on peut déjà poten­tiel­le­ment avoir des dégâts. 

Des dégâts méca­niques.

T.B. : Dans la cochlée, c’est toujours méca­nique. Puis il y a autre chose, au niveau de la fréquence qui entre en réso­nance avec le message sonore émis. Théo­rique­ment, l’oreille peut entendre de 20 Hz à 20 kHz. La plage de fréquences que l’on étudie s’étend de 125 Hz à 8 kHz. Tout le reste est consi­déré comme non utile, dans notre domaine.

Non utile pour la compré­hen­sion ?

T.B. : En gros, on ne teste qu’entre le premier et le deuxième tour de spire du limaçon. Dans cette tranche, ne sont réel­le­ment utiles, dans ce qu’on appelle l’au­di­tion socia­le­ment utile, que les fréquences de 500 à 2000 Hz.

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Seule­ment ?

T.B. : Oui, c’est ce que l’on appelle les fréquences conver­sa­tion­nelles. Sachant qu’elles varient énor­mé­ment en fonc­tion des langues. Le français, qui est une langue plutôt mono­corde, a ainsi un spectre très étroit. Celle qui est dite possé­der le plus large spectre est le polo­nais ; certains en concluent même que les Polo­nais sont les plus aptes à apprendre les langues étran­gères, grâce à cette plage éten­due.

Mais reve­nons à la trans­mis­sion. L’im­pul­sion sonore, dans le liquide, va mettre en branle une partie très spéci­fique de l’or­gano-détec­tion. Donc, pour chaque fréquence, on trouve une cellule ciliée interne qui décode typique­ment une fréquence, par exemple le 4365 Hz, et trois cellules ciliées externes qui ampli­fient. Rappe­lons que chaque octave dispose d’une surface égale, d’un point de vue géogra­phique, dans la cochlée. Donc, pour une octave de fréquences graves, on a beau­coup moins de cils que pour une octave de fréquences aiguës. C’est pourquoi une lésion topo­gra­phique­ment bien loca­li­sée peut provoquer beau­coup de dégâts, parce qu’on a beau­coup de fréquences sur très peu de place. 

Ce qui explique que l’on perde davan­tage d’ai­gus que de graves.

T.B. : D’au­tant plus si l’on prend en compte l’élas­ti­cité du support : on décode en fin de course les fréquences graves, car la membrane est de plus en plus rigide, donc vibre moins.

Au début, la membrane vibre beau­coup et peut donc être faci­le­ment abîmée en cas d’in­ten­sité trop forte. On est toujours dans du méca­nique.

Ce n’est qu’au niveau de la cellule noble, la cellule ciliée interne, que s’opère la trans­duc­tion, c’est-à-dire le passage du méca­nique à une impul­sion nerveuse. Il faut toujours rappe­ler que l’on entend avec son cerveau, pas avec ses oreilles.

L’in­flux nerveux arrive dans les zones dédiées par les diffé­rents relais, et là le message est décodé et compris. Ainsi de la musique, que l’on peut quali­fier de bruit harmo­nieux. Et elle est surtout perçue comme telle, au sens où l’on peut très bien ne pas suppor­ter la musique des autres.

Peut-on parler des trau­mas ? J’ai évoqué aupa­ra­vant le réflexe stapé­dien, et les problèmes liés à la latence de sa mise en action.

T.B. : Oui, 100 ms, à peu près. En cas de phéno­mène explo­sif, d’ac­ci­dent, c’est court-circuité, car l’onde sonore est plus rapide que le réflexe et dans ce cas, il peut arri­ver que les osse­lets se luxent, avec destruc­tion des struc­tures internes.

Cela peut-il arri­ver en dehors des explo­sions ?

T.B. : Lors de plon­gées sous-marines par exemple. Notam­ment en cas de rhume : une narine bouchée empêche l’équi­libre droite-gauche, un côté qui compense, l’autre qui coince et qui peut se décoin­cer soudai­ne­ment, provoquant une stimu­la­tion brutale de l’étrier qui va léser l’oreille interne, de façon défi­ni­tive parfois. Ne jamais plon­ger en cas de rhume, ni seul !

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En musique, c’est pareil avec l’ef­fet Tullio. Mais on n’a pas réel­le­ment rencon­tré de lésions semblables à celles évoquées ci-dessus après un concert. En tout cas, je n’en ai pas vu, mais ça peut exis­ter, en méde­cine, il ne faut jamais dire non.

Après, les lésions dues à la musique, au son arrivent souvent lors de la trans­duc­tion. Au sommet de la cellule ciliée interne, il y a des espèces de cils, qui vont se dépla­cer lorsque la fréquence de stimu­la­tion corres­pond à la fréquence de la cellule. En se déplaçant, les cils vont provoquer, comme un quartz piezo-élec­trique, une diffé­rence de poten­tiel entre le haut et le bas de la cellule. En bas de la cellule, il y a alors libé­ra­tion de produits chimiques, notam­ment du gluta­mate, qui va venir stimu­ler le début de la fibre nerveuse et géné­rer un message élec­trique. Ce gluta­mate est réab­sorbé après stimu­la­tion.

Il y a rela­tion entre la vitesse de libé­ra­tion du gluta­mate et le message sonore. Quand le message est trop impor­tant, il y a excès de libé­ra­tion, et en quelque sorte une irri­ta­tion de la termi­nai­son nerveuse, qui peut géné­rer un flash audi­tif, avec possibles séquelles, car la cellule ne pourra plus réab­sor­ber tout le gluta­mate, donc ne sera plus fonc­tion­nelle, donc ne pourra plus déco­der la fréquence qui lui corres­pon­dait. Ou le gluta­mate devien­dra toxique pour la cellule, créant une ototoxi­cité. Le tissu nerveux ne se régé­né­rant pas, c’est fini…

On pour­rait aussi parler des ototoxi­ci­tés dues à des médi­ca­ments, avec des effets parfois très brutaux : perte de l’au­di­tion d’un seul coup, suite à l’ac­cu­mu­la­tion d’un produit et dépas­se­ment du seuil…

Est-il dérai­son­nable de dire que la géné­ra­tion Y (celle de la musique nomade et surcom­pres­sée) risque de deve­nir sourde plus rapi­de­ment que les précé­dentes ?

T.B. : Cela recouvre mesure de l’au­di­tion, effets dans le temps et effets délé­tères ou pas. Le vrai problème est l’usage que l’on fait de cette musique, il n’y a pas de sensi­bi­lité parti­cu­lière d’un groupe d’in­di­vi­dus. C’est un problème d’édu­ca­tion : éduca­tion de l’émet­teur, éduca­tion du récep­teur. On subit malheu­reu­se­ment une dyna­mique marke­ting…

Comment crée-t-on une réfé­rence audi­tive ? On a pris 1000 personnes censées possé­der une bonne audi­tion. On leur fait entendre fréquence par fréquence, en leur deman­dant d’in­diquer à quel moment elles commencent à l’en­tendre, et à quel moment elles ne l’en­tendent plus. C’est devenu une courbe, non linéaire.

Ce sont les courbes isoso­niques ?

T.B. : C’est cela. Ensuite, on leur a demandé à partir de quand elles ressen­taient la fréquence comme doulou­reuse. On s’aperçoit alors que c’est diffé­rent pour chaque fréquence. Pour les médiums, on a une très large tolé­rance, on entend très vite le son, et on a une grande marge de progres­sion avant que cela devienne doulou­reux. Alors qu’aux extré­mi­tés, la douleur appa­raît très tôt, aussi bien dans les graves que dans les aigus. 

On a fixé alors la courbe du 0 dB comme corres­pon­dant à la plus basse inten­sité ressen­tie en moyenne par ce panel de gens.

La loudness war et le système auditif

Ce n’est donc pas le silence absolu ?

T.B. : Non. En sachant que les études effec­tuées notam­ment par les mili­taires ont montré que le 0 dB du 6000 Hz est faux, que l’on s’est trompé. Les résul­tats sur le 0 dB des autres fréquences corres­pondent bien à ce qui est publié dans les normes ISO, mais que le 0 dB du 6000 Hz est suréva­lué, qu’il est donc plus bas. C’est pour cela que lorsqu’on a fait faire des tests aux jeunes gens, ils ont tous montré un trou dans le 6000 Hz. Une légende est ainsi née : le Walk­man détrui­sait le 6000 Hz…

Alors qu’il s’agis­sait d’une erreur de mesure et non d’un quel­conque phéno­mène de géné­ra­tion et/ou tech­nique. 

Éton­nant…

T.B. : Ensuite, il y a le vieillis­se­ment lié à l’âge. Ce sont d’abord les fréquences les plus aiguës, celles situées le plus à l’ex­té­rieur, qui vont chuter. Avec une repré­sen­ta­tion clas­sique, la courbe audio­mé­trique, avec une barre hori­zon­tale entre le 0 et le 30 dB, et ça va s’in­flé­chir sur les fréquences aiguës progres­si­ve­ment. Une dégra­da­tion qui commence autour de la cinquan­taine, et globa­le­ment les gens peuvent être appa­reillés autour de la septième décen­nie de la vie. Vieillis­se­ment physio­lo­gique, méca­nique et/ou corti­cal, tout comme les problèmes de vision. 

Y a-t-il une rigi­di­fi­ca­tion du tympan ?

T.B. : Non, pas parti­cu­liè­re­ment. Une rigi­di­fi­ca­tion peut arri­ver très tôt, chez l’en­fant par exemple, avec ce qu’on appelle des tâches calcaires, sans que cela ne gêne forcé­ment l’au­di­tion.

Pour reve­nir à notre problé­ma­tique de surdité sur une géné­ra­tion, le plus gros des problèmes, c’est le temps d’ex­po­si­tion. Trop de volume, trop long­temps… Encore une fois, c’est un problème d’édu­ca­tion. 

Le prin­cipe avec un bala­deur, c’est d’écou­ter la musique au niveau le plus faible possible. Après, il y a un problème hédo­niste : j’aime entendre la musique fort. Je me souviens qu’on me disait : « Chopin, ça doit être écouté fort.  »

La loudness war et le système auditif

On peut se deman­der pourquoi écou­ter un disque de piano plus fort qu’un piano ne peut sonner dans la réalité ?

T.B. : On en revient toujours à un problème d’édu­ca­tion. Après l’autre problème, ce sont les murs d’en­ceintes, dans les raves, dans les concerts, et les gens qui se collent devant et en prennent plein les oreilles. On fait trop souvent de la musique dans des endroits qui ne sont pas conçus à cet effet. Je comprends bien la recherche d’hé­do­nisme, de transe, et pourquoi pas ? Mais sans danger ! 

Il faut préve­nir les gens. Éduquer, préve­nir.

On en vient à distri­buer des bouchons avant les concerts…

T.B. : À cause des procès ! Mais ces bouchons ne sont pas forcé­ment très perfor­mants, même si 10 dB entre 100 et 110 dB, ça repré­sente bien plus qu’entre 30 et 40 dB, loga­rithme oblige.

Encore une fois, éduca­tion, préven­tion.

N’ou­bliez pas une chose : les lésions sont, dans la majeure partie des cas, irré­ver­si­bles…

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