A l’heure où ces lignes sont écrites, plus de 75 000 personnes ont signé une pétition pour empêcher le festival Papillon de nuit de programmer un concert de Bertrand Cantat, 75 000 gens de l’ombre expliquant que le mettre en lumière consiste à cautionner les violences faites aux femmes, 75 000 voix ayant finalement poussé le chanteur à annuler ses concerts. Du coup, je m’interroge sur les disques de Noir Désir figurant dans ma discothèque et qu’il m’arrive encore parfois d’écouter, en y trouvant, honte à moi, quelque plaisir : ne serais-je pas moi-même en train de cautionner l’abominable violence dont sont mortes Marie Trintignant et tant d’autres, comme la cautionnent nous dit-on les organisateurs du festival ? La question est si embarrassante que je demanderais bien à nos 75 000 signataires quel artiste il convient d’écouter, de programmer ou d’applaudir pour ne pas cautionner quelque mauvais acte que ce soit ? Et tant qu’on y est, quel livre lire, et quel livre brûler, pour être un vrai gentilhomme de nos jours où il semble de bon ton de mettre dans le box des accusés d’un tribunal populaire un auteur, son œuvre et tous ceux qui peuvent concourir à la liberté de l’un ou la diffusion de l’autre, parce qu’il est intolérable qu’un public puisse jouir du libre arbitre de se rendre ou non, en toute connaissance de cause, à un concert.
Sans avoir le sentiment de cautionner quoi que ce soit, je leur demanderais bien également si, à la fin, ce ne serait pas une bonne chose qu’on enferme définitivement Cantat pour le crime odieux qu’on connait, ceux qu’on suspecte et ceux qu’il ne manquera pas de commettre, ou qu’on lui tranche la langue voire la tête pour que justice soit rendue une fois pour toute, qu’on en parle plus et qu’on respire mieux entre défenseurs des droits de l’homme et de la femme. Il faudrait aussi que l’on reparle de quelques autres artistes qui sont loin d’être irréprochables et qui ne doivent l’intérêt qu’on leur porte qu’au fait que la justice les concernant n’a pas encore été rendue par le peuple anonyme et pétitionnaire, parce que, selon une idée qui semble de plus en plus partagée, la première chose qui définit l’artiste, ce n’est pas sa relation à une œuvre mais la moralité de son existence. Qu’on raye donc de l’histoire de l’art Céline l’antisémite, Lewis Carol le pédophile, Marlon Brando le sadique et William Burroughs ou Phil Spector les meurtriers. On y verra plus clair.
Après tout cela, on pourrait enfin retourner à la musique, pour jouer les notes de musiciens irréprochables jusqu’à preuve du contraire. On le fera avec les cuivres improbables de l’Analog Brass & Winds d’Output sur une interface audio Focusrite, en espérant demeurer sa vie entière loin de toute faute car nul ne nous le pardonnera.