Au tout début des années 80, Roland présente le Jupiter-8, son plus gros synthé analogique polyphonique à mémoires, qui deviendra très vite une légende. Voyons en détail les ingrédients de ce succès…
À la fin des années 70, Roland met sur le marché le Jupiter-4, dernier héritier de la signature sonore des monophoniques de la marque. Un son brut et épais, surtout en mode Unisson où les 4 voix sont empilées. La machine connaîtra l’avènement des premiers circuits intégrés analogiques, puisque les filtres à base de 4 OTA BA662 seront remplacés par les fameux IR3109 (les mêmes qui équiperont ensuite les descendants du JP-4). Mais la machine a du mal à résister face aux modèles américains, en particulier le Prophet-5 et l’OB-X, forts de leur polyphonie supérieure, leurs 2 oscillateurs par voix et leurs mémoires modifiables. Roland va alors concevoir l’un des synthés polyphoniques analogiques les plus performants de la période, toujours très convoité par les chasseurs de vintage : le Jupiter-8. La machine sera utilisée sur un nombre incalculable d’albums de la période et visible sur toutes les grandes scènes.
Environ 2000 JP-8 seront produits pendant les 4 années de son règne. Face à une concurrence toujours active (OB-Xa, Prophet-5 Rev3), il connaitra plusieurs mises à jour tant logicielles que matérielles : DAC passant de 12 à 14 bits pour un meilleur accordage, puis surtout ajout d’un port DCB (interface numérique signée Roland antérieure au MIDI, permettant le pilotage via les séquenceurs maison de l’époque). En tant que synthé élitiste, il subira lui aussi la déferlante DX7 et n’aura même pas le temps d’être équipé en MIDI d’origine. Lui succèderont le JP-6 en 1983, polyphonique 6 voix MIDI à filtre multimode et le MKS-80 « Super Jupiter » en 1984, une version en rack, d’ailleurs plus proche du JP-6 que du JP-8. Alors, allumons la bête et tentons de comprendre pourquoi un tel engouement à l’époque et une cote aussi astronomique aujourd’hui…
Look imparable
On aime ou on n’aime pas, c’est une affaire de goût… un fond gris anthracite ou brun foncé pour les derniers modèles, des flancs en alu brossé, une rangée de boutons aux couleurs pastel arc-en-ciel, le JP-8 affiche un look singulier.
Il est construit comme un tank, tout en métal, et pèse 22 kg… ce qui, somme toute, est très léger comparé à un CS80 ou un Chroma ! Les commandes, généreuses et parfaitement alignées, sont une invitation à la programmation et à l’expression live : une rangée supérieure de curseurs, inverseurs et sélecteurs, puis une rangée inférieure de boutons poussoirs. La rangée supérieure renferme toutes les commandes de synthèse, rien n’est caché sur un JP-8 : de gauche à droite, le volume, la balance sonore des 2 programmes en modes doubles, le tempo de l’arpégiateur, la section LFO, la section de modulation des VCO, les 2 VCO, leur mélange, le filtre, le VCA et les 2 enveloppes. Impossible de se perdre ! La rangée inférieure permet la sélection des arpèges, du mode d’alternance des voix, du mode de jeu, des programmes, des patches, ainsi que la gestion mémoire (sauvegarde interne et externe). Au centre, un écran comprend 2 ensembles de 2 diodes à 7 segments, affichant les numéros de programme(s), mais pas la valeur des paramètres en cours d’édition. En haut de la façade, une rangée d’évents tente d’évacuer la chaleur intense que dégage l’alimentation de 90 W ; elle est secondée par un gros dissipateur situé à l’arrière, sur lequel on peut soit se brûler, soit faire griller des saucisses…
À gauche du clavier, on trouve une section de réglage des contrôleurs physiques : joystick à ressort pour le pitch bend, gros bouton poussoir de modulation et réglages de portamento (assignable à un ou deux programmes en mode Split / Dual). Une petite matrice de modulation permet d’assigner le pitch bend à chaque VCO (marche / arrêt communs mais quantités de modulation séparées) et au VCF ; de même, elle permet d’assigner le poussoir de modulation par le LFO au VCO et au VCF (marches / arrêts et modulations séparés) ; il y a même un réglage de temps d’apparition de l’effet LFO ; pas aussi souple qu’une molette, mais c’est bon de l’avoir…
Si les 26 curseurs linéaires, 8 potentiomètres rotatifs, 4 sélecteurs rotatifs multiples, 15 sélecteurs à bascule et 1 sélecteur linéaire sont d’une grande qualité, il n’en est pas de même des 41 boutons multicolores, qui ont la fâcheuse tendance à coincer dès qu’ils sont un peu désaxés, alors qu’ils sont mous le reste du temps…
Un dernier mot sur le clavier 5 octaves, très agréable à jouer, mais toutefois statique, comme souvent à l’époque. Toute la connectique est située sur le panneau arrière : sortie casque jack stéréo avec sélecteur de niveau à 3 positions, sorties audio Upper/ Lower XLR, sorties audio Upper / Mix / Lower au format jack asymétrique avec sélecteur 0/-20dB, 5 entrées CV jack pour contrôler la machine (Hold, portamento, VCA, VCF, horloge de l’arpégiateur – doublée en prise DIN 5 broches), sorties CV / Gate jack pour piloter un synthé externe avec la voix la plus haute, interface K7 (entrée / sortie jack), interrupteur de protection mémoire et interrupteur secteur (alimentation interne avec cordon secteur captif). Les JP-8 équipés d’un port DCB (JP-8A) possèdent en plus une interface multibroche et un sélecteur définissant la zone pilotée. Bref, à part l’absence d’entrée audio vers le filtre, cela fait du beau monde, on sent la volonté de faire du JP-8 un instrument pro et expressif.
Puissance et clarté
À l’allumage, l’Autotune se fait en 3 secondes à peine (VCO uniquement). Le JP-8 est très stable et ne se désaccorde pas en cours d’utilisation. Il comprend 64 programmes et 8 patches (combinaisons de deux numéros de programmes et leur mode de jeu, Split ou Dual), le tout réinscriptible. Nous sommes rapidement séduits par la grande polyvalence de la machine, aussi à l’aise dans l’infra basse que l’extrême aigu, avec un medium bien présent. C’est à notre sens le synthé polyphonique analogique le plus équilibré sur tout le spectre audio, bien plus pêchu dans les basses que la plupart de ses confrères.
La richesse de ses VCO discrets, leurs (inter)modulations variées, la qualité du filtre 2 et 4 pôles et la rapidité des enveloppes rend le JP-8 à l’aise dans tous les registres : basses bien rondes qui claquent (quand on le souhaite), cordes amples (avec le filtre en mode 2 pôles, genre Billie Jean/Thriller), nappes sombres (filtre en mode 4 pôles, ondes PWM modulées par le LFO ou l’enveloppe), cuivres pêchus cuisinés à toutes les sauces (segments A/D d’enveloppe très efficaces sur le filtre), synchro d’oscillateurs plus ou moins fine (avec balayage du Pitch du VCO esclave par une enveloppe), percussions variées et effets spéciaux barrés (avec la Cross Mod des VCO, par exemple). Certains trouvent le JP-8 trop sage par rapport aux premiers synthés Roland ou aux synthés américains. Il est vrai qu’il est un peu plus clair ou plus lisse, avec un filtre plus linéaire (et pas auto-oscillant). Il s’en dégage globalement une impression de puissance et de classe…
- 1Bass1 00:35
- 2Bass2 00:26
- 3Bass&Strings 00:25
- 4Fifth 00:17
- 5Strings1 00:39
- 6Strings2 00:48
- 7Strings3 00:32
- 8Strings4 00:23
- 9DarkOne 00:20
- 10Poly1 00:18
- 11Poly2 00:20
- 12Poly3 00:34
- 13Arp 00:38
- 14Sync 00:19
- 15Brass1 00:25
- 16Brass2 00:18
- 17Brass3 00:25
- 18Organs 00:21
- 19Voice 00:24
- 20FinMars 00:47
Coup double
Le JP-8 est un synthé polyphonique 8 voix bitimbral. Il peut opérer en mode Whole (8 voix), Dual (2 programmes de 4 voix superposés) ou Split (2 programmes de 4 voix séparés en un point à choisir). On peut assigner les voix en modes Solo, Unisson, Poly 1 ou Poly 2 ; ces derniers définissent la poursuite ou la coupure du segment de Release des enveloppes à chaque nouvelle note jouée.
Chaque voix comprend deux VCO discrets. Sur le premier, on peut choisir des ondes triangle, rampe, impulsion à largeur variable ou carrée. Il s’accorde sur 2–4–8–16 pieds. Le second VCO est un peu différent, avec des ondes sinus, rampe, impulsion à largeur variable et bruit. On peut l’accorder de 2 à 16 pieds par demi-ton et en finesse (+/-50 %). On peut aussi le placer en mode basse fréquence, utile pour les intermodulations ; dans ce cas, il est automatiquement déconnecté du suivi de clavier ; cela permet aussi de passer de bruit blanc à bruit rose lorsque le VCO2 est sur Noise. Les ondes n’étant pas cumulables au sein des VCO, la position Noise « consomme » donc un VCO, pas génial… Les oscillateurs peuvent se moduler soit par Cross Mod (sons métalliques ou buzz effrayants, suivant le réglage du potentiomètre et la fréquence du VCO2), soit par synchronisation (VCO1 sur VCO2), ce qui étend le territoire sonore de base, nous l’avons dit. On peut aussi moduler leur(s) fréquence(s) par le LFO et une enveloppe ; également leurs largeurs d’impulsion (réglages communs aux deux VCO) à la main, par le LFO ou une enveloppe.
Le signal des deux VCO passe par un réglage de balance (pas aussi bien qu’un vrai mixeur où on règle les niveaux de chaque source) avant d’attaquer le filtre. Il passe alors dans un HPF 1 pôle statique, puis dans un filtre passe-bas résonant à 2 ou 4 pôles. La fréquence de coupure peut être modulée par l’une des deux enveloppes, le LFO et le suivi de clavier. On apprécie le réglage continu du suivi de clavier (0 à 120 %) et le choix de l’enveloppe (l’une possède d’ailleurs un inverseur de polarité). On regrette un peu que le filtre ne puisse entrer en auto-oscillation, le réglage de la résonance s’arrête un peu avant. Le signal de chaque voix passe alors dans un VCA, où on règle le niveau d’action de l’enveloppe (n°2) et la quantité de modulation par le LFO (4 positions). En bout de course, les voix sont mélangées puis rejoignent le monde extérieur. En modes Split/Dual, chaque programme dispose de son propre ensemble de paramètres, complètement indépendants. D’ailleurs en ouvrant la machine, on découvre 2 ensembles de cartes 4 voix, 2 cartes générant les tensions de commande (une par canal) et 1 carte numérique globale.
Modulations prédéfinies
Une des caractéristiques des synthés analogiques polyphoniques Roland, c’est l’architecture avec des modulations prédéfinies. La puissance dépend donc de ce que le concepteur a bien voulu relier, puisqu’il n’y pas de matrice de modulation à proprement parler (sauf une toute petite dans la section pitch bend / modulation).
Pour le Jupiter-8, le constructeur a été plutôt généreux et astucieux. On commence par les sources, avec un LFO et deux enveloppes. Le LFO offre 4 formes d’onde : sinus, dent-de-scie, carrée et aléatoire ; on peut aussi régler la vitesse (0,05 à 40 Hz, donc pas ultra rapide) et le délai (0 à 4 s) ; il peut être assigné au Pitch (VCO 1, 2 ou les 2), au PWM (lorsque les VCO sont sur cette position), au VCF et au VCA. On peut aussi le faire agir via le poussoir de modulation situé à gauche du clavier, comme déjà évoqué.
Il y a également 2 enveloppes ADSR très pêchues si on le souhaite. L’attaque varie de 1ms à 5s, les Decay et Release de 1ms à 10s. La première enveloppe peut être inversée et offre un suivi de clavier ; elle peut moduler le Pitch (VCO 1, 2 ou les 2), la PWM (si les VCO sont placés sur cette position) et le VCF (réglages séparés pour chaque destination). La seconde enveloppe peut être assignée au VCF et au VCA, là encore avec des quantités de modulation séparées. Pas mal du tout, pour des modulations analogiques polyphoniques ! Si cela ne suffit pas, le JP-8 possède un petit arpégiateur à 4 motifs (haut, bas, alterné, aléatoire) pouvant s’étendre de 1 à 4 octaves, avec son propre réglage de tempo et une synchro (interne ou externe). On finit ce tour des modulations avec la fonction Portamento polyphonique, pouvant agir sur les deux timbres ou uniquement le timbre Upper d’un patch bitimbral.
Rénovation MIDI
Le JP-8 n’a jamais été MIDI d’origine. Toutefois, les modèles les plus récents furent équipés d’un port DCB, que l’on pouvait utiliser avec les séquenceurs de la marque (série MC notamment tels que le MC-4). Avec un boîtier externe DCB-MIDI (OP-8), on a pu par la suite goûter à ce tout nouveau standard de communication plein d’avenir, porté par Roland et Sequential. Plus tard, quelques sociétés tierces ont commercialisé des kits MIDI à installer dans la machine. On trouve toujours le kit Kenton sur le marché : cher et assez basique, il permet de piloter les notes, changer les programmes et utiliser des contrôleurs physiques d’un clavier externe (pitch bend, molette, vélocité, pression, 2 CC MIDI assignables) pour commander le VCF et le VCA du JP-8. On lui préfère très largement le kit Encore Electronics , qui double la mémoire à 128 programmes (en plus des 8 patches), pilote indépendamment les 2 programmes sur 2 canaux MIDI en mode Split, synchronise le tempo de l’arpégiateur en MIDI depuis l’extérieur et permet l’émission/réception des programmes internes par Sysex. Par contre, le clavier n’émettra pas en MIDI Out, une histoire de conception…
Conclusion
Le JP-8 mérite bien son statut de monstre sacré. Très agréable à prendre en main avec sa pléthore de commandes directes, il produit un son puissant et clair, très différent des polyphoniques américains de l’époque. Certains lui trouvent un manque de caractère, nous le trouvons au contraire à l’aise dans tous les domaines, avec une puissance et un punch dans les basses que n’ont pas la plupart de ses confrères. On apprécie aussi sa robustesse, ses 8 voix de polyphonie, ses modes Split/Dual et ses possibilités de modulation qui, même figées par le constructeur, sont nombreuses et bien choisies. On lui reproche son clavier statique, le générateur de bruit non cumulable placé au sein du VCO2, l’absence de filtre multimode et bien sûr la nécessité d’ajouter une interface MIDI pour pouvoir l’intégrer dans un set moderne. On comprend aisément qu’il ait brillé sur des tubes interplanétaires, surtout avec de grosses pointures aux commandes…
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