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Secrets d’enregistrement de l’album culte de The Cure - Dans les coulisses de Pornography

En 1982, The Cure est à une époque charnière de sa carrière. Après Seventeen Seconds et Faith, le groupe livre Pornography, troisième volet de ce que l’on nommera plus tard la « trilogie glacée ». un album extrême et oppressant dont les instruments et les choix de production sont déterminants.

Dans les coulisses de Pornography : Secrets d’enregistrement de l’album culte de The Cure

Lorsque The Cure pénètre au Studio RAK à l’hi­ver 1981, rien ne ressemble encore à un groupe sur le point d’ac­com­plir l’un de ses chefs-d’œuvre. Robert Smith sombre dans une spirale d’in­som­nie, d’al­cool, de drogues et de doutes exis­ten­tiels. Simon Gallup et Lol Tolhurst, eux aussi, s’y englou­tissent à leur manière, nour­ris­sant une tension qui gangrène la créa­ti­vité autant qu’elle l’anime. Cette période n’ap­par­tient pas à la légende pour rien, Porno­gra­phy naît d’un état d’ex­cès perpé­tuel où l’on ne distingue plus la fièvre de l’ins­pi­ra­tion.

Contrai­re­ment à ce que lais­se­rait croire une première écoute, où la noir­ceur et le chaos semblent domi­ner, il ne s’agit pas d’une œuvre irré­flé­chie ou aléa­toire. Tout y est au contraire pensé, façonné, trituré, sculpté dans la matière sonore. L’al­bum ne se conçoit pas comme une suite de morceaux isolés, mais comme un bloc, une descente cohé­rente dans le déses­poir et la satu­ra­tion.

Cet équi­libre entre déses­poir brut et préci­sion sonique doit beau­coup à Phil Thor­nal­ley, jeune ingé­nieur du son à l’in­tui­tion remarquable. Il joue un rôle déci­sif dans la façon dont Smith imagine l’al­bum, un mael­ström de violence, d’an­goisse et de nihi­lisme où les sons se déforment, se répondent  et reviennent en échos obsé­dants.

IMG 8984Pour bien cerner Porno­gra­phy, il faut reve­nir en arrière. L’al­bum est le troi­sième volet de ce que l’on nommera plus tard « la trilo­gie glacée », ou parfois la « trilo­gie sombre ». En 1980, The Cure publie Seven­teen Seconds, leur deuxième album, où chaque morceau semble suspendu dans un spleen vapo­reux. À l’écoute, une sorte de flot­te­ment domine, et nous sommes pris dans un nuage coton­neux fantasmé, lieu d’ac­cueil idéal pour le malaise adoles­cent et les premières angoisses adultes. Avec Faith, en 1981, le groupe s’en­fonce plus profon­dé­ment encore dans la grisaille émotion­nelle. Une tris­tesse plus rési­gnée, façon­née autant par un profond désen­chan­te­ment que par des drames person­nels. Quelques mois avant Porno­gra­phy, paraît Char­lotte Some­times, un single qui prolonge l’es­thé­tique de Faith avec ses contours flous et son atmo­sphère brumeuse.IMG 8985Cette plon­gée progres­sive vers les abîmes de la dépres­sion se lit jusque sur les pochettes, où tout semble flou et évanes­cent. Sur Seven­teen Seconds, le blanc domine, des arbres à peine discer­nables renvoient au titre (et single) A Forest. Sur Faith, où l’air semble se raré­fier, c’est un gris spec­tral qui recouvre tout, ne lais­sant devi­ner que la forme d’une église, en écho au thème omni­pré­sent du deuil.
Lorsqu’un jour­na­liste demande alors à Robert Smith de décrire le futur album, il répond simple­ment : rouge.
En fait, Porno­gra­phy sera rouge et noir. Rien à voir avec Jeanne Mas hein, il s’agit plutôt de reflé­ter la violence inté­rieure, la tension psychique et le vertige dépres­sif qui traversent l’al­bum. Pour la première fois, le groupe appa­raît sur la pochette d’un de ses albums. Cela pour­rait lais­ser penser à un geste fron­tal, mais les trois musi­ciens y sont comme estom­pés, réduits à des silhouettes fanto­ma­tiques dont on peine à iden­ti­fier les visages.

Compo­si­tion, Prépro­duc­tion

La gesta­tion de Porno­gra­phy débute dès novembre 1981, à la suite de la tour­née Faith. Certaines chan­sons, comme « The Figu­re­head », « One Hundred Years » ou « The Hanging Garden », sont déjà testées en concert et prennent forme au fil des répé­ti­tions. Les démos réali­sées dans le studio The Wind­mill du Surrey révèlent des versions proches de l’al­bum final, à l’ex­cep­tion de « The Hanging Garden » qui reste en chan­tier jusqu’à l’in­ter­ven­tion de Chris Parry, le boss de Fiction Records, pour en faire le single. 

Le proces­­sus de compo­­si­­tion démarre avec des idées simples, lignes de basse hypno­tiques, boucles de batte­rie, motifs de guitare. Cette matière première sera ensuite trans­for­mée et densi­fiée en studio par l’in­gé­nio­sité de Phil Thor­nal­ley. Ce dernier joue un rôle déci­sif dans la matu­ra­tion des morceaux, doublant les pistes, insé­rant des sons inver­sés, créant des boucles et modu­lant les timbres pour ampli­fier la tension et l’an­goisse qui irriguent chaque morceau. Robert Smith et ses compa­­gnons plongent dans des sessions d’écri­­ture toujours plus sombres, marquées par l’an­xiété, la soli­­tude et l’usage de drogues, un contexte qui imprè­­gnera profon­­dé­­ment Porno­­gra­­phy. Smith assume la tota­lité de la direc­tion artis­tique et des climats de l’al­bum, écri­vant seul les textes et impo­sant un contrôle quasi absolu sur l’exé­cu­tion musi­cale. 

Cure

« J’avais écrit quelques idées pour de nouvelles chan­sons et, après le 3 décembre, je suis entré dans un studio appelé The Wind­mill, quelque part dans le Surrey. Puis Lol est venu et a enre­gis­tré quelques parties de batte­rie, puis Simon a suivi. Nous avons terminé presque toutes les démos en envi­ron six jours, et elles étaient vrai­ment excel­lentes, beau­coup plus vicieuses qu’au­pa­ra­vant. Ensuite, j’ai fait une pause et je suis allé chez Seve­rin (Steve Seve­rin, alors membre de Sioux­sie and the Banshees) pour passer quelques jours et errer dans Londres. J’ai écrit la plupart des textes de Porno­gra­phy durant cette période, puis je suis retourné au studio pour termi­ner quelques petites choses. »

Les morceaux sont bâtis sur des séquences ryth­miques quasi­ment immuables et des struc­tures harmo­niques mini­ma­listes. La section ryth­mique, véri­table colonne verté­brale des chan­sons, se compose de lignes de basse marte­lant les fonda­men­tales et de rythmes de batte­rie tour à tour tribaux (« The Hanging Garden »), martiaux (« The Figu­re­head ») ou funé­raires (« Siamese Twins »). La complexité émerge toute­fois du jeu de guitare de Robert Smith. Il contre­ba­lance cette simpli­cité par ses parti­cu­la­ri­tés instru­men­tales, jouant souvent avec des accords ouverts, lais­sant réson­ner des cordes à vide qui peuvent être hors harmo­nie, un procédé qui défie l’ana­lyse théo­rique et rend le geste instru­men­tal prépon­dé­rant sur la parti­tion.

Enre­gis­tre­ment

Le choix d’un nouveau colla­bo­ra­teur s’est porté sur l’in­gé­nieur du son Phil Thor­nal­ley, engagé au poste de copro­duc­teur, assisté par Mike Nocito. Pour Thor­nal­ley, c’est un coup d’es­sai, mais ce duo allait scel­ler l’at­mo­sphère de fin du monde et le fameux « mur de son » de l’al­bum. L’en­re­gis­tre­ment a eu lieu dans le RAK Studio One à Londres. La grande taille de la pièce était un choix déli­béré du groupe, essen­tiel pour obte­nir l’am­biance dési­rée. D’un point de vue tech­nique, le Studio One était équipé d’une console API 48 entrées et 36 voies. Une mesure de précau­tion a été prise au début des sessions : l’al­bum entier a d’abord été joué en démo durant deux jours, sans doute pour s’as­su­rer de la perti­nence de Thor­nal­ley et de consta­ter que les morceaux étaient « très bien rodés ».

Phil Thor­nal­ley

Phil Thor­­nal­­ley pendant les sessions à RAK (photo prise par Robert Smith)

L’ap­proche de Thor­nal­ley, influen­cée par Steve Lillyw­hite, se carac­té­rise par la capta­tion immé­diate des effets. Toutes les parties de batte­rie, guitares et claviers ont été enre­gis­trées avec les outils de compres­sion du studio, des noise gates et des réverbes enre­gis­trés direc­te­ment. L’élé­ment clé du son est le trai­te­ment de la batte­rie de Laurence Tolhurst, Thor­nal­ley a appliqué la tech­nique popu­la­ri­sée par Lillyw­hite, consis­tant à hyper­com­pres­ser les micros d’am­biance pour un son puis­sant et exagéré. Thor­nal­ley n’est pas avare de mots pour dire tout ce qu’il doit à son mentor Steve Lillyw­hite (à son sujet, n’ou­bliez pas l’ex­cel­lente inter­view publiée sur AF).

Pour les prises de son instru­men­tales, les guitares (Fender Jazz­mas­ter, Ovation élec­trique) de Smith étaient captées par un micro­phone Neumann U87 devant son ampli Peavey. La basse de Gallup (Ricken­ba­cker) passée, elle aussi, dans un ampli Peavey 4×12, était enre­gis­trée avec un Shure SM7. Les synthé­ti­seurs utili­sés (ARP Solina String, Moog Taurus Bass Pedal et le Roland Jupi­ter 8 du studio) passaient souvent par une pédale Flan­ger Boss pour des textures spec­trales. Seules les voix de Smith furent trai­tées ulté­rieu­re­ment lors du mixage, utili­sant un Even­tide Harmo­ni­zer, un EMT echo plate et du Tape delay.

Au-delà de l’équi­pe­ment, l’am­biance des sessions a été un facteur déter­mi­nant. L’in­gé­nieur Mike Nocito affirme que la noir­ceur de l’al­bum est intrin­sèque­ment liée aux horaires de travail nocturnes. Les séances ne commençaient jamais avant 17 ou 18 heures et ne se termi­naient pas avant 8 heures du matin, un rythme intense main­tenu pendant deux longs mois. Toutes les déci­sions impor­tantes de produc­tion étant prises au petit matin, cette fatigue cumu­lée a injecté une obscu­rité unique au résul­tat final.

Titre par titre

One Hundred Years

 L’al­bum s’ouvre sur un rythme martial et massif, rapi­de­ment rejoint par la guitare agres­sive de Smith et par une nappe de synthé oppres­sante qui vous plaque litté­ra­le­ment au siège. On est immé­dia­te­ment assailli par les disso­nances et les bruits qui s’en­tre­mêlent. L’os­sa­ture harmo­nique, d’une simpli­cité clinique, construite autour d’un do mineur évoluant vers un si avant de conclure sur un si bémol, est malme­née par les nappes du synthé­ti­seur qui intro­duisent des notes étran­gères, créant une tension qui ne se résout jamais. C’est préci­sé­ment cet usage d’une densité sonore pous­sée à son paroxysme, mise au service d’un nihi­lisme lugubre, qui inspira au critique Dave Hill du NME sa formule saisis­sante : « Phil Spec­tor in Hell », Phil Spec­tor en enfer.

Alors que le jeu de Laurence Tolhurst marquera l’al­bum, c’est une machine qui initie cette marche funèbre : une modeste Boss DR-55. Loin d’être un instru­ment sophis­tiqué, cette boîte à rythme basique, dotée d’une seule sortie mono, exigeait une ingé­nio­sité tech­nique pour s’ali­gner sur la puis­sance sonore recher­chée.

L’in­gé­nieur Phil Thor­nal­ley a relevé ce défi avec une astuce digne d’un arti­san. Il a fallu disso­cier les timbres de la grosse caisse et de la caisse claire en utili­sant un noise gate Draw­mer pour sépa­rer les fréquences. L’al­chi­mie réside ensuite dans l’am­pli­fi­ca­tion : le signal du kick fut envoyé dans l’am­pli basse de Simon Gallup, tandis que celui de la caisse claire passait par l’am­pli guitare de Robert Smith, le tout capté par des micro­phones dans le vaste RAK Studio One. Cette manœuvre, combi­née à une forte compres­sion des micros d’am­biance, a méta­mor­phosé la machine en une entité ryth­mique aux propor­tions colos­sales, d’une aridité clinique et dénuée de tout human touch.

En compa­rai­son des albums préce­dents, la guitare de Robert Smith s’im­pose avec une urgence nouvelle. Elle est trai­tée, distor­due, et surchar­gée d’ef­fets, marquant une rupture nette avec la clarté des époques précé­dentes. Smith, bien que se reven­diquant parfois comme non-guita­riste, recher­chait une sono­rité plus dure, allant jusqu’à expri­mer son mécon­ten­te­ment à Thor­nal­ley : « Ce qui m’a ennuyé était, à cet instant, que je n’avais pas de son de guitare. » Néan­moins, c’est bien par l’in­ter­pé­né­tra­tion des parties de guitares qu’il construit cette texture dense. Au-dessus de ce chaos texturé émerge une mélo­die mini­ma­liste, une plainte simple exécu­tée par un bend sur une harmo­nie rendue complexe par l’en­che­vê­tre­ment des harmo­niques et l’usage d’ac­cords ouverts.

La voix de Smith est le dernier élément à bascu­ler. Elle délaisse la joliesse et la fragi­lité murmu­rée des titres précé­dents pour une décla­ma­tion tendue, dans le haut du registre, expri­mant une rage qui n’est plus conte­nue.

Du point de vue de la forme, « One Hundred Years » s’af­fran­chit du schéma couplet/refrain tradi­tion­nel. Sa struc­ture s’or­ga­nise en blocs de texte où une phrase est mise en avant par une modu­la­tion (descente sur le si bémol) faisant office de pivot : Waiting for the death blow, Just like the old days, et One after the other. L’unique modu­la­tion drama­tique (une montée vers le fa dièse) n’in­ter­vient qu’à la fin, souli­gnant les mots One hundred years pour injec­ter une stri­dence anxio­gène supplé­men­taire dans un titre déjà impla­cable.

A Short Term Effect

« A Short Term Effect » pour­suit la descente anxio­gène, le ton étant donné par des tensions irré­so­lues qui s’ins­tallent dès les premières secondes. La guitare de Robert Smith ne propose ici aucune mélo­die ni aucun thème ; elle est relé­guée au rôle de source de bruit et de disso­nances, opérant en perma­nence en dehors de la grille harmo­nique. Une seconde guitare discrète, cachée dans le mixage, assure néan­moins le main­tien de cette grille. Le son, saturé d’ef­fets divers, évoque une image sonore de trips peuplés de visions cauche­mar­desques, de ces « oiseaux morts tombant au sol » ou d’un « day without substance ».

L’am­biance nauséeuse est renfor­cée par la voix. Dans les couplets, la voix chan­tée est trai­tée avec un écho en chute libre, accen­tuant l’étran­geté. Des sons de piano, eux-mêmes passés dans un écho/delay, sont mixés de manière à pous­ser en avant une guitare malade en de nauséeuses inter­mit­tences. L’es­pace sonore est saturé, et le morceau s’achève par l’ul­time écho d’une guitare s’en allant mourir à son tour.

Si le titre adopte une struc­ture de chan­son rela­ti­ve­ment clas­sique (deux couplets, deux refrains et une coda), où seul le refrain possède une mélo­die récur­rente, c’est l’en­trée en scène de la batte­rie de combat de Laurence Tolhurst qui marque l’étape suivante de l’al­bum. Phil Thor­nal­ley louait la maîtrise ryth­mique du musi­cien, dont la préci­sion métro­no­mique, malgré une tech­nique parfois jugée limi­tée, était une qualité indé­niable. Il est crucial de noter que, contrai­re­ment à l’usage de boucles, toutes les parties de batte­rie de ce morceau ont été jouées et enre­gis­trées d’un bout à l’autre.

La puis­sance obsé­dante du beat de Tolhurst est direc­te­ment liée aux choix tech­niques de produc­tion, très proches du travail de Steve Lillyw­hite et Hugh Padgham. Le son d’am­biance de la batte­rie, crucial pour le gated reverb, a été réalisé en mixant un micro stéréo Neumann U87S avec un Urei Black­face 176S et un micro mono Neumann Valve U47 asso­cié à un compres­seur Fair­child. Ce maté­riel de pointe, enre­gis­tré dans le vaste Studio One de RAK, combiné à la caisse claire impo­sante et profonde de Tolhurst (possi­ble­ment un tambour de fanfare), explique la puis­sance du beat qui se dégage de cet album.

« A Short Term Effect » est vrai­sem­bla­ble­ment l’une des plus belles réus­sites sonores de l’al­bum. Plus qu’au­cun autre titre, l’in­ten­sité du travail de produc­tion rend diffi­cile sa repro­duc­tion fidèle sur scène (où le groupe lui donnera une dimen­sion plus agres­sive et un tempo plus rapide). Seul l’écho tombant, marque sonore essen­tielle, fut repro­duit en concert. L’in­fluence ryth­mique de ce titre est parfois asso­ciée au morceau « So This Is Silence » du groupe And Also The Trees, avec qui Tolhurst avait colla­boré, bien qu’il puisse s’agir d’une simple coïn­ci­dence vu le carac­tère basique du beat.

The Hanging Garden

Après les déluges sonores des deux premiers titres, « The Hanging Garden » frappe par une bruta­lité plus fron­tale et une matière musi­cale d’une simpli­cité presque décon­cer­tante. Sa struc­ture de base, celle qui émer­geait dans les versions jouées en trio, tient sur un sque­lette immuable : une boucle ryth­mique hypno­tique, une ligne de basse, une mélo­die mini­ma­liste jouée à la guitare et la voix. La forme est une succes­sion clas­sique de couplets, de refrains et d’un pont. Moins d’écho dans la voix, mais en revanche, la basse de Simon Gallup s’im­pose avec un flan­ger extrê­me­ment présent, renforçant l’am­biance lugubre.

Malgré cette simpli­cité struc­tu­relle, l’en­re­gis­tre­ment donne lieu à des mani­pu­la­tions de studio par Phil Thor­nal­ley pour épais­sir la texture. On y retrouve des doublures de pistes, mais aussi des sons inver­sés (réali­sés avec les guitares et/ou un piano), parfois mis en boucle, qui viennent donner du corps à l’en­semble. Le son de la batte­rie est toujours aussi puis­sant, mais l’au­di­teur perçoit clai­re­ment deux parties distinctes, voire l’im­pres­sion de deux batteurs.

Phil Thor­nal­ley en dévoile la raison tech­nique : après avoir enre­gis­tré les bases avec le groupe, « Simon et Lol ont chacun joué par-dessus d’un tom basse ». De plus, le son clair de percus­sion (ching ching) provient d’un effet capté dans une pièce sépa­rée du Studio One. Tolhurst a utilisé « une sorte de brace­let avec des petites cloches » dans cette pièce non trai­tée, dont la réver­bé­ra­tion natu­relle sédui­sante fut absor­bée par un limi­teur pour être inté­grée au mix. Enfin, la Ricken­ba­cker de Gallup fut égale­ment doublée.

La mélo­die de guitare, sorte de ponc­tua­tion qui sera légè­re­ment déve­lop­pée dans le final, est d’une simpli­cité pop rappe­lant l’ef­fi­ca­cité de titres comme « Boys Don’t Cry ». Elle circule et tour­noie dans l’es­pace stéréo, accen­tuant un certain malaise. Le mixage de la voix est parti­cu­liè­re­ment figu­ra­tif, les mots du refrain, « Fall fall fall », étant illus­trés par un balan­ce­ment de gauche à droite dans l’es­pace stéréo, mimant la chute.

Pour­tant, malgré ces réus­sites sonores et un rythme tribal qui évoque des images puis­santes et nocturnes, le titre fut un single forcé. Le mana­ger Chris Parry, peu satis­fait de la tour­nure de l’al­bum, cher­cha déses­pé­ré­ment un titre abor­dable. Bien que « A Strange Day » ait eu initia­le­ment ses faveurs, c’est « The Hanging Garden » qui fut choisi. Smith et Thor­nal­ley durent se plier à la demande de Parry pour le retra­vailler et le rendre « présen­table ». Cela explique l’énorme diffé­rence entre les versions de démo et cette mouture finale, qui stabi­lise le refrain et lui confère une puis­sance expres­sive nouvelle.

Smith lui-même, a poste­riori, n’a pas toujours été tendre avec le morceau, allant jusqu’à décla­rer qu’il s’agis­sait du « pire 45 tours que nous ayons jamais sorti » et qu’il n’au­rait « même pas figuré sur l’al­bum » sans son statut de single. Si cette dernière affir­ma­tion semble exagé­rée, elle souligne l’in­té­grité de Porno­gra­phy en tant qu’al­bum-concept, non conçu pour la radio. Le morceau est fina­le­ment marqué par une certaine séche­resse sonore, un facteur qui, malgré son statut de single, le rend para­doxa­le­ment moins convain­cant que d’autres titres de l’al­bum.

Siamese Twins

Contrai­re­ment à la séche­resse de « The Hanging Garden », « Siamese Twins » se dresse comme l’un des titres les plus puis­sants de l’al­bum. Sa posi­tion en fin de face A confère à l’au­di­teur le senti­ment étrange d’une marche funèbre, une impres­sion sinistre malgré le fait que Smith déclare que la chan­son traite de la « copu­la­tion entre des êtres humains ».

Après quelques sons cris­tal­lins de chimes, la frappe lourde de Tolhurst ouvre le bal. Entrent ensuite ensemble la basse et la guitare, cette dernière portant la mélo­die prin­ci­pale avec un dépouille­ment total. L’en­vi­ron­ne­ment sonore gagne rapi­de­ment en densité par un travail minu­tieux sur le doublage.

L’en­vi­ron­ne­ment sonore crée la densité de la texture, notam­ment grâce au trai­te­ment de la basse de Gallup. Celle-ci semble avoir fait l’objet de deux prises distinctes : une ligne lourde et domi­née par les graves, placée au centre du mixage, et une autre, plus compres­sée et accen­tuée dans les aigus, percep­tible dans le canal gauche (notam­ment à partir de 2'20"). Cette super­po­si­tion confère au morceau une épais­seur singu­lière. La guitare jouant la mélo­die est égale­ment doublée d’étranges harmo­niques, parti­ci­pant à cette ambiance spec­trale.

Le morceau présente une struc­ture basique et rela­ti­ve­ment symé­trique, fondée sur la répé­ti­tion d’une boucle de quatre notes, entre­cou­pée d’un pont central. Cette construc­tion sché­ma­tique (enchaî­nant intro­duc­tion, thème guitare, couplet, pont, etc.) est couron­née par une brève coda.

The Figu­re­head

Ouvrant la seconde face, « The Figu­re­head » fait écho à la marche funèbre de « Siamese Twins » et au déluge initial de « One Hundred Years », un senti­ment martial s’im­pose d’em­blée. Ce titre n’est pas seule­ment un puis­sant morceau d’ou­ver­ture, il est un miroir d’in­ten­sité pour le début de l’al­bum. Robert Smith nous en donne la clé lyrique : la chan­son est « à propos de la culpa­bi­lité », inspi­rée par une « sculp­ture grotesque en forme de crâne » décou­verte dans l’asile où fut tourné le clip de « Char­lotte Some­times ».

« The Figu­re­head » consti­tue l’un des exemples les plus mani­festes (et les plus audibles) du type d’ac­cords ouverts chers à Smith. Sur la ligne de basse de Simon Gallup jouant les fonda­men­tales (prin­ci­pa­le­ment do, si bémol, fa, la bémol), Smith déploie des arpèges qui intègrent déli­bé­ré­ment des notes étran­gères à l’har­mo­nie.

Si le premier arpège est un simple do mineur, l’ana­lyse révèle rapi­de­ment des subti­li­tés. Par exemple, certaines notes peuvent être inter­pré­tées soit comme des notes pure­ment étran­gères, soit comme un impro­bable renver­se­ment d’un accord de sol mineur 7 ou un accord de si bémol avec un sol ajouté. De même, l’ac­cord de la bémol se voit flanqué de sa septième (sol). Cette tech­nique se retrouve dans les ponts : l’ar­pège de la première section du pont présente un accord de fa dièse auquel est ajou­tée une note sol (corde à vide), créant un frot­te­ment harmo­nique et un senti­ment de suspen­sion. Dans le deuxième pont, une complexité simi­laire appa­raît : on retrouve un accord de mi bémol avec un si (corde à vide) ajouté, avant que la troi­sième section ne bascule sur l’ar­pège de la mineur.

La forme de ce titre est du même type que celle entre­vue dans « One Hundred Years », il n’y a pas de refrain. La construc­tion est un enchaî­ne­ment de couplets sur une ryth­mique immuable, entre­cou­pés par un motif de guitare simple mais néan­moins effi­cace, et les deux ponts mention­nés ci-dessus qui offrent les seules modu­la­tions harmo­niques signi­fi­ca­tives. Bien qu’il soit l’un des morceaux les plus puis­sants du disque, « The Figu­re­head » n’in­siste pas sur la nouveauté mélo­dique mais sur la densité hypno­tique de sa struc­ture, ce qui en fit d’ailleurs un choix fréquent pour ouvrir les concerts de la tour­née Porno­gra­phy.

A Strange Day

« A Strange Day » est sans aucun doute le titre le moins désta­bi­li­sant de l’al­bum. Il est bâti sur une struc­ture « clas­sique » de couplet-refrain avec un pont – une construc­tion parta­gée avec « The Hanging Garden ». Cette rela­tive clarté struc­tu­relle est renfor­cée par une ligne mélo­dique vocale plus nette, la plus claire de l’en­semble du disque. Le rythme imprimé par Tolhurst est par ailleurs iden­tique à celui de « A Short Term Effect ».

Évoquant les senti­ments de Smith face à l’ar­ri­vée de la fin du monde, ce titre est, struc­tu­rel­le­ment, le plus proche des influences pop qui carac­té­ri­saient les titres précé­dents du groupe, tels que « Boys Don’t Cry » ou « Play for today ». Il n’est donc guère surpre­nant que Chris Parry y ait vu un inté­rêt commer­cial immé­diat, même si son choix final pour le single se porta ailleurs.

La richesse du morceau repose sur la super­po­si­tion des couches. La guitare est parti­cu­liè­re­ment inté­res­sante : très mélo­dique et jouant une ryth­mique clas­sique, elle est surtout consti­tuée de couches imbriquées, un effet parti­cu­liè­re­ment sensible dans la deuxième partie du pont, lorsque le motif prin­ci­pal est repris sans l’ap­pui de la batte­rie.

Toute­fois, ce qui inter­pelle le plus est son intro­duc­tion au son étrange, venant de nulle part, comme un écho du final de « The Hanging Garden ». Phil Thor­nal­ley a révélé la tech­nique derrière cette atmo­sphère : « L’in­tro de « A Strange Day » a été faite en mettant en boucle une bande où Simon joue une même note sur une guitare acous­tique. » L’at­taque de la note fut coupée, et un delay fut ajouté pour former des boucles d’une note tenue, une tech­nique héri­tée de 10cc (sur « I’m Not in Love »). Bien que cette boucle ait été initia­le­ment prévue pour être utili­sée ailleurs, elle fut fina­le­ment relé­guée à l’in­tro­duc­tion unique­ment. D’autres sons étranges, vrai­sem­bla­ble­ment des mani­pu­la­tions de studio inté­grées à la masse sonore, se glissent aussi au début de chaque refrain.

Cold

« Cold » évoque une nouvelle sensa­tion d’étreinte lugubre, il se distingue par l’ab­sence quasi totale de guitare. La basse de Simon Gallup est relé­guée à des contre-chants dans la tessi­ture aiguë de l’ins­tru­ment, la partie prin­ci­pale de basse étant assu­rée par le Moog Taurus (synthé bass au format pédale).

Le carac­tère remarquable du titre réside dans son intro­duc­tion. Robert Smith lui-même est au violon­celle pour jouer les premières notes, un motif qui sera ensuite confié à Gallup sur scène. Le son, selon Phil Thor­nal­ley, fut enre­gis­tré avec une forte compres­sion captant le son natu­rel de la pièce du RAK Studio One. Le résul­tat est spec­ta­cu­laire : un enre­gis­tre­ment « énorme qui fait sonner un violon­celle aussi terri­fiant et immense qu’une contre­basse ».

L’in­tro­duc­tion du violon­celle pose une énigme tech­nique. La note de départ descend sous la tessi­ture la plus grave que l’ins­tru­ment est natu­rel­le­ment capable de jouer. Deux solu­tions ont pu être employées : soit la bande a été ralen­tie pour s’ac­cor­der avec le reste du morceau, soit l’ins­tru­ment a été désac­cordé (une tech­nique à laquelle Smith n’était pas étran­ger). Ni Mike Nocito ni Phil Thor­nal­ley n’ont pu confir­mer laquelle des deux méthodes fut rete­nue. Thor­nal­ley penche toute­fois pour l’hy­po­thèse que Smith, peu habi­tué à l’ins­tru­ment, a joué ce motif sur une seule corde.

L’autre texture synthé­tique notable que l’on entend dans ce titre provient d’un Arp Solina String Ensemble.

Porno­gra­phy

Après les climats glacés de « Cold », le morceau de conclu­sion, « Porno­gra­phy », nous replonge dans le cata­clysme sonore initié par « One Hundred Years ». L’al­bum s’achève sur un déluge de fureur et de chaos, dont l’ori­gine réside dans le senti­ment de dégoût de Robert Smith : « J’étais telle­ment dégoûté de moi-même et de la race humaine que tout me semblait porno­gra­phique. » D’où cet ultime titre aux réso­nances d’apo­ca­lypse et de déluge, écho direct au titre d’ou­ver­ture.

L’une des carac­té­ris­tiques les plus intri­gantes du titre est son ouver­ture. Le morceau s’ouvre sur des sons rendus inau­dibles, dont l’ori­gine fut une coïn­ci­dence étrange. Le groupe enre­gis­tra des bribes d’une émis­sion de la BBC oppo­sant la fémi­niste Germaine Greer et Graham Chap­man des Monty Python. Smith expliqua : « Il se trouve que la discus­sion qu’on a enre­gis­trée était un débat sur la porno­gra­phie, une bien étrange coïn­ci­dence. »

Partant de cet enre­gis­tre­ment trituré au point de rendre tout discours mécon­nais­sable, la texture sonore s’en­ri­chit progres­si­ve­ment pour créer un rideau quasi impé­né­trable. L’ana­lyse révèle que plusieurs voix sont super­po­sées. La voix que l’on entend en avant dans le mixage est notam­ment passée à travers un harmo­ni­seur (doublée dans le grave), mais n’est pas celle des célèbres débat­teurs, mais plutôt celle du présen­ta­teur de la BBC. Il faut attendre la trente-sixième seconde pour entendre le fameux dialogue origi­nal, mêlé au spea­ker et ponc­tué d’ap­plau­dis­se­ments.

Le titre est construit, peu ou prou, comme « One Hundred Years » ou « The Figu­re­head », mais avec cette parti­cu­la­rité struc­tu­relle : il faut attendre 3'15" pour entendre Smith chan­ter. Plus que pour tout autre titre, la masse sonore se sature rapi­de­ment.

Un choix de mixage parti­cu­liè­re­ment auda­cieux concerne la batte­rie de Tolhurst. Alors que tout l’al­bum met la batte­rie au-devant de l’es­pace stéréo, elle est ici confi­née dans l’en­ceinte gauche, entrant en fondu pour impo­ser un nouveau beat impla­cable. Thor­nal­ley justi­fie cette déci­sion tech­nique : « La batte­rie a été ainsi mixée (dans un seul canal) pour créer plus d’es­pace afin que les autres éléments artis­tiques soient clai­re­ment enten­dus. Et c’est un peu comme un mixage à la Beatles ! » Ce beat obses­sion­nel, que Thor­nal­ley louait pour son feeling « extrê­me­ment solide et constant, comme une boucle. Mais en mieux », devient à la fois un élément de transe et de stabi­lité au milieu de ce chaos infer­nal.

La fin du titre et de l’al­bum est une épreuve : distor­sion, son sale, larsen qui viennent vriller les oreilles et s’achèvent par un cut soudain. Ce silence qui s’en­suit laisse l’au­di­teur abasourdi, forcé de faire face à la brutale retom­bée de toute la tension accu­mu­lée durant près de quarante minutes lais­sant Smith décré­ter qu’il a besoin d’une cure.

Cette cure, l’ar­tiste la pren­dra sous la forme de titres plus pop et légers, marquant un virage musi­cal inat­tendu et ouvrant la voie à une nouvelle ère du groupe. Mais cela, c’est une autre histoire.

Sources : Cured par Lol Tolhurst (2017 Le Mot et le Reste), The Cure par Philippe Gonin (2023 Le Mot et le Reste), Porno­gra­phy par Philippe Gonin ((2014, editions Densité), NME, Sound on Sound, Magic Revue Pop Moderne, Uncut, Rock & Folk, Les Inro­ckup­tibles.

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