La fin de l'interview de Steve Lillywhite approchait quand le Commandeur de l'ordre de l'Empire britannique confessa...
Cet article est tiré du numéro 93 du magazine TapeOp (tapeop.com) et a été traduit en français par notre équipe.
« À chaque fois, je me dis que je déteste faire ce genre d’interview. Je pensais que Tape Op était comme les autres magazines qui me forcent à parler de matos et de ce genre de choses alors que j’ai horreur de ça. »
« Non, nous ne sommes pas comme ça » ai-je rétorqué. « C’est une règle chez nous : nous nous interdisons de demander à l’interviewé quel micro il utilise pour une grosse caisse. »
« Oh non, pas ça ! Sincèrement ? Ça dépend. » répondit Steve.
« Et ça intéresse quelqu’un ? Est-ce là l’élément décisif quand on fait un disque ? » dis-je en retour.
« Je sais. Et ça me fait du bien de t’entendre dire ça. J’ai dit à Foye [Ndr : Johnson, le manager de Steve] que je ne veux pas faire ce genre d’interview. Je n’ai pas envie de parler des micros utilisés pour tel ou tel projet parce que je ne m’en souviens pas ! » explique Steve en rigolant.
Voilà, c’était la conclusion d’un bon petit-déjeuner avec Steve à l’hôtel W d’Hollywood où nous avons abordé nombre de sujets sans évoquer les micros de grosse caisse. J’adore les productions de Steve depuis les années 80, notamment son travail avec Big Country, U2 et Peter Gabriel. Et en préparant l’interview de Steve, j’ai découvert qu’il avait participé à nombre d’autres projets, notamment avec le Dave Matthews Band et Phish. Heureusement, notre rédacteur Larry m’a aidé pour certaines questions et, comme vous le constaterez, une fois que Steve est lancé, il a beaucoup de choses à dire.
Est-ce que tu as commencé comme musicien ?
J’ai fait mes débuts en tant que bassiste, mais je n’avais que 16 ans quand on m’a proposé un job en studio. J’ai commencé comme opérateur magnéto dans les studios de la maison de disques Phonogram. Il y avait un studio et deux cabines de copie pour la maison de disques. Je crois qu’on était onze à travailler là-bas, ce qui était ridicule. Nous avions trois techniciens à plein temps qui rentraient en banlieue dès six heures chaque soir. J’étais vraiment opérateur magnéto, probablement plus que n’importe qui d’autre dans le métier parce ce studio où je travaillais était le dernier au monde à disposer d’une régie machines séparée. Il y avait la cabine d’écoute [Ndt : Control room] et ma régie qui s’appelait Room B.
J’avais un petit moniteur Auratone, un micro à col de cygne sur la console et une fenêtre qui me permettait de voir l’ingénieur quand je levais les yeux. J’étais assis à côté du magnéto à bande et l’ingénieur me donnait les ordres Start et Stop. On appelait les entrées en enregistrement à la volée des « Entrées sur ordre ». Je restais assis là pendant des heures, des jours entiers, et je rembobinais. Je ne pouvais jamais participer aux discussions de la cabine d’écoute. Quand ils faisaient une blague de l’autre côté de la vitre, ils ne voulaient pas être dérangés par mon interphone. Je devais rester humble. Je devais rester assis à écouter la bande, et à la fin du morceau, quand je me disais « hum, ils voudront probablement refaire le second couplet », je rembobinais jusqu’au début du second couplet et calais la bande. De l’autre côté de la vitre, ils discutaient puis lâchaient « OK, on peut refaire le second couplet ? ». Bingo ! Je voulais être le pistolero le plus rapide de l’ouest. Il faut dire que le boulot était tellement simple. C’est vraiment tout ce que j’ai fait. Je commandais le magnéto 2 pistes au mixage. Je contrôlais aussi les autres magnétos 2 pistes pour les delays et ce genre de choses. On envoyait toujours la reverb à plaque EMT dans un delay à bande 15 ips (Ndt : ips = pouces par seconde).
C’était une super expérience pour apprendre. Mais je n’étais pas très bon au niveau technique ; et pendant longtemps, je n’ai pas compris les ingénieurs parce que je n’avais jamais été dans la cabine d’écoute. Je ne serais pas là aujourd’hui si mon chef ne m’avait pas donné ma chance. Dans les autres studios, les opérateurs magnéto apprenaient le métier d’ingénieur du son en observant ce qui se passait. Je n’avais pas cette chance parce que je devais toujours rester à mon poste. Mais le week-end, nous pouvions utiliser le studio pour nos propres projets et pour apprendre. Je pouvais donc travailler dans la cabine d’écoute, je cavalais dans l’autre pièce pour enregistrer puis revenais au pas de course !
Tu n’avais pas ton propre opérateur magnéto ?
Non. Parfois, l’un des membres du groupe s’en chargeait pour moi. En travaillant ainsi le week-end, j’ai réussi à faire quelques démos avec un groupe appelé Ultravox qui a ensuite décroché un contrat discographique. J’ai pris quelques semaines de vacances pour faire le premier album d’Ultravox.
Brian Eno était aussi producteur de cet album [Ultravox!].
Island Records a signé le groupe et demandé : « Mais qui est ce Steve Lillywhite ? Il faut le renfort de quelqu’un d’autre. » Je n’avais jamais fait de disque auparavant, c’était donc très compréhensible. Et le groupe a répondu qu’il aimait Roxy Music.
Brian est un homme fantastique. Il ne passe pas tout son temps en studio, mais une fois qu’il y est, il est efficace. Je m’engage beaucoup plus et je contrôle tout jusqu’au moindre détail. J’ai essayé d’être comme Rick Rubin, un type qui prend du recul et perçoit les choses dans leur globalité, mais j’aime mettre les mains dans le cambouis. C’était la première fois que je rencontrais Brian et je ne l’ai plus revu jusqu’à l’album The Joshua Tree [U2]. Je m’entends très bien avec lui. C’est le gars le plus cérébral que je connaisse. Nous avons une super relation.
Est-ce que tu as continué à travailler aux studios de PolyGram ?
J’ai fini par quitter ce studio et accepté de gagner moins pour intégrer le studio d’Island Records en 1977. C’est à ce moment que j’ai fait la connaissance de Chris Blackwell [Ndr : ancien président d’Island] qui a été absolument fantastique et est devenu mon mentor bien au-delà de la musique.
Est-ce que tu as travaillé avec beaucoup d’autres producteurs ?
Pas vraiment. Je n’ai pas beaucoup collaboré avec Brian Eno sur les albums de U2. Je ne les ai pas vraiment produits, à l’exception de [How to Dismantle an] Atomic Bomb, que j’ai effectivement réalisé, mais de façon différente. Pour The Joshua Tree, Achtung Baby, All That You Can’t Leave Behind et No Line on the Horizon, je ne suis intervenu très tard pour la finalisation.
Donc vous ne travailliez pas ensemble ?
Non. Ce qui est bien, c’est que le groupe enregistre un truc puis Brian prend les bandes et les emmène dans son petit studio, supprime tous les éléments organiques de U2 et les remplace par des « brianismes ».
J’interviens après : je prends ce que Brian a fait, je reviens aux enregistrements originaux du groupe et j’essaie de donner un sens à tout ça. Ils aiment la haine de Brian pour tout ce qui est rock. C’est le boulot de Brian de détester U2. Et ils aiment ça ! Il les apprécie en tant qu’hommes mais il n’aime pas le rock. Il supprime les guitares et ajoute des boîtes à rythmes. J’arrive ensuite. J’utilise un peu de ce qu’il a fait et je combine avec les prises originales plus organiques. Nous essayons de rendre les choses plus originales. Je sais bien que les groupes doivent appartenir à une mouvance donnée et que les gens veulent entendre des guitares dans les albums de U2.
Tu as aussi travaillé avec Hugh Padgham qui produisait également.
Je n’ai fait que trois albums avec Hugh Padgham. Il était mon ingénieur du son. C’est vraiment un grand ingénieur. C’était pour le troisième album de Peter Gabriel et deux albums de XTC [Drums and Wires et Black Sea]. J’adore Hugh. Il est génial.
Une question de Larry : Beaucoup des artistes que tu as produits ont une identité sonore forte. Ultravox, XTC, The Psychedelic Furs et Peter Gabriel. Est-ce que c’est ce que tu recherches chez un groupe ?
Ce n’est la première chose que je recherche. Beaucoup de producteurs diront que les chansons décident, mais ce n’est pas mon cas. Évidemment, il faut de bons morceaux ! Mais si je n’aime pas la voix, je ne l’écouterai pas suffisamment pour aimer la chanson. Selon moi, et c’est probablement l’avis de la plupart des gens, un morceau doit éveiller différentes émotions. Parfois, vous écoutez un morceau cinq fois et vous vous demandez pourquoi tout le monde l’adore. Et tout à coup, à la sixième écoute, vous aussi, vous êtes accroché par le morceau ! Quand j’aime la voix, je change rarement d’opinion. Quand j’aime la voix, je donne une chance au morceau et découvre qu’il a quelque chose que je n’ai pas saisi à la première écoute. Pour un single, il faut se méfier des choix trop rapides.
Si tu passes des semaines en studio, il est préférable que tu aimes le chanteur, non ?
J’aime les défis, j’aime les choses originales. J’ai travaillé avec un groupe nommé Guster ; leur batteur ne jouait pas sur une batterie. Il tapait sur deux guitares acoustiques et des bongos. Quand je les ai vus, ils étaient fantastiques et leur musique fonctionnait très bien. J’ai tout de suite compris que mon boulot n’était pas d’arriver en disant « les gars, il vous faut une vraie batterie ». Mon boulot était de me demander comment transposer cette musique, qui manifestement fonctionnait d’elle-même, dans une forme que j’étais censé connaître sur le bout des doigts.
J’aime le Dave Matthews Band. Quand ils ont commencé à être connus avant de percer réellement en 1993, beaucoup de producteurs, dont mon ami Hugh Padgham, ont affirmé qu’ils n’arriveraient à rien avec de telles parties de batterie ! C’était trop jazzy. Malgré tout, j’ai détecté quelque chose, une certaine complicité avec le public. Mon boulot était de retranscrire cela dans une forme accessible à tous. Je pense que je suis bon pour ce genre de choses.
Je ne suis pas un armateur mais plutôt un capitaine de bateau ; j’aide à l’agencer et à le piloter. Je n’ai jamais écrit de chanson de ma vie, mais je suis capable de mener le bateau à bon port. Et je veux toujours travailler avec les meilleurs armateurs. Pourquoi travailler avec quelqu’un qui n’est pas bon ? Ça ne rimerait à rien parce que je veux en faire le moins possible ! En fait, je n’aurais pas du dire ça comme ça ! En réalité, c’est avec les meilleurs que je suis le meilleur. Si j’abaisse mes exigences, je ne ferai pas un aussi bon boulot. Prenez un groupe comme le Dave Matthews Band. Il faut être très bon dans son domaine pour vouloir changer ce qu’ils font parce que c’est un putain de bon groupe.
Es-tu plus un mélomane qu’un musicien ?
Non. Je suis un fan des gens avec lesquels je travaille. Pour moi, c’est toujours une décision très importante de travailler avec quelqu’un. Je dis toujours que je n’aime pas la musique parce que je n’écoute pas beaucoup de musique ; mais j’imagine que je suis un fan de musique.
Tu es un amateur de bonne musique ?
Oui. J’essaie de ne pas formater les choses. Pour moi, il y a juste le bon et le mauvais.
J’ai l’impression que, de fait, les producteurs sont en train de devenir des A&R.
Tu trouves ça normal qu’un A&R dise qu’il a fait tel ou tel disque ? Je déteste ça ! Ils disent souvent « quand j’ai fait tel ou tel disque ». Mais non, ils ne l’ont pas fait ! Ils sont passés deux fois au studio et ont emmené tout le monde dîner. Et bien sûr, les dirigeants des maisons de disques ignorent ce que nous, nous avons fait. Du coup, ils se disent : « Bien, il a fait ce disque, donc il faut qu’on le garde ». Et bien sûr, le producteur n’assiste jamais à leurs réunions pour dire : « Mais attendez un instant, c’est moi qui l’ai fait ce disque ! ». On se fait avoir par les maisons de disques. Je suis allé dans les radios et j’ai vu qu’on donnait des disques d’or au programmateur pour des albums que j’avais faits. Ce n’est pas moi qui reçois le disque d’or parce que la maison de disques l’a donné à la radio pour avoir passé les chansons !
Ton job était terminé.
Exactement. Et pourquoi est-ce qu’ils aiment iTunes ? Parce que nous n’y sommes pas crédités ! Je préfère ne pas en parler.
Tu n’as jamais vraiment arrêté de travailler, non ? Pourtant, il semble que beaucoup de ceux qui ont fait les tubes des années 80 et 90 aient ralenti leur activité.
Quarante ans. Et un divorce qui a aidé.
Je comprends [rires]. Mais tu sembles encore véritablement passionné par ce que tu fais. Tu as toujours la passion. Comment fais-tu pour la conserver ?
Arrêt de croissance. Sincèrement, je pense que pendant qu’on est en studio, la vie est en suspens. C’est pour ça que, mentalement, j’ai probablement 25 ans de moins que mon âge réel. Et je ne considère pas le studio comme un travail. Avec un métier normal, vous avez votre travail, votre sommeil et votre temps libre. De mon côté, et tu connais ça aussi, je n’ai jamais cette horrible sensation du lundi matin, ce qui est une très bonne chose. Le revers de la médaille, c’est que je ne connais pas non plus la fièvre du vendredi soir qui clôt la semaine de travail. On n’a ni l’un, ni l’autre. C’est comme ça. Tu fais juste ton boulot puis les vacances arrivent. « Oh, on est le 4 juillet et je suis en studio ! » On ne peut pas voir les choses différemment. Je n’ai jamais été complaisant. À 17 ans, je restais dans ma petite chambre et je regardais les gens au-dehors par la fenêtre. Il y avait une certaine arrogance. Je pensais que je ne voulais pas devenir comme eux. Et j’étais furieux que les gens n’en fassent aucun cas.
Quelles concessions fais-tu quand tu participes à la création d’un morceau ? Que fais-tu si un membre du groupe veut saboter un morceau, du genre « Pas trop chaud, pas trop sexy ! »
Ça arrive plus souvent qu’on pense. À leurs débuts, U2 avaient une chanson intitulée « Pete the Chop » qui aurait certainement fait un carton. Nous ne l’avons jamais terminée parce que Bono pensait qu’ils n’avaient pas encore besoin de ça dans leur carrière. Le morceau a fini en face B sous le nom « Treasure (Whatever Happened To Pete The Chop) ». Je suis aussi à l’écoute des gens qui emmènent les disques en radio. Je vis dans le monde réel, donc je tiens compte de ce genre de choses. Je ne vis pas dans un monde utopique où le bon est bien et le mal mauvais ; mais je sens aussi que je peux conserver mes convictions dans un monde formaté.
Pourtant, l’ensemble du secteur de la musique est en récession.
C’est vrai. Mais je continue à penser qu’il en ressortira quelque chose de positif.
En 2002, tu étais directeur général du groupe Universal Music.
Oui, et je ne l’aurais pas fait sans avoir la conviction que j’avais quelque chose à offrir. Je ne ferais pas non plus l’album d’un artiste sans être convaincu que j’ai quelque chose à offrir. La question n’est pas ce que j’ai fait par le passé, mais ce que je ressens à présent. Je déteste que les artistes me disent : « Steve, je ferai tout ce que tu veux. » Moi-même, je ne sais pas ce que je veux faire ! Ce que j’attends d’un artiste, c’est qu’il me donne 10 idées et je l’aiderai à en faire quelque chose de grand.
Parmi les disques que j’ai produits, ceux que je préfère avec le recul sont ceux que je ne contrôlais pas totalement, ceux qui sont entachés d’erreurs.
La mémoire joue aussi un rôle : le souvenir des erreurs commises et le souvenir du fait que j’étais suffisamment courageux pour les laisser. J’en suis assez fier.
Pour un producteur, est-il si important de reconnaître les bonnes erreurs ?
Je ne sais pas ce que sont les erreurs ! Qu’est-ce qu’une erreur ?
Peut-être quand le groupe dit : « Il va falloir réparer ça » et vous répondez « Non, c’est génial ! ». Je pense que beaucoup d’artistes ont tendance à rechercher la perfection.
Peut-être. Tout spécialement maintenant en raison de la façon qu’ils ont de regarder la musique plutôt que de l’écouter. J’écoute toujours. Je ne regarde pas l’écran, jamais. C’est en partie parce que je ne sais pas vraiment comment travailler avec. Mais j’ai des assistants qui savent et qui connaissent les ordinateurs. Moi, les claviers d’ordinateur, ça ne m’intéresse pas. Il faudrait que je suive un cours pour Pro Tools parce que j’aimerais au moins être capable de m’asseoir devant l’écran et de bricoler dans mon coin si l’envie me vient.
Je crois que j’ai été très consciencieux dans mon travail quand Pro Tools est sorti. À cette époque, beaucoup de producteurs se sont formés à Pro Tools sur le budget d’un artiste. Je ne voulais pas faire pareil parce que je trouvais ça immoral. Je suis resté assez réfractaire au progrès et fidèle à l’analogique. Je m’y étais mis grâce à Radar de iZ Technologies. C’était comme une version numérique de ce que je faisais déjà avec les bandes. À présent, je mixe avec un ordinateur, mais je continue à passer par la console parce que j’aime comme elle sonne. Je développe mon mix très tôt parce que c’est très tactile. J’ai dix doigts. Je n’ai jamais fait de disque sans être assis en face des enceintes et sans avoir posé les doigts sur les faders.
Donc quand tu mixes, tu as un ingénieur qui t’aide ; mais tu continues à pousser des faders ?
Oui. De par mon mode de travail avec Pro Tools, je retouche aux niveaux sans arrêt. Qu’il s’agisse des premières prises, des overdubs ou de quoi que ce soit d’autre, je fais les niveaux puis j’envoie dans les égaliseurs API et je bricole à la console. Je laisse mûrir un peu pour vérifier que le résultat me plaît. Puis, je réplique l’égalisation dans Pro Tools et je coupe l’égaliseur. Comme ça, si je dois un jour reprendre le morceau, tout sera déjà là. La seule chose que j’aurai à faire, c’est régler les faders. Je fais des photos de la position de départ des faders puis je fais le reste à la main. C’est comme ça que je mixe.
Quand tu dis que tu répliques l’égalisation, ça signifie que tu prends les réglages de tes égaliseurs et les transposes…
…dans les plugins Waves. J’ai fait des tests et je trouve qu’ils sonnent très bien. Ensuite, j’essaie quelques mouvements de faders à la main et je réplique ceux que j’aime. Mais je marque toujours les points de départ. Je construis les mix à la main. Et le jour où je reprends le morceau, il suffit de ressortir les photos. Je n’utilise jamais l’automation de la console parce que ce n’est pas drôle ! Elle finit par te dominer – on ne la maîtrise jamais vraiment. Il faut toujours contrôler totalement ce qu’on fait. Tu peux avoir la meilleure console du monde, si elle te domine, tu deviens plus petit que tu n’es. Tu deviens timide.
C’est comme apprendre à faire du vélo en ayant peur de tomber.
Oui, et je ne veux pas être timide. Comme je le disais, j’ai mes théories. Je n’écoute jamais les disques que j’ai faits parce que je ne peux plus rien en faire. C’est trop passif et je n’ai plus aucune espèce d’influence dessus. Je ne peux avoir que deux émotions : soit j’aime, soit je n’aime pas. Si j’aime, ça m’incite à la suffisance ; et si je n’aime pas, je peux perdre en assurance. Le doute et l’autosatisfaction ne sont pas des choses positives.
À par ça, quand j’entends à la radio un morceau que j’ai fait, je me dis que c’était une sacrée connerie de convaincre les maisons de disques qu’elles ont besoin de gens pour faire des mixs taillés pour les radios. Les stations de radio compressent tout. Elles font sonner ton mix comme tout le reste. Il n’est pas nécessaire d’embaucher quelqu’un qui en rajoute avant même le passage en radio ! C’est vraiment une blague. Et ces gens-là ont créé un métier pour leur propre profit. À présent, j’en suis arrivé au point où je mixe dès que je commence à enregistrer.
Quand tu travailles à la console, est-ce qu’il t’arrive de tout renvoyer dans Pro Tools puis d’utiliser ce bounce comme point de repère ?
Ça arrive occasionnellement. J’aime garder 24 pistes. J’ai fait un album avec les Thompson Twins [Set]. Dans ce projet, rien ne m’était familier et ce n’était pas vraiment mon style de musique. Tom Bailey, le leader du groupe, m’a dit : « Steve, quand tu fais un disque, le nombre de choix que tu dois faire doit diminuer peu à peu jusqu’à ce que tu n’aies plus aucun choix à faire parce que le disque est terminé ! » J’y pense tout le temps et j’en ai fait un précepte.
J’essaie de concevoir ma vie comme un 24 pistes. À propos de The Joshua Tree, Danny Lanois m’a dit une fois : « Steve, si tu ne peux pas le faire sur 24 pistes, c’est qu’il y a un problème. » Je m’en suis souvenu et j’y crois encore, malgré Pro Tools. Dans mon monde, il y a 24 pistes. Quand on est dans Pro Tools, on ne voit qu’un énorme truc ; mais d’où je suis, c’est très simple. Je ne me disperse pas. Je n’ai pas un fader pour chaque sortie de Pro Tools.
Donc tu n’es jamais aux prises avec des centaines de pistes !
Non. J’aime que les choses restent simples. Je fais des bounces et des groupes dans Pro Tools. Les jeunes générations n’ont pas de limites. Ils enregistrent des milliers de pistes dans Pro Tools puis donnent le tout à un ingénieur du son. J’essaie de n’avoir peur de rien.
Tu as dit que, quand tu travailles sur un disque et les choses commencent à mal tourner, tu sens le vent tourner avant la tempête et réussis à remettre le projet dans le sens de la marche.
Oui, enfin c’est le capitaine du Titanic. J’aurais vu l’iceberg.
Comment fais-tu ?
C’est l’instinct. Je crois que ma personnalité convient très bien à mon métier, et peut-être aussi que j’ai organisé mon métier autour de ma personnalité. Je suis très sociable. Je crois que la différence entre moi et beaucoup d’autres producteurs, c’est que je suis très bon avec les groupes parce que j’aime les gens. Je suis bon pour instaurer un esprit d’équipe, du genre « on est tous dans le même bateau ».
Et quand je regarde un groupe, je vois tout de suite ses forces et ses faiblesses. Je reconnais le type loquace et je sais qui joue quoi avant qu’ils me le disent. Ça peut paraître ridicule mais j’ai ce don. Beaucoup de producteurs te diront « ça c’est l’auteur, ça c’est le chanteur, etc. et ça c’est le gars avec qui je vais construire une relation particulière ». Je ne vois pas les choses de cette façon. Je vais plutôt m’intéresser au bassiste par exemple, parce qu’il est un peu timide ou a peu d’assurance. Le chanteur sait très bien s’occuper de lui-même. Il n’a pas besoin que je sois particulièrement attentionné à son égard. Mais le bassiste a besoin de moi. C’est pourquoi je vais le voir en priorité et je passe du temps avec lui pour gagner sa confiance de sorte qu’il me considère comme un copain. C’est comme ça que je dirige les choses.
Donc tu fais juste attention qu’ils ne sombrent pas tous ensemble ?
Ça peut aussi mal se passer. Mais généralement, j’arrive à bien anticiper les événements.
Quels sont les signes avant-coureurs qui annoncent que ça commence à mal tourner ?
Quand tu n’as encore aucune voix – beaucoup de gens peuvent travailler des semaines entières sans les voix. Et un jour, ils se disent « Attends voir, on a besoin de voix là ». Il faut toujours avoir une base autour de laquelle vous pouvez construire. Faire les voix, c’est souvent moins sympa que travailler sur un son de guitare bizarre, mais il faut les faire suffisamment tôt.
J’ai lu que sur Field Day, le disque de Marshall Crenshaw que tu as produit, tu as procédé comme d’habitude, puis tu as réalisé que c’était une erreur.
J’ai senti que c’était une erreur de ma part de faire ça à Marshall Crenshaw. D’un autre côté, Marshall te dira toujours que non, que c’est ce qu’il voulait. L’histoire a été plutôt sympa avec Field Day. Il ne s’est pas très bien vendu et est plutôt considéré comme un échec. Pourtant, il se trouve toujours des gens pour passer « Whenever You’re on My Mind » à leur mariage !
On essaie tous de faire de l’art intemporel. J’ai entendu des gens dire que j’étais responsable du son rock des années 80. Bien que je n’aie jamais fait aucun de ces albums de big rock, les gens semblent penser que certains disques ont été influencés par le son que j’avais au début des années 80. Si je n’avais pas été là… ça fait très crâneur. On peut affirmer n’importe quoi !
Je me souviens la fois où j’ai eu l’idée d’envoyer une reverb dans un noise gate. J’étais impressionné parce que ça sonnait comme Big Country !
Pourtant, on n’a jamais fait ça – ce n’étaient que des acoustiques naturelles. Hugh Padgham et Peter Gabriel ont appelé ça le son de batterie à la Phil Collins. Mais je peux le revendiquer encore plus parce que l’origine remonte à ces concerts pendant lesquels j’étais aux manettes.
On l’entend dans tes enregistrements.
Oui, et même avant Peter Gabriel. Je n’ai jamais entendu ce son dans les disques de Peter Gabriel antérieurs à moi, ni dans aucun des disques de Hugh Padgham antérieurs à moi. Je pense que mon apport est certainement le plus important. Mais tout le monde y a participé. Peter a dit : « Allez, essaie ça ». C’était sur une SSL, avec le compresseur du bus talkback. Et quand on a appuyé sur Talkback et qu’on a entendu la batterie, on s’est dit « Nom de Dieu ! Quel son ! » Ensuite, Hugh a repris la sortie du Talkback et c’est comme ça que ça a commencé.
Quels sont les événements qui t’incitent à interrompre la production d’albums comme cela s’est passé avec Dave Matthews Band ou Evanescence ?
Le disque de Dave Matthews nous mettait dans une situation bizarre. Avec Evanescence, j’imagine que j’étais intéressé par l’idée de travailler avec Amy Lee. Quand j’ai commencé, peu de membres du groupe étaient présents, donc le disque était une combinaison très intéressante de son électroniques, le tout sans accords de puissance. J’aime ça. Tu entendras rarement des accords de puissance dans les disques que j’ai faits.
Je pense que j’avais envie de voir comment elle pourrait amener sa musique dans une nouvelle direction. Peut-être me suis-je trompé, mais je me demandais si le public avait vraiment besoin d’un autre Evanescence qui sonne comme Evanescence ? ». Je ne sais pas ; peut-être… Toujours est-il que certains ont perdu leur sang froid. Je ne crois pas que c’était elle. C’étaient des gens de la maison de disques qui n’avaient aucun autre groupe. Ils pensaient plus à l’aspect commercial qu’artistique.
Tu as dit que l’art et le commerce peuvent coexister.
J’ai participé à quelques disques qui ont vraiment très bien marché sans que jamais on ne parle de l’aspect commercial. Du genre « Il faut faire ça pour en faire un tube. » Je peux te garantir que quand Fleetwood Mac faisait Rumours, ils ne pensaient pas en termes de formats. Ils voulaient juste être assis là à écouter ce qu’ils venaient de créer et en être fiers.
D’un autre côté, je ne pense pas non plus qu’il faille subventionner la musique. C’est pour ça que je crois profondément qu’une chose est bonne ou mauvaise, ou qu’elle est quelque part entre les deux. Je ne vois rien qui ne soit pas ainsi. Je crois que je suis très obstiné dans mes goûts. La musique est la seule chose que j’ai faite au cours des 40 dernières années, et je crois toujours en mes sens.
Merci à Foye Johnson et Howard Sherman de nous avoir aidés à mettre en place l’interview.
Photos par Max Hsu