Nous avons eu la chance de pouvoir rencontrer Dave Smith en personne dans les locaux de Dave Smith Instruments à San Francisco en Californie.
Note : vous pouvez également retrouver l’interview audio en anglais.
AF : Salut Dave, merci de nous accueillir au siège de Dave Smith Instruments. Commençons simplement : quel est votre parcours et comment en êtes-vous arrivé à faire des instruments électroniques ?
DS : À la base, je suis musicien. J’ai joué dans des groupes à l’université et au lycée, pas vraiment comme professionnel, donc. Et puis, j’ai aussi une formation technique, avec un diplôme d’ingénieur en informatique et électronique à Berkeley. Dès que les premiers synthétiseurs sont apparus sur le marché, j’en ai acheté, à commencer par un Minimoog en 1972, car pour moi, c’était la combinaison parfaite entre la technologie et la musique. À partir de là, j’ai commencé à fabriquer des petites choses, pour mon usage personnel, puis pour en vendre quelques-uns, et de fil en aiguille, je suis devenu concepteur de synthétiseurs.
AF : Pour vous, quelle est la chose la plus importante quand on fabrique des synthétiseurs, de s’y connaître en technique ou de connaître les besoins des musiciens ?
DS : C’est une combinaison des deux, et les deux choses sont aussi importantes. Évidemment, le son du synthétiseur est la chose la plus fondamentale, mais le look et le ressenti que peut avoir le musicien en jouant dessus sont aussi très importants.
AF : Aujourd’hui, vous sentez-vous plus proche d’un ingénieur ou d’un luthier ?
DS : De toute façon, tu dois être ingénieur pour concevoir des instruments électroniques. Mais je me sens plus proche d’un fabricant d’instruments, de quelqu’un qui fabrique de ses propres mains plutôt que de quelqu’un qui ne fait que concevoir. Sinon cela serait comme concevoir un disque dur, une enceinte, ou quelque chose comme ça. Quand tu conçois un instrument, la démarche est différente. C’est pourquoi c’est le seul secteur du marché de l’électronique où des choses qui ont plus de 35 ans se vendent encore… Je doute qu’à la maison, vous ayez du matériel électronique ayant plus de 5 ans… Ou peut-être votre réveil matin ?
AF : Nous avons essayé votre Prophet 12 et c’est un instrument inspirant, et quand on commence à jouer, on a envie d’aller plus loin… On pourrait passer des heures dessus !
DS : Exactement, je n’ai jamais compris pourquoi les gens veulent appeler ça une station de travail (workstation en anglais), ce n’est pas du travail, seulement du plaisir ! Si tu ne prends pas de plaisir, tu dois aller faire autre chose… On devrait appeler ça une fun station !
AF : Si vous n’étiez pas fabricant d’instruments électroniques, que voudriez-vous faire ?
DS : C’est dur de répondre à ça, car je travaille dans ce secteur depuis tellement longtemps… Non, vraiment, je n’imagine pas faire autre chose ! Peut-être quelque chose d’amusant dans le Hi-Tech…
AF : Vous essayez de vendre des machines à des prix compétitifs, est-ce une stratégie commerciale ou une volonté de démocratisation ?
DS : À la base, nous voulons seulement concevoir les instruments qui nous plaisent. On essaie de faire notre possible pour garder des prix bas et on garde ça en tête pendant tout le processus de conception. Mais comme ils sont fabriqués aux États-Unis, ils ont quand même tendance à coûter un peu plus cher, même si je pense que le prix reste raisonnable vu la qualité de nos produits analogiques. Nous sommes chanceux de pouvoir construire ces instruments à San Francisco et de les exporter dans le monde entier.
AF : Quel est le projet le plus compliqué que vous avez eu à gérer ?
DS : Tous les projets ont été compliqués à un moment ou à un autre. Le Prophet 5 a été le premier, et certaines choses ont été compliquées et d’autres plus simples, car j’ai été capable de tout faire tout seul en moins d’un an.
AF : C’était dans votre garage ?
DS : Au début, c’était dans une chambre de ma maison. Après, j’ai eu un petit endroit où je pouvais faire travailler quelqu’un. Le Evolver a pris un peu plus de temps, car j’avais arrêté de faire du « hardware » et la reprise a été compliquée, car il a fallu que j’apprenne à maitriser de nouveaux outils. Le Tempest a pris aussi pas mal de temps, car c’est un instrument assez complexe, un gros projet pour une petite entreprise comme la nôtre, sans doute le plus compliqué.
AF : Quand vous écoutez un disque, arrivez-vous à reconnaitre vos machines à l’oreille ?
DS : Parfois oui, c’est évident. Mais de nos jours, c’est compliqué. Sur The Wall des Pink Floyd, vous pouvez entendre très clairement le Prophet 5, ou encore dans Let’s go des Cars. Parfois on pense que c’est un Prophet 5, mais on n’est jamais sûr et certain… Certains sons de l’Evolver sont assez facilement identifiables.
AF : Dans les années 60, les synthétiseurs étaient le futur de la musique. Maintenant, c’est le présent, mais aussi le passé. Comment voyez-vous le futur des synthétiseurs ?
DS : C’est toujours compliqué de prédire le futur. Je pense que l’architecture standard avec les oscillateurs, filtres, VCA a résisté à l’épreuve du temps. Cela existe depuis plus de 40 ans et les gens sont habitués à ça. Même les synthétiseurs numériques et les logiciels utilisent cette architecture, et nous l’utilisons encore. Évidemment, nous avons de nouvelles fonctionnalités pour améliorer le son, mais la structure de base est la même depuis longtemps. Il y a toujours de nouvelles idées, j’étais excité par la modélisation pendant un moment, mais ce n’est pas toujours satisfaisant. De même, il y a de nouveaux types de synthèses qui sont apparus, mais rien qui, d’après moi, ne donne d’aussi bons résultats qu’un bon vieux synthé analogique. Je pense que cette architecture sera là encore longtemps. Concernant la modélisation physique, le problème est qu’il faut généralement un contrôleur qui globalement fait la même chose que ce que vous tentez d’émuler. Si vous essayez d’émuler un violon, pour en jouer correctement, il vous faudra un archet et quelque chose à frotter. C’est pour cette raison que je reste peu réceptif à la modélisation. Je préfère les sons originaux plutôt que des copies.
AF : Que pensez-vous des synthétiseurs logiciels ?
DS : J’ai plusieurs avis là-dessus. J’ai été le premier à un faire un synthé logiciel professionnel dans les années 90, et j’ai été aussi la première personne à arrêter ! C’est une question de « look and feel » et de personnalité de l’instrument. Je ne pense pas que la personnalité d’un instrument traverse un écran d’ordinateur. Et puis devoir interagir avec un clavier, une souris, des menus déroulants… Même si vous avez un contrôleur avec des potards assignés aux paramètres, c’est différent, il n’y a pas le même feeling, car vous avez une rangée de 10 potards qui font différentes choses à différents moments, même si vous avez un écran d’ordinateur qui vous dit quoi faire, vous ne pouvez pas juste attraper un bouton et le tourner.
L’autre problème, c’est que le logiciel que vous achetez aujourd’hui ne fonctionnera plus dans 5 ans, sauf si vous gardez votre ordinateur et que vous ne changez pas d’OS… Si vous avez acheté un logiciel il y a 15 ans, vous ne pouvez plus l’utiliser, sauf si votre vieil ordinateur fonctionne encore, ce qui n’arrive jamais. C’est encore pire avec les iPhone et iPad, car les logiciels sont très peu onéreux et les gens les utilise pendant une semaine et les jette à la poubelle. Pour un concepteur d’instruments, l’idée d’un instrument jetable est assez effrayante…
En même temps, ils sonnent bien en règle générale, et cela permet à plein d’enfants de débuter. C’est donc bien que ça existe, mais cela ne m’intéresse pas plus que ça…
AF : Je pense que nous avons la réponse à notre prochaine question : pensez-vous sortir une version logicielle de certains de vos synthés ?
DS : Ah ah, je dis toujours non. Mais je dis aussi qu’il ne faut jamais dire jamais… S’il y a une opportunité et que quelqu’un veut bien faire le travail à ma place, pourquoi pas.
AF : Nous avons vu pas mal de développements concernant les interfaces utilisateur ces derniers temps, avec les écrans tactiles, les accéléromètres, les gyroscopes, les capteurs biologiques… Est-ce que ce genre de choses vous intéresse ?
DS : C’est le son qui m’a toujours intéressé, sa génération en particulier. Après, ces contrôleurs sont amusants, et par exemple sur notre Prophet 12 nous avons ajouté des rubans qui sont sensibles à la position et à la pression. Et chaque potard correspond à une fonction précise. Le problème avec ces nouveaux contrôleurs, c’est qu’il faut du temps pour apprendre à s’en servir, c’est très chronophage, et vous ne savez pas si cela existera encore dans 3 ans. Si vous apprenez à jouer du piano, vous savez que cet instrument sera toujours là, c’est la même chose pour la guitare. Cependant, certaines choses comme les platines vinyles, qui servent aussi de contrôleur parfois, ont réussi à s’imposer. Donc il arrive que de nouvelles choses accrochent les gens, comme les iPhone/iPad, maintenant tout le monde sait se servir de ces objets, ont pourrait les intégrer à nos synthés, car ces instruments savent faire pas mal de choses et il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas les contrôler de manières différentes.
AF : OK, maintenant rêvons un peu. Si vous aviez un budget illimité pour faire l’instrument ultime, sans se soucier du prix final, quelles seraient les spécifications ?
DS : Celles du Prophet 12.
AF : Ah ah, évidemment.
DS : En fait, c’est ce que nous avons fait. Nous avons décidé de faire un instrument haut de gamme. Nous aurions pu ajouter certaines choses, évidemment, mais j’ai toujours été attiré par des designs limités. Je pense qu’un instrument ne doit pas forcément savoir tout faire, et c’est parfois le problème avec les synthés logiciels, ils ajoutent plein de fonctions, car c’est facile de le faire, un nouveau menu, un nouvel affichage… J’ai vu une publicité récemment, pour un synthé logiciel il me semble, qui disait : « il vous faudra toute une vie pour apprendre tout ce qu’il peut faire ». Et je me demande : « pourquoi devrais-je passer toute ma vie à apprendre tout ça ?". Je préfère avoir un nombre de contrôles limité qui vous donnera un instrument flexible et vous occupera un certain temps, mais il faut savoir à un moment poser une limite. L’idée de la machine ultime qui sait tout faire, ce n’est pas vraiment quelque chose auquel j’adhère. C’est pourquoi j’ai créé le Prophet 12, c’est le meilleur synthé que j’aie jamais fait, il fait plein de choses, mais je n’ai pas envie d’en rajouter, car cela deviendrait un peu trop fou.
AF : Je ne pensais pas forcément à plus de choses, mais des choses différentes. Imaginons que nous puissions contrôler le synthé directement avec notre cerveau.
DS : On pourrait faire de la musique juste en y pensant, c’est mon rêve depuis longtemps ! Un jour peut-être…
AF : Je pense que je connais déjà la réponse, mais si vous deviez prendre un seul instrument électronique avec vous sur une île déserte, qui a une prise électrique, lequel serait-ce ?
DS : Eh bien, le Prophet 12 ! Il y a un an, la décision aurait été plus compliquée, car tous mes instruments sont mes bébés. Mais maintenant je peux dire que j’ai un favori.
AF : Et quel album prendriez-vous ?
DS : C’est très dur, si je devais l’écouter jusqu’à la fin de ma vie, je ne sais pas, probablement quelque chose comme The Rite of Spring. Un album que vous pouvez écouter un million de fois et toujours découvrir de nouvelles choses. Un album rock, ce serait plus difficile.
AF : Et un livre ?
DS : Je n’ai pas de livre favori, je ne lis pas tant que ça, et je ne relis jamais deux fois le même livre.
AF : Quelles sont les choses les plus importantes pour un synthétiseur, d’après vous ?
DS : Il doit bien sonner, être amusant à utiliser et avoir sa propre personnalité.