Présenté au milieu des années 80, le Matrix-12 est le synthé analogique polyphonique le plus abouti de l’époque. Multitimbral, dynamique, modulaire… mais aussi l’un des derniers grands dinosaures !
Flashback. Le DX7 s’est répandu depuis deux ans et beaucoup de synthés polyphoniques vintage en ont déjà fait les frais. C’est aussi un tournant technologique, avec le développement de solutions mixtes analogiques et numériques. Si la plupart des gros synthés de l’époque conservent une génération sonore purement analogique type VCO-VCF-VCA, certains commencent déjà à intégrer des modulations numériques. Il devient alors possible de moduler chaque voix avec des valeurs différentes. La multitimbralité fait donc son apparition et l’Xpander d’Oberheim de 1984 est le premier synthé analogique capable d’assigner différents sons (voix de programmes) à différentes zones (indépendantes en accordage, tessiture, volume, panoramique, canal MIDI…). Un an plus tard, le constructeur américain sort le plus puissant synthé analogique polyphonique jamais conçu : le Matrix-12, assimilable à double Xpander à clavier… il faudra bien plus de 15 ans pour que sa suprématie technologique lui soit contestée dans sa catégorie, par un certain Andromeda ! Sur le plan purement sonore, le Matrix-12 l’emporte toutefois haut la main. Il est toujours aussi impressionnant aujourd’hui, malgré le revival analogique et l’avènement logiciel. Voyons pourquoi…
Robe noire
Le Matrix-12 est embarqué dans une coque métallique noire cernée de deux flancs vissés en bois. La machine est impressionnante, avec ses 52 cm de profondeur et ses 3 vastes écrans fluorescents à 40 caractères.
L’ergonomie, très innovante, est identique à celle de l’Xpander : vu le nombre de paramètres disponibles et de possibilités de modulation, Oberheim a choisi une édition par pages menus plutôt qu’une myriade de potentiomètres. La sélection des programmes, des pages d’édition globale et des voix est gérée par l’écran de gauche, les sélecteurs et le pavé numérique ; au centre, on programme les paramètres des programmes suivant le module sélectionné, à l’aide de 2 autres écrans, 2 rangées de 6 sélecteurs et 6 encodeurs crantés contextuels ; ledit contexte dépend du module, soit global (sélectionné dans la partie gauche), soit lié au programme (sélectionné dans la partie droite). Quand un module possède plus de 6 paramètres, on trouve une seconde page (chère à la marque depuis l’OB-8) pour accéder aux paramètres supplémentaires. En haut au centre, on sélectionne les sources de modulation à assigner aux paramètres modulables. On repère les destinations potentielles, car elles sont affichées à l’écran avec un petit point de repère ; on appuie alors sur la touche contextuelle située juste en dessous, ce qui ouvre la page des modulations ; il suffit alors d’appuyer sur la source qu’on souhaite lui assigner (et son numéro quand il y en a plusieurs exemplaires), puis de régler la quantité de modulation avec l’encodeur situé en dessous ; on peut comme cela assigner à la volée plusieurs sources à une même destination, c’est immédiat, magnifiquement pensé !
Venons-en à la partie droite, où on trouve le schéma de la structure d’un programme (cf. photos), avec des boutons pour sélectionner le module à éditer (pour les programmes Single) ou des paramètres de zonage (pour les programmes Multi). La sérigraphie est imprimée sous une couche de Lexan qui recouvre toute la façade. Le clavier Panasonic 5 octaves est sensible à la vélocité initiale, la vélocité de relâchement (bravo !) et la pression monophonique (en option sur les premiers modèles). Ces 3 sources sont assignables à différentes destinations via la matrice de modulation.
Pour poursuivre sur le thème des contrôleurs physiques, on retrouve les 2 leviers chers à Oberheim à gauche du clavier, assignables eux aussi via la matrice de modulation. Ils complètent les 2 entrées pédales situées à l’arrière (interrupteurs ou continues), elles aussi assignables, ce qui fait du Matrix-12 un clavier extrêmement expressif. Sur le même panneau arrière, on retrouve l’ensemble de la connectique, à savoir 3 sorties audio (gauche, mix, droite), 4 entrées pédales (2 pédales assignables, 1 avance programme et 1 Trigger), l’interface K7 (pour les programmes), l’interface MIDI (In/Out/Thru), l’interrupteur de protection mémoire et la borne pour cordon secteur (alimentation interne commutable en tension). Par rapport à l’Xpander, on perd les entrées CV/Gate et les sorties audio sur chaque voix. On peut toutefois ajouter une option 12 sorties séparées (quand on la trouve), qui s’installe sur le flanc gauche et se connecte directement aux cartes voix, déjà prévues pour cela (cf. photos).
Luxe et volupté
Comme nous le disions lors de notre test du Memorymoog, « le Memorymoog c’est le mâle, le Matrix-12 c’est la femelle ». Les 100 programmes simples et 100 combinaisons multiples que renferme la mémoire en témoignent. Première chose, on retrouve le grain Oberheim qu’on aime tant à la première écoute. Pour avoir juste à côté l’OB-X et l’OB-8, nous sommes frappés par la capacité d’imitation de la machine, même si elle est moins brute, plus douce. Immédiatement, nous tombons sous le charme des cordes, des cuivres et des synthés poly de toutes les couleurs, là où le Matrix-12 excelle. En mode Multi, les empilages de deux programmes identiques légèrement désaccordés et panoramiqués de part et d’autre du spectre stéréo impressionnent de largeur et de présence. Pas la peine d’ajouter des effets pour rendre le son flatteur. Nous trouvons aussi de belles textures hybrides… pourtant, le Matrix-12 génère un son 100 % analogique ; c’est grâce au générateur FM intégré, capable d’apporter un peu de métal sous cette couette bien douillette.
On apprécie aussi les qualités de modulation de la machine à travers de larges nappes évolutives, expressives à souhait, grâce aux contrôleurs physiques tous assignables (leviers, pédales, vélocités, pression). Beaucoup de ces nappes utilisent les nombreux profils de filtrage disponibles, que ce soient des classiques de 1 à 4 pôles, ou des combinaisons capables de générer des formants ou des déphasages. De beaux ensembles de chœurs synthétiques ou des phasers tournants témoignent de cette puissance et cette musicalité au niveau de l’étage de filtrage. Retour au mode multitimbral, où on trouve de gros empilages à l’unisson, des splits multipoints ou des alternances de sons à chaque note jouée… le Matrix-12 est moins à l’aise dans les basses claquantes ou les leads perçants, les enveloppes manquent clairement de testostérone, même en surmodulant les segments d’attaque. Mais pour tout ce qui est polyphonique, statique comme évolutif, c’est la star du studio…
- M00 Braaasss 00:22
- M01 Sustrings 00:23
- M02 Totahrns 00:24
- M04 TheWall 00:25
- M06 E Grand 00:32
- M07 Fat’Ham 00:20
- M09 Brs Orch 00:16
- M12 Octave 00:20
- M23 Oct 00:20
- M26 Lim&Cari 00:17
- M27 Octahorn 00:16
- M28 EnjoySil 00:38
- M33 Ode2joy 00:29
- M35 PolyElec 00:37
- M51 Cozmos 00:27
- M53 Kievgate 00:27
- M65 Suprsplt 00:27
- M66 Zonefour 00:22
- M68 Ridmsplt 00:19
- M70 Zone 00:25
Synthèse modulaire
Le Matrix-12 est un synthé polyphonique et multitimbral 12 voix. Chaque voix est constituée de modules analogiques pour produire le son et de modules numériques pour générer les modulations. Nous allons dans ce paragraphe parler des premiers. Pour chaque voix, on trouve 2 VCO, 1 VCF et 2 VCA finaux. Chaque VCO offre 3 formes d’onde cumulables : triangle, dent-de-scie, impulsion à largeur variable (modulable), auxquelles s’ajoute un générateur de bruit dans le VCO2. Ils s’accordent sur 63 demi-tons (pitch modulable), puis en finesse. On peut déconnecter le VCO du suivi de clavier, le moduler par un portamento (continu) ou glissando (discret) et ajouter un peu de vibrato. Les VCO peuvent s’intermoduler : synchronisation du VCO2 par le VCO1, modulation de fréquence du VCO2 sur le VCO1 (quantité FM réglable et modulable). Le VCO2 peut aussi moduler la fréquence du filtre, bien vu ! Chaque VCO passe dans un VCA (modulable) avant d’être mélangé à son alter ego pour rejoindre le VCF.
Ce dernier est un petit bijou. Capable d’entrer en auto-oscillation à la valeur extrême de résonance, il offre 15 profils différents : passe-bas 1–2–3–4 pôles, passe-haut 1–2–3 pôles, passe-bande 2–4 pôles, Notch 2 pôles, Phase Shift 3 pôles, ainsi que 4 combinaisons passe-haut 1 pôle + passe-bas 1 pôle, passe-haut 2 pôles + passe-bas 1 pôle, Notch 2 pôles + passe-bas 1 pôle et Notch 3 pôles + passe-bas 1 pôle. La fréquence de coupure et la résonance sont modulables via la matrice de modulation. Le signal filtré entre alors dans les VCA de sortie. Il y en a deux, modulables, placés en série, ce qui fait un total de 15 VCA pour chaque voix de Matrix-12. L’intérêt d’un double VCA en sortie est de gérer un niveau d’entrée et un niveau de sortie séparés, idéal avec certains contrôleurs physiques tels que la vélocité et la pression.
On peut panoramiquer chaque voix dans l’espace stéréo, mais ce paramètre est global en mode Single. Avec tous ces composants analogiques contrôlés en tension (24 VCO, 12 VCF, 180 VCA), on est en droit de se demander si le calibrage est un cauchemar. Point du tout, puisque le Matrix-12 intègre des routines d’Autotune qui agissent sur tous les éléments analogiques : pitch, PWM, Cutoff, résonance, VCA (ou tout en même temps). La machine conserve d’ailleurs une excellente stabilité, sans pour autant sonner clinique. Le meilleur des deux mondes, surtout en polyphonie et multitimbralité.
Modulations matricielles
Le Matrix-12 est longtemps resté le synthé polyphonique analogique possédant le plus de sources de modulation. Ceci a été rendu possible par la technologie numérique. La machine renferme d’ailleurs 3 processeurs, un sur chacune des deux cartes voix (génération des modulations de 6 voix) et le troisième pour gérer l’interface personne-machine, les programmes et le MIDI. Nous sommes en 1985, les processeurs ne sont pas aussi rapides qu’aujourd’hui : ainsi, les enveloppes et les LFO sont plus lents que leurs alter ego analogiques. D’un autre côté, ils sont beaucoup plus nombreux et surtout capables de prendre différentes valeurs pour chaque voix, comme nous le verrons plus tard. Au programme, pas moins de 5 enveloppes, 5 LFO, un générateur de Lag, 3 générateurs de suivi et 4 générateurs de rampe pour chacune des 12 voix… impressionnant, d’autant que comme nous l’avons dit, on peut les assigner à un tas de destinations (47 pour être précis), à concurrence de 20 patches virtuels (en plus des 12 assignations prédéfinies dans les VCO, VCF et VCA). Sans oublier les contrôleurs physiques déjà cités, eux aussi assignables librement à un tas de destinations, mais globaux pour les 12 voix. Nous avons déjà listé un certain nombre de destinations au chapitre précédent, tels que VCO, PWM, VCA pré-filtrage, Cutoff du VCF, résonance du VCF, VCA finaux, FM… on en trouve aussi dans les modulations mêmes (enveloppes, LFO, Lag). On pourra se reporter à la photo du synoptique du Matrix-12, où les destinations sont sérigraphiée en jaune.
Retour aux sources (27 au total), commençons par les 5 enveloppes : elles sont toutes de type DADSR, avec possibilité d’être recommencées à chaque enfoncement de touche, jouées jusqu’au bout ou forcées en mode DADR (Sustain ignoré). De même, le déclenchement peut être simple ou multiple, via le clavier, un LFO ou un signal externe. Tous les segments de temps peuvent être modulés par une source de la matrice de modulation, super pour l’expressivité, les sons barrés ou le renforcement des temps d’attaque (auto modulation de l’enveloppe).
On passe maintenant aux 5 LFO, capables de générer 7 formes d’onde (triangle, rampe, dent-de-scie, carré, aléatoire, bruit et Sample). Sample analyse un signal source (parmi les 27 disponibles) à une certaine fréquence et stocke la valeur pour la transformer en signal de modulation. Le cycle des LFO peut être libre ou déclenché (interne/externe, simple ou multiple). Chaque LFO possède un Lag analogique interne pour lisser ses formes d’onde (quantité de lissage non réglable). Il y a même un 6e LFO, sous forme de vibrato.
Passons au processeur de Lag principal, qui permet de lisser un signal entrant, à choisir parmi les 27 sources de modulation. C’est ainsi qu’on transforme un Glide chromatique en portamento… tout ce qu’on y entre ressort adouci. Un paramètre Rate fait varier la vitesse de transformation, alors qu’un paramètre Mode définit le mode d’action : legato, linéaire, exponentiel, Equal Time. Passons aux 3 générateurs de suivi, capables de faire passer une modulation entrante linéaire en fonction affine par morceaux à 4 segments (5 points paramétrables). On n’a pas fini, puisqu’il reste 4 générateurs de rampe, créant une transition linéaire douce (comme une attaque d’enveloppe) à la vitesse spécifiée par le paramètre Rate.
On peut assigner jusqu’à 6 sources à une même destination ; à chaque cordon, la quantité de modulation est bipolaire et peut être quantifiée (discrète plutôt que continue !). Pour s’y retrouver dans la matrice, une page récapitulative permet de visualiser et éditer chaque cordon par défilement des sources, quantités et destinations. On peut y modifier les quantités de modulation, changer les destinations et supprimer les cordons. On comprend mieux le nom de la bête quand on résume ses possibilités de modulation incroyables pour l’époque !
Multitimbralité totale
Nous avons dit que le Matrix-12 était capable de gérer 12 voix complètement indépendantes. C’est en mode Multi qu’on en tire pleinement la quintessence. Les paramètres globaux du mode Single tels que le panoramique, le vibrato, l’assignation des voix et les zones deviennent programmables pour les 12 canaux/voix et mémorisables dans l’un des 100 programmes Multi. On va donc assigner un numéro de programme Single (parmi les 100 mémorisés) à chacune des 12 voix. On parle bien d’une assignation et non d’une nouvelle version du programme. Si on modifie un programme en mode Single, c’est répercuté dans tous les programmes Multi qui le contiennent. On peut aussi éditer une ou plusieurs voix de programme dans leur contexte multitimbral ; seule restriction, il est impossible de modifier les modulations quand on édite plusieurs voix/programmes en même temps. Une fois les modifications effectuées, on peut sauvegarder le Multi et les programmes correspondants.
Pour créer un Multi de toute pièce, on repart du Multi de base. Puis on choisit une ou plusieurs voix, on leur assigne un numéro de programme grâce aux touches de sélection situées sous l’écran de gauche et au pavé numérique. On peut assigner un même programme à plusieurs voix. Pour chaque voix, on règle la transposition (par demi-ton sur –3 à +2 octaves), le panoramique (7 positions plus une huitième, OFF, qui déconnecte la voix des sorties principales et l’envoie aux sorties séparées, lorsque l’option est installée), l’assignation (6 zones ou 16 canaux MIDI), le volume, le vibrato (vitesse, forme d’onde, quantité et sources) et le Detune. Revenons un moment sur l’assignation de voix. Si on choisit l’un des 16 canaux MIDI, la voix est déconnectée du clavier et pilotable (en mono) par un instrument MIDI externe ; si on choisit l’une des 6 zones, on va pouvoir déterminer des paramètres communs à plusieurs voix : l’ordre de jeu des voix qui lui sont assignées (rotation, réassignation, Reset ou unisson avec 3 priorités de notes), la tessiture (note basse & note haute, que l’on peut entrer directement au clavier), l’activation du MIDI In, l’activation du MIDI Out, le vol de voix, le mode Local et l’activation des contrôleurs. Les zones permettent donc de créer indifféremment des splits et des empilages, internes ou MIDI, faisant au passage du Matrix-12 un sympathique clavier de commandes multizones. Pas grand-chose à envier aux synthés actuels dans ce domaine !
Conclusion
Le Matrix-12 est une révolution dans le monde de la synthèse analogique du milieu des années 80. De conception mixte son analogique/modulations numériques, il porte encore plus loin la technologie développée sur l’Xpander. Il ne sera jamais véritablement égalé ni décliné, le Matrix-6 n’étant pas un demi Matrix-12, utilisant des circuits tout à fait différents. Les sons polyphoniques luxuriants qui s’en dégagent ont une puissance et une couleur sans égal, avec une variété fantastique liée à ses nombreux types de filtres et modulations polyphoniques. La multitimbralité totale et l’intégration du MIDI multicanaux sont un luxe qui se payait cher à l’époque et qu’on apprécie toujours aujourd’hui. Moins à l’aise dans les basses, les timbres râpeux et les sons percussifs, il aurait été parfait avec un arpégiateur ou un séquenceur. On lui reproche aussi un manque de fiabilité ; certes ce n’est pas un tank, mais nous n’avons eu qu’un problème de connecteur décollé en dix ans, ce qui est pas mal pour un modèle qui en a trente ! Voici donc une grande dame délicate, mais toujours très élégante !
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