Dans le domaine de l’émulation de synthés analogiques, la course à la fidélité continue. Les récentes claques en la matière ne sont pourtant pas venues des gros éditeurs. L’un d’eux réagit, et nous promet avec Monark la plus fidèle recréation de ce qui reste la référence du mono analogique, le Minimoog.
Une Arlésienne ? Un monde de Gondawa ? Est-il possible qu’un jour, un synthé virtuel, à base de zéro et de un, puisse égaler totalement, sans distinction possible, le son et le comportement d’un synthé purement analogique ? Est-ce qu’une forme d’onde qui ne sera qu’une approximation de celle imitée pourra sonner comme son modèle ? Peut-on réellement reproduire un comportement aléatoire en informatique ? Pour répondre à ces deux dernières questions, on sait que l’oreille est dotée (jusqu’à un certain point) de phénomènes de « lissage » du son (imaginez que l’oreille vous permette d’entendre les transitoires à leur volume réel par rapport au niveau moyen…) et que l’effet d’escalier induit par l’audionumérique sur le dessin d’une forme d’onde (et donc de son son) a tendance à ne pas ou plus être entendu grâce à la qualité croissante des convertisseurs, des horloges, etc. (à moins de vouloir travailler envers et contre tout en 8 bits à 11 kHz).
Quant à l’aléatoire, c’est peut-être là que le bât blesse : en analogique, le comportement aléatoire est réellement aléatoire. En audionumérique, ce n’est que du pseudo-aléatoire. Une machine ne peut choisir au hasard un nombre. Ou alors c’est qu’elle pense. Ce qui n’est heureusement (?) pas encore le cas.
Donc, deux des caractéristiques primordiales d’un équipement analogique ne peuvent être reproduites à l’identique dans le domaine virtuel. Doit-on pour autant en conclure que le résultat de programmations bien pensées, et éventuellement pensées pour contourner ces lacunes (c’est un des plus de la pratique informatique) ne sera jamais pertinent ? Quelques éditeurs ont montré que non : certains aspects du MS-20 virtuel de Korg sont plutôt convaincants, la série des G-Force, en particulier l’impOSCar, le Minimonsta ou l’Oddity, sonnent très bien, les produits Arturia ont aussi une qualité propre avec de belles émulations (leurs plus récents logiciels), et Diva de u-he reste aujourd’hui l’un des plus extraordinaires synthés « analogiques virtuels ».
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Et il est d’ailleurs amusant de voir que les produits les plus convaincants sont venus de petits éditeurs, laissant les plus gros vivre de leurs « rentes », capitaliser sur des techniques maîtrisées ou des déclinaisons jusqu’à plus soif de produits ayant marqué leur temps, voire ne pas bouger du tout : par exemple, et même s’il ne donne pas (encore ?) dans l’analogique virtuel, la réussite en termes de ventes des produits Spectrasonics fait que l’éditeur n’a pas sorti de nouveaux produits depuis 2008.
Native Instruments, dont la production reste étonnante par sa régularité et sa périodicité, a apparemment décidé de reprendre l’avantage en sortant rien moins que « the holy grail of analog modeling », nommé Monark, et qui « delivers the sound of the king of monophonic analog synths ». Mince de programme, mais ayant eu la chance de disposer du logiciel quelque temps avant la sortie officielle, voyons ce qu’il se passe…
Introducing Native Instruments Monark
Comme d’habitude chez Native, et après achat (directement sur le site de l’éditeur, 99 €), on télécharge le plug, qui est bien sûr compatible Mac et Windows. On l’installe puis l’autorise via le Service Center et le numéro de série. Le plug est conçu pour être utilisé au sein de Reaktor 5, version gratuite (Reaktor 5 Player) ou complète, les compatibilités et formats sont donc ceux de ce dernier. Le logiciel est aussi intégré à la toute dernière version de Komplete, dans ses deux déclinaisons, Komplete 9 et Komplete 9 Ultimate.
Monark est automatiquement disponible au sein du navigateur de Reaktor, un simple glissé-déposé dans le rack vide, et il est immédiatement utilisable. L’interface est très familière : sans être pour autant totalement fidèle à celle de son inspirateur, le Minimoog, elle est un mélange réussi de l’originale et de la nouvelle tendance graphique des plugs d’effets et instruments de Native (voir la série des Premium Tube, par exemple). On apprend rapidement qu’il est basé sur un précédent ensemble nommé Volt, sur lequel nous n’avons pu trouver d’informations. L’étude de sa construction, de sa structure fait très mal à la tête tant les éléments sont nombreux, nous n’en parlerons pas ici (apparemment, Monark n’a pas installé de Modules ou Macros inédits, en revanche les développeurs ont conçu des blocs qu’il ne me semble pas avoir rencontré auparavant). Tout juste dira-t-on qu’il embarque ce qui semble le Graal de la synthèse virtuelle de nos jours, les filtres à circuit de réinjection sans retard.
Contrôles royaux
Monark offre quatre sections distinctes, reprenant peu ou prou l’architecture de l’original, plus un accès à des réglages supplémentaires via la vue B (la quasi-totalité des ensembles pour Reaktor dispose de vues A et B). La section Control regroupe un réglage d’octave (plus ou moins deux, non disponible sur l’original, et bienvenu puisqu’il permet de faire des sauts d’octave sur l’ensemble, au lieu du classique changement de pieds sur un seul oscillo à la fois) et un désaccord fin (global, plus ou moins sept demi-tons). En-dessous, on trouve les réglages de Glide, selon deux comportements (MM, identique à l’original, quasi constant, et Silver, option avec décélération finale), selon quel principe il se déclenche (toujours, seulement en jeu legato, désactivé) plus un réglage Time. Rappel : sur le Mini, le Glide originel est à taux constant (prenant en compte la distance entre les notes, ce que reproduit son pendant virtuel) et le Silver ici rajouté est à temps constant (ne prenant pas en compte la distance).
Dans l’exemple suivant, on commence par MM, puis Silver (intervalle maximum du clavier du Moog, 44 notes, de Fa à Do).
En basculant en vue B, on trouve un réglage Glide-Ramp permettant de définir le comportement du portamento, soit en mode Free Run (le glide atteindra la note visée sur la durée du release), et Gated (le portamento s’arrête à la hauteur atteinte au moment du relâchement de la note). Exemple dans le fichier audio suivant, de Mi à Do#, avec release (on reviendra sur le réglage typique du Moog), en mode Free Run puis Gated (le Do# est relâché à peine joué).
On en profite pour jeter un œil aux réglages Keyboard Legato, garants du comportement réel de l’instrument : la priorité de note peut être donnée à la plus haute jouée, à la dernière ou la plus basse, ce dernier choix étant le véritable comportement de l’original, obligeant à une articulation de jeu extrêmement précise si l’on veut tout simplement obtenir du son sur des phrases ascendantes. D’autant qu’il ne faut pas oublier que sur un Mini, les enveloppes ne se redéclenchent pas tant qu’on joue legato (Monark offre lui cette possibilité, dans la vue B, en réaction au Note On, ou au Note On et Note Off)… L’éditeur a même poussé le vice jusqu’à reproduire un comportement méconnu de l’original (sauf de ses utilisateurs…) : l’effet de pitch très léger lorsque l’on joue une note au-dessus d’une note maintenue, la première note variant alors dans une fourchette contenue entre 5 et 9 cents. Ça, c’est de l’attention portée au détail…
On le constate dans l’exemple suivant, dans lequel un Fa# est joué et maintenu, et que le Sol un demi-ton au-dessus est déclenché en quasi-trille. Un effet de vibrato/filtrage intéressant.
Enfin molettes de Pitch Bend et de modulation feront leur office, la première pouvant voir sa courbe et son amplitude modifiées en vue B (hélas pas de réglage à plus ou moins un ton, mais maximum une sixte, minimum une quarte) ; il faudra donc réapprendre à gérer sa molette finement si l’on veut des modifications subtiles et précises. Et on échappe à la modélisation du comportement d’origine, sans retour en position neutre de ladite molette.
Les sujets de sa Majesté
La section Oscillators regroupe quasi à l’identique les réglages et paramètres de l’original : trois oscillateurs, tous capables de fonctionner sous le spectre audible (position LO) et offrant cinq réglages de pieds (2’, 4’, 8’, 16’ et 32’), offrant les mêmes formes d’ondes, triangle, dent-de-scie, dent-de-scie triangulaire (remplacée par la dent-de-scie inversée sur l’Osc3), carrée, rectangle large et rectangle étroit, et un réglage de fréquence pour les Oscillos 2 et 3 (plus ou moins 7,5 demi-tons). Le switch déporté Oscillator Modulation de l’original est replacé en position centrale et renommé Mod (mais sa fonction est toujours de rendre possible la modulation de hauteur sur tous les oscillateurs).
L’original ne disposant pas de LFO indépendant, c’est généralement l’oscillateur 3 qui prend cette fonction, via le bouton Osc. 3 Control sur le Mini, et K.T. (pour Key ou Keyboard Tracking, suivi de clavier) sur Monark : si ce suivi est désactivé, l’Osc3 fournira une fréquence fixe réglable via le rotatif Frequency (disposant du coup d’une plage plus grande, quasiment six octaves comme sur le Mini) et s’il est placé sur LO, se transformera alors en LFO, assignable via les boutons Mod aux autres oscillos ou au filtre.
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L’autre source de modulation est le générateur de bruit, suivant un principe original, car selon le type de bruit sélectionné dans la partie Mixer grâce au switch dédié (bruit blanc ou rose), celui qui servira de modulation sera plus filtré que le premier (par exemple bruit blanc sélectionné, bruit rose en modulation). Les deux sources (Osc3 et Noise) seront combinées via le bouton Mix, et le taux de modulation sera géré via la molette du même nom. La vue B offre plusieurs réglages jouant sur la profondeur, la courbe et l’application de cette modulation au pitch et au CutOff, bien vu (voir l’encadré pour les autres réglages).
Tous ces oscillos sont totalement indépendants, à tel point que leurs formes d’ondes, a priori similaires, montrent de très légères différences, ce qui occasionne de temps en temps des battements intéressants. La capture d’écran montre les trois oscillos sur la même note, forme d’onde dent-de-scie. On peut très clairement voir (et entendre…) les différences (attention, il s’agit d’un zoom sur la fenêtre d’analyse).
On a ainsi très vite accès à des gros sons dont la richesse sera due à la légère « instabilité » des oscillos plutôt qu’à l’emploi de chorus ou autres effets de modulation, qui, aussi agréables qu’ils soient, n’en provoquent pas moins de dégâts sur les attaques d’un son.
Les trois états
On retrouve tout aussi bien la section Mixer, même si certains éléments ne portent pas le même nom ou n’ont pas le même design. Pour chaque oscillo, son bouton permettant de le router vers filtre/ampli, ainsi qu’un rotatif de volume. C’est en combinant le volume des trois que l’on arrivera à créer des formes d’onde plus complexes que celles d’origine. Est aussi présent le générateur de bruit d’origine avec son switch de sélection entre bruit blanc et bruit rose, permettant de produire aussi bien les bruitages habituels (mer, hélico pour prendre des clichés) que toutes sortes de transitoires avec les enveloppes appropriées.
Un bouton Load permet d’augmenter le volume des oscillos et du générateur de bruit, produisant ainsi une overdrive plus ou moins prononcée. Le petit témoin lumineux à côté reflète le taux de saturation induit, et rappellera aux nostalgiques le témoin de saturation d’entrée depuis l’External Input Volume de l’original.
Autre ajout, le rotatif Feedback, disposant de deux variations A et B (saturations différentes), au comportement parfois imprévisible (c’est ce qui est bon…), mais très efficace. C’est en fait un moyen de reproduire une pratique de certains instrumentistes, réinjecter le signal produit à partir d’une des sorties de l’instrument dans l’External Input, donc avant l’étage de filtrage et amplification. Le plus sûr moyen de produire des sonorités très agressives, et le Monark se comporte très bien de ce côté-là. Profitons-en pour dire tout de suite ce qui fâche, sans (trop) préjuger de la conclusion : les présets d’origine ainsi que les démos sont loin, très loin d’être à la hauteur du synthé, alors que l’on serait en droit d’attendre les sonorités habituelles qui ont fait le renom du Mini. Au lieu de ça, des lead techno, des basses « acides », dans un esprit plus Native que Moog, vraiment regrettable.
Pour finir, la section Filter & Amp contient l’incontournable filtre passe-bas 24 dB/oct. en échelle, augmenté ici (était-ce nécessaire ?), de deux autres passe-bas (premier et deuxième ordre) et d’un passe-bande 12 dB/oct. La modulation peut être activée ou non, comme sur l’original et les paramètres sont les mêmes : fréquence de coupure, résonance (Emphasis sur le Mini) et Contour (pour taux d’action de l’enveloppe dédiée, avec switch de polarité). Ce filtre est auto-résonant, c’est-à-dire que sans aucune entrée (tous oscillos et générateur coupés), et avec la résonance à fond, il délivrera une sinus (un peu plus riche qu’une simple sinus), dont on pourra modifier la hauteur via le clavier (si les deux K.T. sont activés) ou Contour/CutOff ou le Sustain de l’enveloppe.
Rappelons l’importance de cette enveloppe, du bouton Contour et des deux switches K.T. Louons d’abord sa rapidité (ainsi que de celle du volume), et précisons son comportement (similaire à celui de l’Amp Env) : comme on l’aura remarqué, il n’y a pas de bouton Release, sauf à considérer les deux switches Rel, qui ont juste fonction d’activation. Le Release sur le Mini est dépendant du Decay et de l’enclenchement du bouton Decay placé au-dessus des molettes. Une configuration particulière, mais qui n’a jamais empêché personne de s’en servir… La nouveauté de Monark est d’avoir inclus deux boutons (Rel) au lieu d’un seul, afin de pouvoir agir indépendamment sur l’enveloppe de filtre et celle de volume.
Quant aux boutons K.T., ils permettront d’assigner le suivi de clavier à la fréquence de coupure, selon quatre proportions, 0 %, 1/3, 2/3 ou 100 %. Ils sont fondamentaux. L’exemple suivant fait entendre ces quatre taux dans l’ordre.
Enfin, écoutons quelques-unes des sonorités du logiciel, notamment celles que l’on attend de ce type de synthé (rappelons qu’il n’y a aucun effet embarqué, et que tous ces sons gagneront à être dotés d’un délai, d’un chorus/flanger ou d’une réverbe. Ou de tous à la fois…).
Il faudra prêter attention au réglage Leakage, celui-ci ayant tendance à fort réglage à reproduire exactement la dernière note jouée (et le spectre complet associé) à – 80 dB de son niveau atteint (voir capture d’écran ci-dessus). Difficile de l’entendre comme ça, mais une fois dans le cadre d’un mix, on pourrait s’étonner d’avoir des crêtes ici ou là…
Bilan
Après la claque DIVA, on ne pensait pas en prendre une de nouveau si rapidement. C’est pourtant le cas avec Monark. Dans l’émulation du comportement analogique avec force « instabilité », bruits de fond, de désaccord, dans les détails, le son, la reproduction des qualités et des défauts de l’original, Native fait très fort. C’en est même parfois gênant, comme avec le pitch, ou la priorité à la note la plus basse, qui semblait reléguée au monde analogique pur, tant les virtuels et numériques nous avaient habitué à la course dans un sens comme dans l’autre sur toute l’étendue du clavier. Mais tant mieux, ça poussera à retravailler legato et staccato (et puis, on peut aussi la désactiver, mais c’est se priver d’une certaine authenticité).
La consommation CPU est raisonnable, mais si l’on fait un simple calcul, un accord quatre/notes si l’instrument était polyphonique aurait le même résultat que son concurrent (du moins pour le Mini) DIVA : bécane à genoux… Pas de gros défauts (hormis les présets, ne mettant pas en valeur du tout le synthé), et beaucoup de plaisir à jouer avec l’instrument, on a vite fait de paramétrer les contrôleurs du clavier maître pour tourner les potards dans tous les sens. Bref, en un mot, bravo. Ah non, un autre : encore.
Addendum
Certains Afiens ayant fait remarquer le petit nombre d’exemples illustrant les sons de Monark, en voici deux autres qui devraient rappeler bien des souvenirs, placés dans un mix complet (ou presque). Sur le premier exemple, Monark se charge de la basse.
Sur le second exemple, de la basse et du thème.
Remerciements
N’ayant pas de Minimoog, et ne pouvant compter sur ma seule mémoire à l’occasion de ce test, j’ai questionné les spécialistes du genre, qui ont répondu avec précision et sollicitude à mes nombreuses interrogations. Qu’ils soient ici remerciés.
D’abord le sieur Synthwalker, dont vous pouvez lire les nombreux tests sur AF, et compagnon de route depuis 13 ans…
Ensuite Yves Usson, dont vous avez pu connaître grâce au sieur précédent l’excellent Minibrute. Plus d’infos ici.
Enfin Benoît Widemann, que l’on ne devrait plus présenter aux amateurs de musique, tant son parcours a marqué la musique improvisée. Si vous voulez écouter ce que donnent les claviers mythiques sur scène, dans leur version réelle ou virtuelle, entre les mains d’un musicien sachant en tirer toutes les subtilités, écoutez les nombreux albums encore disponibles et foncez par exemple le 4 avril au Baiser Salé à Paris. Toutes les infos et dates sont là.
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