Initialement sorti 2012 et après bien des péripéties, Tracktion nous revient dans une version 5 qui montre que son développeur n’a rien perdu de son à-propos.
Tracktion avant…
Pour ceux qui auraient loupé quelques épisodes, rappelons qu’à sa sortie en 2002, Tracktion avait opéré une petite révolution dans le monde des séquenceurs logiciels en développant des idées réellement novatrices en termes de fonctionnalités, d’ergonomie et de workflow. En vis-à-vis des Cubase, Pro Tools, Logic ou Sonar reposant à peu près tous sur le même fonctionnement et la même organisation, le soft de Raw Material Software jouait la carte de la différence en proposant un environnement de travail autrement plus simple à comprendre puisque basé sur une unique fenêtre dont l’agencement était d’une lumineuse évidence : au lieu de démultiplier les panneaux, onglets et fenêtres, Tracktion proposait une seule et une unique fenêtre avec à gauche les entrées, au milieu l’espace d’édition/arrangement, et à droite les sorties, cependant qu’au bas de l’interface, un panneau multi-fonction contextuel permettait d’accéder au paramétrage des divers éléments. L’avantage de cette disposition, c’est qu’elle permettait de visualiser de manière extrêmement simple le trajet du signal, en abolissant la rupture qui existait partout ailleurs entre les pistes à l’horizontale et la table de mixage à la verticale.
L’usage de Tracktion était d’autant plus évident qu’à peu près tout s’y gérait par simple Cliquer/Glisser, en se départissant du mimétisme en vogue chez les concurrents : pas besoin d’avoir des slots fixes d’insert pré ou post-fader ici, il suffisait de glisser son effet avant ou après le fader sans trop de poser de question. Et cette simplicité ne se faisait pas au détriment de la puissance puisque le soft gérait, bien avant Reason et ses Combinators, des racks virtuels permettant de combiner graphiquement plug-ins d’effets ou instruments virtuels pour faire des méga-patches bien complexes. Ajoutez à cela la gestion des objets audio (la possibilité d’appliquer un effet à un conteneur uniquement, en plus des effets de pistes) ou encore un système d’édition in-line allégrement pompé ensuite par la concurrence, et vous aurez compris que le soft, que nous avions testé en V1.6, avait tout pour devenir un succès.
Dans ce contexte, le rachat du logiciel par LOUD Technologies (Mackie) pouvait se comprendre et augurait du meilleur en termes de moyens mis à la disposition de son auteur, le génial Julian Storer. Hélas, les choses ont ensuite tourné au vinaigre, LOUD Technologies se contentant d’utiliser Tracktion comme de la vulgaire viande à bundle, un simple faire-valoir pour vendre les consoles, contrôleurs ou interfaces audio Mackie (un peu d’ailleurs comme ce que fait actuellement Behringer avec EnergyXT qui, lui aussi, était très prometteur). Loin de se tourner les pouces, Julian Storer profita de cette période de jachère pour développer JUCE, un ensemble de librairies C++ multi-plateformes utilisées par un très grand nombre de développeurs audio (Arturia, Cycling 74, Korg, M-Audio, PreSonus, Image Line, TC Group, Ueberschall, Echo Audio, Overloud, Merging, entre autres…) et à l’heure du 64 bits et tandis que de nouveaux venus comme Studio One ou Bitwig débarquaient, on pensait Tracktion mort et enterré… Jusqu’à ce que Julian publie sur YouTube une vidéo expliquant que le projet allait reprendre et qu’une nouvelle version allait voir le jour, dans le contexte d’une nouvelle société.
Goodbye LOUD Technologies donc, et bonjour Tracktion Software Corporation, la nouvelle société de Justin qui, après avoir racheté le soft, s’est empressée d’en sortir une version 4, sans trop de nouveautés autres que le support du 64 bits sous Windows et Mac OS X, ainsi qu’un portage… sous Linux ! Et un nouveau prix autrement plus démocratique, le soft étant désormais proposé nu au prix de 45 €.
Bien accueillie par la communauté, cette version 4 fut très vite suivie d’une version 5 proposant de vraies nouvelles fonctionnalités, et déjà mise en jour en 5.3 : la version qui nous occupe aujourd’hui. La 5.3.9 pour être exacte. Voyons à quoi cela ressemble.
Tracktion maintenant…
Si la version 4 était pauvre en nouvelles fonctionnalités, cette version 5 apporte son lot de nouveautés, à commencer par le fait qu’un projet peut désormais s’organiser en différents « Edit » qu’on pourra ouvrir dans différents onglets, à la manière des navigateurs web. Comme dans Chrome ou Firefox, chaque onglet est évidemment susceptible d’être détaché pour être placé, par exemple, sur un autre écran. Toutefois, au-delà de ce détail d’interface, ce sont plus les interactions entre ces onglets, et donc ces fameux Edit, qui s’avèrent intéressantes. Qu’est-ce qu’un Edit ? Ce n’est ni plus ni moins qu’une sous-partie de votre projet, un sous-projet en soi qui peut comprendre autant de pistes, d’instruments ou d’effets que vous le souhaitez. L’intérêt, c’est que les différents Edits entretiennent entre eux des liens dynamiques : je vous explique ça.
Imaginez que pour le projet « MySong », vous ayez deux Edit appelé « Intro » et « Verse ». Après avoir réalisé 4 mesures dans « Intro », Tracktion vous permet de glisser l’onglet « Intro » sur une piste de « Verse », ce qui aurait pour effet d’y bouncer tout le contenu de votre intro en un simple fichier audio stéréo. L’intérêt sautera évidemment aux yeux des musiciens électroniques et des beatmakers qui travaillent par boucles. Une fois satisfaits d’un pattern qu’ils ont créé sur une dizaine de pistes dans un Edit, ils peuvent ainsi l’exporter dans un Edit tout neuf dans lequel il se résumera à un conteneur audio, permettant de faire place nette et de se concentrer sur la suite du morceau.
C’est bien gentil, me direz-vous, mais un simple bounce/mixdown de pistes, tous les séquenceurs savent le faire. Certes, certes. Sauf que le bounce en question garde un lien dynamique avec le projet dont il est issu. Je m’explique : admettons que votre Edit de 10 pistes pour l’intro ait été bouncé dans l’Edit « Verse », histoire d’avoir de la place pour bosser sur la suite. Sachez que même si vous avez fermé l’Edit « Intro », vous pouvez à tout moment le rouvrir pour le modifier. Et qu’en fonction de vos modifs, le bounce qui se trouve dans « Verse » sera automatiquement mis à jour.
Certes la chose ne présentera pas un intérêt démentiel si vous faites du punk en power trio et que l’essentiel de vos projets tient dans une dizaine de pistes. Mais pour certains projets musicaux plus touffus comme on en gère parfois en musique ou en son à l’image, cette organisation modulaire est très bien vue en termes de « workflow ».
Outre le fait qu’elle permet de solliciter moins de ressources machine, elle pousse surtout à découper la grosse tâche complexe qu’est la production d’un morceau en plusieurs sous-taches plus simples à accomplir parce qu’on se concentre alors sur l’essentiel au sein d’une interface qui n’affiche que le strict nécessaire. On pourra s’en servir pour bosser séparément les différentes parties d’un morceau (intro, couplet, refrain, etc.) ou pour travailler dans la verticalité : batterie, guitares, sections cordes ou cuivres, chœurs, etc. Bref, c’est malin comme tout et permet d’éviter de se fader des projets de 250 pistes où la fenêtre d’arrangement prend des airs de défragmenteur de disque dur.
Mr Freeze à tous les étages
Autre invention brillante de cette version, la fonction Freeze s’avère autrement plus évoluée que chez la plupart des concurrents. En effet, tandis que dans quantité de DAW, la seule latitude qu’on nous offre est de freezer soit un instrument virtuel, soit les effets qui lui sont appliqués, soit les deux, Tracktion vous laisse choisir jusqu’à quel point de la chaîne vous désirez effectuer votre freeze. La chose se passe comme pour l’insertion d’un nouveau plug-in, à ceci près qu’on insère ici un point de Freeze qui gèlera tout ce qui le précède en audio sans toucher à ce qui suit. De la sorte, vous pourrez ainsi freezer un simulateur d’ampli/HP gourmand en ressources, sans pour autant geler l’EQ qui est derrière pour garder son contrôle en temps réel lors du mix. C’est très bien vu.
Cette souplesse de l’outil Freeze s’accompagne en outre d’un outil si évident qu’on se demande pourquoi il n’équipe pas déjà depuis des lustres tous les concurrents : un visualiseur de process. En cliquant sur le petit compteur de ressources qui se trouve dans le coin supérieur droit du logiciel, vous accédez ainsi à une fenêtre qui vous affiche tous les effets et instruments chargés dans votre projet avec, pour chacun d’entre eux, son emplacement (piste ou rack auquel il est affecté), la charge Processeur et la latence. Par ce biais, il devient ultra-simple de repérer les gros consommateurs de ressources et de freezer à bon escient ce qui a vraiment intérêt à l’être en laissant le reste en temps réel pour ne pas alourdir le workflow. Une nouvelle fois, et même si c’est un détail du logiciel, c’est très bien vu et il ne manque qu’une indication de la consommation de mémoire vive pour que ce soit parfait.
Rock’n Roli
Côté MIDI, on note aussi des choses très intéressantes, avec l’apparition d’un nouveau type de clip, en plus des conteneurs audio et MIDI que l’on connaissait déjà : le Step-Sequenceur Clip. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un système de grille qui s’avère autrement plus pratique qu’un piano roll pour programmer des batteries électroniques par exemple, même si l’outil peut être utilisé avec n’importe quel type d’instrument. Voilà qui facilitera la séquence, cependant que pour les performances MIDI plus classiques, Tracktion propose désormais un outil de Comping MIDI.
La chose fonctionne exactement de la même manière que le Comping Audio, permettant d’agréger en une seule piste les meilleurs moments issus de prises différentes. L’idée s’avère si évidente qu’on se demande bien pourquoi elle n’est pas déjà chez tous les concurrents…
Soulignons-le enfin : à la manière de Steinberg et de son Note Expression, Tracktion gère désormais les automations MIDI de manière beaucoup plus fine, au niveau même de la note. Il est en outre, à notre connaissance, le premier séquenceur à être compatible avec le fameux clavier Seaboard de Roli, ce qui permet de gérer au mieux le pitch bend polyphonique de ce dernier, entre autres paramètres qui outrepassent de très loin ce que le bon vieux MIDI est capable de faire.
Bref, en regard d’une mise à jour proposée à 22,50 €, cette version 5 propose suffisamment de nouveautés pour justifier son achat auprès des possesseurs de versions antérieures. Cet avis favorable ne l’empêche pas, toutefois, de souffrir de nombreux défauts plus ou moins ennuyeux.
Peut mieux faire
Malgré son prix agressif, son ergonomie globale, sa présence sous trois OS et ses excellentes idées, Tracktion n’est pas, en effet, exempt de tout reproche. Outre une localisation en français catastrophique parce que laissée aux bons soins de la communauté et de Google Trad, on pestera en premiers lieux sur quelques bugs qui viennent un peu gâcher la fête. Certains plug-ins non reconnus sous Mac OS X, des notes coupées lors de bounce d’Edit sous la version Windows : certaines petites choses agacent, même si le soft s’est révélé stable et que l’essentiel tourne bien. Sachant l’ami Julian particulièrement réactif pour corriger ce genre de problèmes, on ne s’inquiétera pas trop sur le fait que ces petits désagréments perdurent.
Par ailleurs, on regrettera la grande aridité de Tracktion du côté des effets et des instruments proposés : le soft a beau ne pas être cher et compatible AU/VST, ce qui lui permettra d’accueillir de nombreux freewares, il n’est pas à la hauteur de ses concurrents, même moins chers, sur ce point précis. Très (trop) rudimentaires pour la plupart, les effets sont dépourvus de presets et si la présence de Racks prêts à l’emploi vient compenser certains manques, cela se fait au détriment de la simplicité : compenser l’absence d’un delay multitap par un chaînage de delay rend le paramétrage de l’effet plus laborieux qu’il ne le serait avec un vrai plug-in dédié et viendra compliquer la vie des débutants alors que le soft semble pourtant idéal pour ces derniers. Précisons en outre que le soft manque de pas mal d’outils : pas de simulateur d’ampli guitare, pas de processeur à convolution, pas d’outils permettant de bosser en M/S, ni d’utilitaires de visualisation ou de mesure, etc.
Côté instruments virtuels, c’est pire encore, puisqu’en marge d’un petit sampler très basique, on ne dispose d’aucun autre instrument. La chose serait moins embarrassante si le sampler en question était fourni avec des banques prêtes à l’emploi, mais ce n’est pas le cas hélas. Bref, Tracktion dispose d’une belle marge de progrès de ce côté.
En marge de ces lacunes que des freewares pourront aisément compenser, on déplorera de nombreuses autres lacunes plus ou moins gênantes suivant vos attentes : sans parler de l’absence d’éditeur de partition, on regrettera surtout le fait que le soft soit incapable de gérer la quantisation de l’audio en passant par un système de slices ou qu’il ne permette pas d’édition audio à la Melodyne.
Et étonnamment, c’est finalement sur l’ergonomie, a priori LE point fort du logiciel, que l’on aura aussi des choses à redire. En premier lieu, on pestera sur le manque de hiérarchisation des infos et commandes, notamment dans les panneaux de propriétés ou d’édition : tous les boutons font la même taille et sont jetés pêle-mêle de sorte qu’on peine souvent à trouver la commande que l’on cherche. Certes, des codes couleur sont là pour aider, mais ils ne résolvent pas à eux seuls cette impression de fouillis, à plus forte raison quand on est daltonien…
On s’étonnera aussi de certaines limitations étranges : il n’est ainsi pas possible de changer le tempo du projet en double-cliquant sur sa valeur dans le bloc de lecture, et il faut passer par un panneau d’édition dédié, ce qui alourdit juste une manipulation de base sans bénéfice apparent.
Enfin, bien qu’on apprécie le fait de tout gérer depuis une fenêtre unique et bien qu’il soit très agréable de pouvoir dimensionner à loisir l’espace de travail, force est de constater que certains textes ont vite fait d’être illisibles : lorsque vous avez 5 ou 6 inserts sur une piste, bon courage pour voir qui est quoi dans vos effets au premier coup d’œil. Bien sûr, il s’agit là d’un problème lié au fait que Tracktion propose une table de mixage disposée dans la verticale, ce qui contraint drastiquement l’espace.
Si cet agencement présente d’ailleurs de nombreux avantages en termes de compréhension du routing, il pose donc d’autres problèmes et on s’en rend compte, c’est souvent sur ce détail que les avis sur le soft divergent. Quand certains trouvent l’idée lumineuse, d’autres y voient un progrès discutable qui complique la tâche de mixage, sans doute parce que les habitudes ont aussi la vie dure.
De fait, je ne saurais que trop vous conseiller d’essayer la version d’évaluation du soft pour vous faire votre propre avis sur la question. Car c’est essentiellement sur ce point que vous saurez si, oui ou non, Tracktion vous convient.
Conclusion
Tracktion 5 n’est certes pas parfait, mais il n’en est pas moins l’un des tout meilleurs séquenceurs du marché grâce à une ergonomie et des idées réellement pertinentes. Il a en outre le mérite de chercher à faire bouger les choses, son auteur regorgeant d’inventivité. De fait, c’est clairement un séquenceur avec une identité et des partis pris forts. Simple à prendre en main sans pour autant paraître limité, il pêche certes par certaines lacunes (côté bundle notamment), mais se rattrape par un prix extrêmement agressif qui le positionne en redoutable concurrent du Reaper de Cockos, de l’Acid Music Studio de Sony Creative Software (très orienté boucles), du Music Creator Touch 6 de Cakewalk (séquenceur tactile) ou encore du Podium de Zynewave (de facture plus classique) qu’on peut tous acquérir pour moins de 50 €, en sachant qu’en dehors de Reaper, tous ces logiciels sont cantonnés à Windows, tout comme le Magix Music Studio 2 que, personnellement, je ne recommanderais à personne.
Si la mise à jour s’impose donc pour tous les anciens utilisateurs de Tracktion, ceux qui cherchent un séquenceur à moins de 50 euros seront bien inspirés de télécharger la version d’évaluation pour se faire une idée, en sachant que le peu d’informations dont nous disposons sur les futures versions du logiciel s’avèrent déjà enthousiasmantes. Une affaire à suivre de près donc.
