Bien plus que leader d'Eiffel, Romain Humeau évoque ces esprits du XVIIIe siècle s'intéressant autant à la philosophie qu'aux mathématiques ou à la poésie. Touche-à-tout aussi avide d'apprendre que de transmettre, il revient avec nous sur les multiples dimensions de son métier à l'occasion de la sortie de Mousquetaire #2, son nouvel album.
Violoniste, guitariste, batteur, chanteur, auteur-compositeur et arrangeur, enregistrant et mixant lui même ses albums, Romain Humeau réussit l’incroyable pari d’avoir plus de casquettes qu’un peloton du Tour de France sans jamais prendre la grosse tête pour autant. Alors que sort Mousquetaire #2, son troisième album solo, cet infatigable artisan de la chanson qui, en dehors de son groupe Eiffel, a travaillé avec Noir Désir, Bernard Lavilliers, Gaëtan Roussel et signé une adaptation musicale de Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Tournier pour France Culture, revient sur les 1001 facettes de son métier avec un franc parler qui fait plaisir à entendre. L’occasion de discuter matos et technique audio comme de théorie musicale, de l’état de l’industrie du disque et du spectacle comme du hip-hop ou de la substitution tritonique : bref, un gentleman saltimbanque qui semble tout droit sorti d’une BD d’Hugo Pratt, soit le genre de gaillard qu’on aime chez Audiofanzine.
Portrait d’un mousquetaire
Ça y est !
Oui, à ma manière. Je ne suis pas un grand expert, mais j’aime beaucoup cette musique. Je suis un peu old school mais j’aime beaucoup le Wu-Tang, les Beastie et suis un gros fan de Gorillaz, même si ce n’est pas vraiment du Hip Hop.
Ce qui est très proche de moi dans le Hip Hop, c’est que je suis batteur à la base et que j’adore le rythme pur, au point d’être attentif au rythme quand je marche ! En fait, je m’intéresse à tout dans la musique que je vois toujours selon trois axes : en abscisse, à l’horizontale, on a la mélodie soumise au temps, et donc le rythme, et en ordonnée, à la verticale, on a l’harmonie tandis que dans la profondeur, on a la production. Et tout cela m’intéresse, qu’on l’aborde du point de vue technique ou sensible, car pour tout est lié.
Justement, dans les années 90, la musique électronique et le hip-hop envahissent le paysage musical et la prod et la recherche du son prennent alors le pas sur la composition et l’harmonie qui étaient primordiaux dans les années 80. Quel regard portes-tu sur cette évolution ?
Je trouve ça dommage, l’apport d’une nouvelle chose ne devant pas exclure ce qui a été fait avant. Et c’est pour ça que j’aime beaucoup Gorillaz : on a des Boom Machines minimalistes et une scansion hip-hop, mais ça n’empêche pas d’avoir des progressions harmoniques qui empruntent autant à la musique renaissante qu’à la musique 60’s des Beach Boys, presque fleur bleue. On retrouve beaucoup cela dans Plastic Beach, notamment dans Stylo avec Mos Def et Bobby Womack où l’on a beat super simple et une modalité harmonique vraiment excellente. Ceci dit, je peux prendre beaucoup de plaisir avec quelque chose de très minimaliste : juste un rythme et une voix, ou même un sample ‘Nature & découverte’ avec un bruit de gravier qui tombe…
On assiste en ce moment à un revival des années 80 au niveau du son avec un retour en force des synthés. Crois-tu qu’au-delà du son, on va aussi revenir à des choses plus sophistiquées dans l’écriture comme pouvaient le proposer XTC ou Talk Talk [NDR: Romain est un grand fan de Partridge] ?
Je ne sais pas, mais je pense qu’en France, on va revenir à rien du tout. Je suis désolé si je parais dur, mais en France, depuis 4–5 ans, tout le monde se réclame de Ian Curtis alors que la plupart des groupes font du Rose Laurens ou du Jackie Quartz. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut faire la différence entre l’écriture et le son : on peut certes avoir le même son que dans les années 80, mais ce n’est pas pour autant qu’on en a la musique. Or, je pense que quand on prétend faire de la chanson, il faut déjà avoir un bon piano-voix ou guitare-voix. Ce n’est qu’après qu’on peut se coller à la prod.
Pourtant, quand on considère le cas d’un Angel sur le Mezzanine de Massive Attack, on s’aperçoit qu’il n’y a pas réellement de chanson, que ce n’est que de la prod, et pourtant le titre marche…
On est effectivement à la frontière et je ne veux pas sortir de vérité absolue, mais quand on prétend faire de la chanson, mon conseil c’est de commencer par avoir cette dernière qu’on va ensuite produire. Ceci étant, je n’ai rien contre le son pur, bien au contraire, que ce soit chez Massive Attack ou Aphex Twin que j’adore. Lors d’une soirée bien arrosée, j’ai en tout relevé le défi de jouer les 30 chansons du moment avec les mêmes accords : mi mineur, do, sol, ré. C’est assez sidérant mais tout est fait ou presque avec ça dans ce qui marche.
À quoi est due cette pauvreté selon toi ? Aux maisons de disque qui ont industrialisé la fabrication de la musique ou au manque de culture des compositeurs ?
Je pense que les deux sont liés. Les maisons de disques favorisent le manque de culture parce qu’elles poussent au formatage, à faire ce qui a déjà marché de peur de ne pas vendre, en disant que c’est nouveau juste parce que l’artiste s’est teint les cheveux ou s’est fait greffer un pied sur la tête. En France, on a en outre un système éducatif qui dégoute les gamins de la musique en les gavant de solfège. J’ai beau être proconservatoire et prosolfège qui sont pour moi des passages nécessaires, il faut commencer par jouer pendant 4–5 ans. C’est la chance que j’ai eue avec mes parents.
Ton père est facteur de clavecin et ta mère est flûtiste. Ce sont sur ces instruments que tu as commencé ?
Non, j’ai commencé avec le violon à l’âge de 5 ans et demi sans savoir lire la musique, et j’en ai fait 4 ans en autodidacte avant d’apprendre à lire la musique, et j’en ai fait 15 ans en tout. Et mon père m’a appris les rudiments de la guitare. Du coup, j’ai fait le conservatoire assez tard finalement, mais je l’ai fait en 4 ans et j’ai eu mes prix : j’avais fait tellement de musique avant que du coup, le solfège, l’harmonie, l’histoire de l’art, le contrepoint rigoureux n’étaient pas du tout une corvée pour moi. Ça m’agace d’ailleurs de voir les gens qui râlent sur le solfège, comme si c’était une corvée d’apprendre à lire la musique.
Peut-être est-ce dû au fait que beaucoup découvrent avec le solfège que la musique, derrière l’apparente facilité que peuvent donner les artistes, est une affaire de travail, tout comme la pratique instrumentale ?
Oui, on a cette impression que les artistes marchent sur l’eau alors qu’au-delà de 3 % de génie, on trouve 97% de sueur et que jouer de la guitare, de la batterie ou même chanter, ça esquinte. Je n’arrête pas de me casser la voix, de me la décasser, de compter le nombre de jours dont je dispose pour me reposer…
Justement : en réécoutant tes premiers enregistrements de l’époque d’Oobik and the Pucks et des premiers Eiffel, j’ai l’impression que tu chantes de mieux en mieux au fil des albums, avec moins de tics vocaux. Et même au niveau de la prod, on a l’impression que ta voix est plus directe, sans artifices. C’est quelque chose que tu as travaillé ?
Oui j’ai travaillé parce que je me suis fait beaucoup critiqué sur la façon un peu maniérée que j’avais de chanter, pleine de mélismes. Et ces critiques étaient bonnes. En fait, je le savais quand j’étais gamin, mais comme tout le monde, je suis assez pudique. Et quand tu es pudique, c’est là que tu en fais le plus vocalement. Et puis il y a aussi tout bêtement l’expérience, l’assurance. Quand tu as fait 800 concerts et que tu t’es pété la voix à plus en pouvoir, tu finis par mieux gérer ta voix. La seule chose que je regrette dans tout ça et avec l’âge, c’est d’avoir perdu un peu de ma voix de tête parce que j’adore chanter avec une voix d’enfant. Je suis jaloux de Franck Black qui peut gueuler comme un putois et chanter comme ça.
Tu as pris des cours de chant ?
En conservatoire oui, mais ça n’avait rien à voir avec ce que je fais. J’étais ténor et je n’avais pas le droit de dépasser le ré alors que je passe mon temps à chanter au-dessus et je rajoute du nez ou de la gorge, ce qu’il ne faut pas faire. Par contre, j’ai quand même les bases : diaphragme, colonne d’air tellurique, aller chercher l’énergie, d’où le ‘Je suis un arbre’ du quart d’heure des ahuris. Tu vas chercher le son dans la terre, tu le fais passer par ton corps, sortir par la bouche et ça passe par l’air qui revient à la terre. J’adore cette idée.
Parole de romanos
C’est toi qui a enregistré et mixé le disque ?
On l’a enregistré et réalisé avec Nicolas Bonnière, mon ami guitariste qui est aussi dans Eiffel et producteur, et je l’ai mixé. Tout a été fait dans mon studio : le Studio des Romanos.
Pourquoi s’appelle-t-il ainsi ?
Parce qu’il a été itinérant pendant douze ans : j’avais tout le matos, mais je n’avais pas l’endroit. On s’est posé à Bordeaux, et on a trouvé le lieu : 120 m2, 4 mètres de hauteur sous plafond. J’y ai fait les Eiffel, les Romain Humeau…
T’as une bonne room pour la batterie du coup ?
Oui et j’en suis très fier. Il y a bien sûr des choses à améliorer, mais tu peux mettre les micros à 4m du kit. D’ailleurs, je mets plusieurs Room. Je prends en général la batterie sur 22 ou 24 pistes, quitte à ne pas tout utiliser ensuite : Trash Ambient, ambiance de proximité, et des micros complètement dégueulasses très haut que tu mets super derrière pour ramener du jus. J’essaye aussi de jouer avec les phases : sur Nyppon Cheese Cake, en jouant sur le hors phase et un glockenspiel, j’essaye de donner l’impression que le son sort de derrière quand tu écoutes au casque.
Et côté MAO ?
Je bosse sur Pro Tools que l’on connait vraiment par coeur avec Nicolas Bonnière. Il faut dire que Mousquetaire #2, c’est 12 mois de travail 17 heures par jour étalés sur deux ans. Et je ne parle même pas de tous les arrangements de cuivres, de cordes, les programmations, des choses que tu enregistres pour les jeter ensuite.
Justement puisqu’on parle de cordes, je sais que tu écris pas mal de cordes pour les autres comme pour toi et que les budgets ne sont pas toujours compatible avec le fait d’enregistrer avec l’orchestre de Radio France voire même d’aller en Bulgarie. Du coup, tu utilises des instruments virtuels ?
Quand c’est Bernard Lavillier, Christian Olivier des Têtes Raides, Noir Désir ou encore Gaëtan Roussel, les maisons de disque ont un budget. Donc j’écris les cordes et je vais les enregistrer à Londres avec Sally Herbert aux Studios Rak. Pour Mousquetaire #2, je n’avais pas le budget, mais du coup je fais appel à mon ami Joe Doherty qui est violoniste et altiste. J’écris tout sur partition et il se tape toutes les parties qu’il quadruple…
Carrément !
Éventuellement, je double avec de la programmation pour épaissir en sous-mixant et bien sûr, comme Joe n’est pas contrebassiste ni violoncelliste, je programme aussi contrebasse et violoncelle. À la fin, j’ai donc deux parties d’alti quadruplées, j’ai deux parties de second violon quadruplées, j’ai deux parties de premier violon quadruplées en plus de mes programmations.
Ton studio est collé à la maison où tu vis. N’est-ce pas aliénant à force ?
Si, mais il y a aussi de bons côtés. Avec ma femme, Estelle, qui joue avec moi, nous avons une fille et nous nous étions dit que, comme nous partions souvent en tournée, il fallait vraiment qu’on trouve un moyen pour être avec elle lorsqu’on revenait, plutôt que de repartir ailleurs pour aller en studio. Le côté aliénant en revanche, c’est surtout pour moi lorsque je rentre en pré-prod et que je commence à faire la chasse aux masquants fréquentiels : tu commencerspar corriger un problème qui t’a sauté aux oreilles sur une guitare, et dès que c’est fait tu en entends un autres, puis ce qui ne vas pas sur les crash, sur le kick, sur la caisse claire, etc.
Oui, tu te fais happer littéralement… Comment arrives-tu d’ailleurs à mettre fin au projet dans un studio où le temps n’est pas compté ?
Ce n’est jamais complètement fini même si à un moment, tu sens que tu arrives au bout de quelque chose. Mine de rien, je suis assez méthodique et j’ai une idée précise des choses à faire pour qu’un disque sonne à peu près bien. Tant que ça n’est pas fait, je ne suis pas du genre à abandonner en cours de route, mais une fois que je suis allé au bout de ma démarche, il est temps de passer à autre chose.
Tu rouvres des anciens projets ?
Je déteste faire ça, même réécouter mes anciens disques. Là, le label Pias voudrait qu’on sorte des pressages vinyles des anciens Eiffel qui n’ont jamais existé sous ce format. Du coup, il faut faire un mastering vinyle pour cela, sachant que certaines maisons disques pressent actuellement des vinyles à partir de MP3. Et ça, c’est hors de question pour Eiffel.
Le vinyle, c’est quelque chose auquel tu es attaché ?
Je le dis sans problème : je préfère 1000 fois le son de Mousquetaire #2 sur vinyle plutôt qu’en digipack, parce qu’avec le numérique et la volonté de concurrencer les niveaux sonores de ceux qui sont à burne, tu perds 12 dB de dynamique. Avec le vinyle, ton disque sonne moins fort, mais quand tu montes le volume de l’ampli, tu te prends les kicks dans la gueule et j’adore.
La fameuse Loudness War…
Oui, je me souviens du dernier Pixies : quand t’écoutes Head Carrier, tu te rends compte qu’une note susurrée à la guitare acoustique est aussi forte que quatre murs de Marshall, il n’y a plus de grosse caisse, plus rien, tout est écrasé. Alors que quand tu écoutes Trompe le Monde ou Doo Little faits 20 ans avant, dès que tu montes un peu le volume, c’est énorme !
Du coup, comment gères-tu tout cela en amont ?
Je mixe in the box et je somme sur un Chandler, puis je fais un petit prémastering où je travaille un peu la spatialisation en M/S avant d’envoyer tout ça au mastering. Pour cette étape, j’essaye de garder 15/16 dB de réserve, sachant que l’ingé va tasser ça derrière.
Ingé son qu’il faut bien choisir…
Ce qui me fait marrer, c’est que dans les maisons de disque, on va te parler d’un petit anglais qui masterise super bien… dans une piaule de 2 m2 avec Izotope. Et ils sont super contents quand le gars renvoie un gros carré. Il faut donc faire gaffe. Par contre, quand tu fais un mastering à Abbey Road ou Masterdisk, c’est autre chose. Les mecs savent ouvrir le mix, déphaser le bas qui prend beaucoup d’énergie tout en conservant la sensation de ce bas.
Pour revenir au matos, tu as une table ?
Oui, une Amek Matchless des années 80 dont les préamplis ont été construits par Neve. Elle est un peu rincée, mais je trouve qu’elle sonne bien. Avant je l’utilisais pour mixer, mais désormais je l’utilise pour le monitoring et l’enregistrement, aux côtés de préamps Avalon, Tubetech, Manley VoxBox et des vieux TL Audio tous pourris, mais qui sont très bien. Pour le mix, je renvoie tout sur mes 16 tranches Chandler. J’espère bientôt 32, sachant que sur mes projets Pro Tools, j’ai vite fait de me retrouver avec 120 pistes, mais vu que les 16 tranches coûtent 12 000 euros chez Chandler, ce n’est pas gagné…
Fan de Chandler donc ?
Oui, ça sonne grave ! Mais c’est « fat » aussi, donc si tu ne fais pas gaffe au bas dans ton mix sous Pro Tools (ce qui peut m’arriver en ce moment avec l’influence de Gorillaz), tu peux te retrouver avec des petites surprises à l’arrivée dans le bas.
Et tu utilises quoi comme écoute ?
Des KRK Exposé 88B qui ne se font plus, complétées avec des Genelec et des NS10, et parfois des petits systèmes de merde pour simuler un Auratone. Sachant que pour ma cabine de mix, un ami m’a recommandé de bosser avec Christian Malcurt, un acousticien qui a travaillé sur les studios d’Indochine et de Besson. Comme je n’avais pas l’argent pour acheter des matériaux hors de prix, il m’a donné des conseils qui m’ont permis d’obtenir une pièce tip top pour écouter.
Rom(ain) arrangé
Comment définirais-tu le rôle bien mal connu de l’arrangeur ?
Ça dépend de la marge de manoeuvre qui lui est laissée. Dans le cas de mes projets personnels, ce n’est pas un problème vu que je suis un artisan qui, comme un cordonnier, fait tout de A à Z. Mais au-delà, c’est très différent, déjà parce que l’arrangeur comme le producteur sont un peu des rôles qui ont été créés pour permettre un contrôle de l’artiste par la maison de disque. Mais l’idée, c’est que quand on a composé une chanson, on a une grille harmonique et une mélodie. Suivant le style désiré par l’artiste, l’arrangeur va écrire des parties de cordes, de cuivres, va choisir si la batterie va être jouée aux balais ou aux baguettes, si la basse va être jouée au doigt ou au médiator.
Ce genre de détail relève de l’arrangement ou de la prod ?
En fait, ça relève de l’orchestration. La chaîne, c’est Arrangeur – Orchestrateur – Producteur. Il y a un traité d’orchestration écrit par Berlioz qui m’a passionné quand j’étais gamin au conservatoire : il n’y est pas question d’écrire ou d’arranger la musique, mais de choisir les sons que tu vas utiliser. Est-ce que je vais mélanger le haut des flutes traversières avec le haut des violons ou le haut des altis, par exemple ? Car ça rend un son différent. Aujourd’hui, avec un synthé, ça va être le choix de mettre un filtre à telle fréquence par exemple, mais c’est la même chose.
OK pour le rôle d’orchestrateur, mais l’arrangeur du coup ?
L’arrangeur, pour moi, c’est celui qui va harmoniser. Si on a par exemple une chanson en la mineur par exemple (la-do-mi) avec une progression du type La mineur / Do / Mi7 / La mineur, l’arrangeur, c’est celui qui va décider de faire frotter un si bécarre contre le do en retard parce que la voix chante un mi et que du coup, on crée une tension qui va se résoudre ensuite. Mais avec l’apport des technologies modernes, l’arrangeur c’est encore celui va proposer de passer l’accord du Mi7 d’une guitare qui est à gauche en reverse dans Pro Tools sur les deux derniers temps de la mesure. C’est aussi de l’arrangement pour moi.
L’arrangement nécessite une bonne connaissance de la théorie musicale. Est-ce que ce savoir ne rend pas plus difficile l’accès à la simplicité que réclame la musique populaire ? La force d’un Angus Young, finalement, c’est de ne jamais avoir appris autre chose que les gammes pentatoniques, non ?
Oui, si Angus Young apprenait l’existence du Sol11, il est clair que ça pourrait lui poser problème. Après, tout dépend de ce que tu cherches et de tes goûts en la matière. Moi, AC/DC, je trouve ça génial pendant 2 morceaux, mais tout un album, ça m’ennuie. C’est aussi pour ça que dans les trucs que j’aime, je n’ai jamais cité Weezer ou Cranberries, mes références à moi, ce sont XTC, Blur, Gorillaz, les Beatles. Ok, il y a des hook, mais au-delà de ça, il y a toujours des astuces, des choses un peu étonnantes harmoniquement.
Il faut qu’il y ait ce petit plaisir intellectuel ?
Bonne question. Je cite Andy Partridge de mémoire qui a dit dans une interview : « j’aime les chansons de format classique sur le plan harmonique, mais il faut absolument qu’à l’intérieur, on puisse soulever le couvercle et qu’on y trouve une énorme surprise un peu effrayante ». Moi, c’est ce que j’aime dans la musique : tu donnes la main à l’auditeur, sans l’agresser tout de suite avec un cluster, tu le fais entrer dans la chanson, et une fois qu’il est entré, tu montes ton traquenard. Chez les Beatles, c’était la sixte napolitaine par exemple : ils étaient en Do Majeur et ils faisaient un la bémol. Comme beaucoup de gens, j’adore la substitution tritonique, ce côté je t’aime moi non plus de choses qui sont lointaines, mais qui du coup entretiennent un rapport intéressant. Dans l’album, il y a une chanson qui s’appelle Quixote et qui est en do mineur et comme j’aime beaucoup la musique baroque, je la commence par une Picarde, c’est à dire un do majeur, puis fa dièse majeur (le triton donc) avec une pédale de do et ce n’est qu’au couplet qu’on passe en do mineur. Je ne veux pas faire le malin, ça ne révolutionne rien vu que ça a été fait il y a 150 ans, mais par rapport au gros de ce qu’on entend à la radio, c’est déjà complètement dingue.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
À la radio actuellement, j’entends des chansons qui sont en la mineur, où la basse joue la, où le chanteur joue la, où un synthé avec un son de violon pourri joue la et la guitare joue la. L’unisson, c’est cool, mais on ne peut pas écouter ça toute la journée, car on n’est pas loin d’une forme de fascisme.
En vis-à-vis de cela, une de tes marques de fabrique, ce sont ces petites surprises harmoniques qui surviennent dans une chanson où on ne les attendait pas et qui sont déroutantes dans le bon sens du terme.
C’est aussi une manière de considérer l’auditeur, de lui dire ‘viens avec moi… ou pas’. Il faut être exigeant avec lui, ne pas forcément le caresser dans le sens du poil, c’est aussi ça l’aimer. Je cite d’ailleurs Jacques Chancel qui n’était pas Hanouna : « Ne donnez pas aux gens ce qu’ils aiment, donnez-leur ce qu’ils pourraient aimer. »
Le problème, c’est que le grand public plébiscite souvent le fait qu’un artiste fasse toujours la même chose, qu’il ne sorte pas des sentiers balisés. Ton parti-pris ne pose-t-il pas de problème sur le plan commercial ?
Bien sûr. D’autant que les maisons de disques te poussent à refaire la même chose. Du coup, le résultat, c’est qu’à la fin, tu touches moins de monde, mais que ces gens seront toujours là parce qu’ils sont entrés et ils sentent que tu les as considérés. On a en outre des contre-exemples qui sont très rares, mais qui existent : John Lennon avec Strawberry Fields Forever ou I am the Walrus où l’on trouve des inventions harmoniques et qui sont des tubes. Ou encore David Bowie avec Absolute Beginners : les trois premiers accords du couplet sont dingues. Ce sont vraiment mes idoles. Je me souviens d’une chanson où j’étais un tout petit content de mon coup, c’est Tu vois loin d’Eiffel. Le troisième accord est en fa# mineur, et quand tu es en mineur, le deuxième et le troisième degré sont diminués. Or là, il ne l’est pas : c’est fa# mineur, sol# diminué et le troisième, c’est si bémol mineur pur. Du coup, on est complètement à l’ouest harmoniquement parce qu’on a un si bémol en harmonie la dièse alors qu’on est en fa mineur où il y a un la bécarre. Et là, juste après, pouf : un II-V-I.
La ligne de basse sautillante de Damien Lefèvre est d’ailleurs vraiment excellente aussi sur ce morceau !
J’adorais le film Arizona Dream avec cette chanson chantée par Iggy Pop où la basse est faite à l’hélicon [NDR : In the Death Car], avec ce son un peu pataud d’animal fatigué.
Collaborer avec d’autres artistes, comme tu le fais avec Lavilliers, c’est plus simple ou plus complexe ?
Avec Bernard Lavilliers, ça n’a jamais été compliqué, car il y avait un vrai désir de part et d’autre. Mais au-delà de ça, je me sens déchargé quand je bosse pour lui, car ce n’est pas mon propos et ce n’est pas moi qui vais le chanter. Ça me fait beaucoup de bien.
50 nuances de crise
Autrefois, avoir un studio à domicile relevait du luxe. Aujourd’hui où les maisons de disques demandent de plus en plus aux artistes de se produire eux-mêmes, c’est devenu une nécessité. Penses-tu que la prochaine étape pour l’artiste ce soit d’avoir sa propre salle de spectacle, pour qu’il soit une sorte de solution tout-en-un ?
Contre mon gré, c’est ce que je fais. J’ai monté une société d’édition, un studio d’enregistrement et depuis peu un label avec Estelle et Guillaume Sciota, Seed Bombs Music, pour être indépendant. Là, on a fait 700 disques en prévente, ce qui est pas mal du tout, et on a dû coller les enveloppes nous-mêmes : l’artisanat donc. En même temps, les disques se vendent au moins dix fois moins bien qu’avant.
A ce sujet, excuse le côté provocateur de ma question, mais ne penses-tu pas que ce qu’on nous décrit comme une crise de l’industrie de la musique n’est pas en fait un retour à la normale et que c’est ce qui s’est produit durant les dernières décennies qui était parfaitement anormal ?
Oui et non. Dans les années 80, le haut du top se faisait des couilles en or à un point qu’on n’imagine même pas, et ce n’était pas normal. Personnellement, je suis pour la limitation du droit d’auteur et du droit d’artiste parce que je ne trouve pas normal qu’un mec gagne 10 000 euros par mois pour un single écrit il y a 20 ans. De la même manière, sur des festivals comme Les Vieilles Charrues ou les Eurockéennes, on voit des cachets d’artiste à 100 000, voire 250 000 euros ! À côté de ça, je gagne… 120 euros nets par concert, comme mes musiciens et techniciens. Un concert de Romain Humeau ou d’Eiffel, ça coûte de fait 3500 euros en tout. Et le pire c’est qu’à ce prix-là, on a des salles qui nous proposent 1500 à 2000 euros. Comment on fait du coup ? On ne peut même pas payer la baby sitter quand on n’est pas chez nous.
Comment fais-tu pour vivre, du coup ? J’imagine que quand tombe un plan comme l’adaptation de Tournier sur France Culture, ça fait du bien aux finances, non ?
J’ai bossé six mois sur le projet et on m’a payé… 4000 euros ! Mais je vis parce que je fais beaucoup de choses.
Du coup, quel conseil tu donnerais à quelqu’un qui débute dans ce métier ?
Il faut se donner le plus de choix possibles en apprenant le plus de choses possible. Je ne remercierais jamais assez mes parents pour ça. Quand j’ai dit à mon père : « Papa, je fais du violon, je fais de la batterie, je fais le conservatoire et je suis en première S mais maintenant, ce que je veux faire, c’est écrire des chansons et monter mon groupe ». La première chose qu’il m’a dite c’est : « Putain, je suis facteur de clavecins, on est bien barrés… ». Vu que ma fille est danseuse de flamenco, je me dis qu’on ne change pas une équipe qui merde. (rires)
Puis il m’a dit : « OK, mais sache que c’est pire que tous les autres métiers, c’est pire que de faire médecine, kiné ou tout ce que tu veux, parce que t’es obligé de tout apprendre. Il faut que tu lises, il faut que tu apprennes le son, que tu apprennes toutes les musiques et pas qu’une seule. »
Et c’est d’ailleurs ça que doivent faire les gamins qui veulent faire leur vie de la musique. Tu fais du hip-hop ou du rock ? Très bien. Mais va écouter le Sacre du Printemps de Stravinski ou même les pubs de Gotainer [NDR : il entonne la musique de la pub Belle des Champs], va lire Voyage au bout de la nuit de Céline ou Jean Teulé ! C’est d’ailleurs en lisant Céline ou Yourcenar que je me suis rendu compte à quel point la chanson est un art mineur, chose que je ne pensais pas étant plus jeune.
Récemment, je me suis aussi intéressé à l’épigénétisme et j’ai dévoré un livre de Bruce Lipton appelé la Biologie des croyances. Je suis en phase avec l’idée de l’homme comme miroir du monde : tout cela [NDR : il balaye de la main la pièce dans laquelle nous sommes], c’est moi qui le crée, et c’est tout cela qui me crée aussi.
Un grand merci à Romain et Guillaume !