David Tolomei est l’un des ingénieurs en mixage et réalisateurs artistiques les plus en vue des scènes indépendante et underground. Il a débuté en tant qu’assistant aux studios Avatar à New York, considéré comme l'un des studios commerciaux américains les plus prestigieux à l'époque. Par la suite, c’est toujours dans la "grosse pomme" qu’il a ouvert un studio dans le quartier d’East Village, où pendant près de huit ans il a enregistré, réalisé et mixé. Aujourd’hui, il travaille principalement dans son propre studio à Los Angeles. Parmi ses clients, il compte des artistes tels que Dirty Projectors, Beach House, Future Islands, John Cale, Miya Folick, PIXX, Torres ou encore Half Waif.
Bien que ses nombreuses années de travail en studio lui aient apporté toute l’expérience nécessaire en matière de processeurs matériels, David Tolomei mixe à présent presque exclusivement en MAO. Il est d’ailleurs est réputé pour la qualité de son utilisation des processeurs et effets. Audiofanzine a récemment eu l’occasion de s’entretenir avec lui à ce sujet, entre autres choses.
L’essentiel de votre travail, vous le faites pour des artistes indépendants ou underground, c’est bien ça ?
Ouais. Ça me correspond bien et ce sont des styles que j’écoute beaucoup. Et plus j’avance, plus je me dis qu’il y a un vrai potentiel qui n’est pas encore exploité dans l’industrie musicale, pour que certains de ces artistes qui font le lien entre des styles divers y trouvent leur place. C’est le cas de Half Waif, par exemple. Ceux qui recherchent quelque chose d’unique et d’ambitieux les respectent car il ne sont pas très « pop », qu’ils font une musique vraiment originale. Mais en même temps, je n’ai pas l’impression que ça limite leur public potentiel à une classe d’âge ou un groupe social défini. Je pense que beaucoup de gens peuvent apprécier ce qu’ils font.
Vous avez récemment travaillé sur l’album des Dirty Projectors ?
Le précédent album, l’album éponyme de cette année, et avec eux, on se retrouve dans la situation où Dave Longstreth [le leader du groupe] s’implique vraiment à tous les niveaux. C’est un authentique génie, et il a une idée particulièrement claire de ce qu’il veut. Il est très actif pendant la phase de mixage. On a passé une quinzaine de jours sur le mixage, et il s’y est vraiment beaucoup impliqué.
Et actuellement, vous êtes en plein mixage de l’album d’Half Waif ?
Oui.
Techniquement, ce projet, vous en êtes le réalisateur artistique, ou alors ne faites-vous que le mixer ?
J’ai la sensation que plus ça va et moins la réponse à cette question est simple. J’ai l’impression que de nos jours, les projets sont de plus en plus souvent caractérisés par un mélange de différents rôles. Au final, ce qu’il s’est passé, c’est que le groupe a pas mal travaillé de son côté pour faire quelque chose que je considère comme une production électro, ils ont probablement passé des mois à écrire et assembler les éléments avec Ableton. Et puis quand nous sommes entrés en studio, j’ai mis ma casquette de réalisateur artistique puisque j’avais l’expérience en matière de travail en studio. Et à partir de là, c’est devenu une collaboration. Donc je dirais que je suis dans un rôle tenant de la co-réalisation. Et pour ce qui est de mixer, j’ai plein d’idées. Le mixage, c’est probablement le domaine dans lequel je me sens le plus à l’aise et le plus créatif. J’adore les technologies actuelles, et j’aime voir jusqu’où elles nous permettent d’emmener un mixage. J’ai appris le métier auprès de gens vraiment très « old-school » pour qui, dans les années 60–70, le boulot consistait à ne pas se rater. Il fallait équilibrer les pistes, mettre une réverbe, jouer avec les volumes et c’était fini. Le mixage était loin de ce qu’il est aujourd’hui.
Comment faites-vous pour rendre vos mixages si originaux ? Que faites-vous qui soit si unique ?
Je crois profondément que puisque les temps changent et que les technologies font de même, soit on tire le meilleur parti de ces changements, soit on finit par être dépassé. Du coup, le mixage en MAO et la vitesse des ordinateurs actuels nous permettent d’automatiser très exactement tout ce qu’on veut faire. Donc, mon style de mixage, c’est de faire ressortir beaucoup de contrastes au sein d’un même morceau, entre chaque changement dans l’arrangement.
Vous voulez parler des changements entre les différentes parties d’un morceau ?
Exactement. Selon le style, si ça s’accorde bien avec le morceau, j’applique souvent un très nombre de changements d’automations entre les différentes parties. Les voix changent du tout au tout, la compression aussi, de même pour l’égalisation de la batterie et la réverbe. Tout change. Parfois progressivement, mais aussi parfois de manière très abrupte. Quand je travaillais encore sur console, c’était difficile à faire et les possibilités étaient limitées. Évidemment, on pouvait monter ou baisser une réverbe, mais même pour ça, on pouvait parfois se trouver bridés par les limites techniques de la console utilisée. J’ai travaillé sur une série G pendant sept ou huit ans, on ne peut pas automatiser les envois d’effets sur cette console, uniquement les retours. Du coup, pour automatiser un envoi il fallait dupliquer la piste vers une autre voie et en utiliser le fader rien que pour gérer l’envoi, ce qui revenait à sacrifier l’une des voies de la console juste pour ça. Aujourd’hui, quand on travaille en MAO, c’est très facile et rapide ! Et j’ai fini par me dire qu’au lieu de passer moins de temps sur mes mixages, j’allais utiliser le temps ainsi gagné pour faire des mixages plus complexes. Pourquoi ne pas y consacrer autant de temps, mais voir si je peux emmener le morceau « ailleurs » ? Je me rends compte que c’est précisément ce que de plus en plus de gens attendent que je leur apporte, et c’est vraiment le genre de défis que j’aime relever. Ça rend chaque mixage différent. Impossible d’importer un son de batterie en se disant « OK, voilà, la batterie, c’est réglé ! » Si ensuite on change les voix et que la batterie ne colle plus, il faut la changer, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, on en vient à faire l’équivalent de cinq mixages en un, et ceci pour chaque mix.
À cause de tous ces changements que vous faites d’une partie du morceau à une autre ?
Exactement.
Et quid des transitions entre les parties ? J’en ai parlé avec certains ingénieurs en mixage qui me disaient qu’ils devaient y prêter une attention toute particulière.
Oui. Et puis, c’est grâce à ces transitions qu’on décide si l’on veut que ce soit un moment fort du morceau qui attire l’attention de l’auditeur, ou si l’on préfère que ce soit juste un moment moins percutant, Je pense que c’est en partie là que ma sensibilité de réalisateur artistique intervient dans mon rôle en tant qu’ingénieur en mixage. Souvent, j’hérite de projets autoproduits et je me dis « hé, la mélodie a tout d’un tube mais quand le refrain arrive on se dit 'tiens, c’est tout ?' ». Et de nos jours, j’ai le sentiment qu’on peut faire au mixage la plupart des choses normalement réservées au moment de la prise, comme par exemple dire : « OK, alors là il faut qu’on en fasse un moment-clé du morceau, alors on va faire quatre prises de guitare et changer le son de la batterie pour le refrain », ce genre de choses. J’ai le sentiment que maintenant, si on a la volonté et le temps de le faire, on peut profiter de l’étape de mixage pour pousser les choses vraiment très, très loin.
Vous travaillez avec Pro Tools ?
Oui, je travaille avec Pro Tools. En ce moment, je travaille uniquement sur MAO, mais parfois j’utilise une configuration hybride. C’est probablement ma méthode de travail préférée.
Votre configuration hybride comporte-t-elle un sommateur ?
Ouais, des processeurs matériels et un sommateur, mais je fais toujours une bonne part du travail en MAO. Clairement, je vais plus vite quand je suis 100% en MAO, mais c’est bien aussi d’avoir la possibilité d’utiliser des équipements matériels. Certains sons sont plus difficiles à obtenir en MAO. Cela dit, à présent, je ne dirais plus que c’est impossible. Mais il y a du matériel dans lequel on envoie le signal et hop, ça y est, on a ce qu’on cherche, alors que sur MAO on est se dit : "attends, maintenant il faut que je lance ces huit plug-ins et que je peaufine les réglages de chacun pour avoir un son qui se rapproche de tel équipement analogique", et ceci surtout pour le matériel à lampes.
Que pensez-vous des plug-ins émulant du matériel réel ? Vu que vous avez débuté votre carrière dans un grand studio comme Avatar, je suppose que vous connaissez bien les versions originales des processeurs matériels qui sont les plus souvent émulés sous forme logicielle de nos jours…
Oui, j’ai eu l’occasion de travailler avec beaucoup de ces équipements matériels, j’en possède même un certain nombre, et je pense qu’au stade où en sont les émulations, il leur manque encore une part de ce qui fait la magie des originaux. Un bon exemple, c’est le plug-in Neve 31102. Il a une courbe de fréquences très similaire, mais l’original possède une part de magie qui lui vient des transformateurs et je trouve que le plug-in ne la restitue pas. Franchement, je pense que pour beaucoup de gens, une part de tout cela sert à rendre les choses plus intéressantes. Vous en avez marre de toujours regarder le même plug-in, et c’est drôle d’avoir toutes ces jolies images différentes les unes des autres. Mais moi, quand je travaille en MAO, j’utilise plein d’égaliseurs chirurgicaux, mais pas d’égaliseur pour colorer le son, parce que j’ai déjà ce qu’il faut comme plug-ins pour s’occuper de la distorsion harmonique et de la modulation. Du coup, je compartimente et je réfléchis de manière plus technique. Je me dis : "OK, alors première étape: je vais égaliser cet élément pour en faire exactement ce que j’ai envie d’en faire, mais avec un égaliseur transparent, chirurgical". Si je veux ajouter de la couleur, je le fais à l’étape suivante. C’est un autre processus que je réaliserai avec un autre plug-in. J’aime bien la couleur que ces émulations apportent, notamment lorsque je les essaie pour la première fois. Ensuite, si je compare le résultat à l’aveugle avec mes mixages réalisés avant que je n’aie ce plug-in, je ne remarque pas de différence notable. Avec des équipements matériels, si vous achetez par exemple un délai AMS DMX ou un autre processeur au son vraiment caractéristique, vous pouvez repasser dans l’ordre tous les morceaux dont vous vous êtes occupés et à l’écoute vous vous direz « là, voilà, c’est à ce moment-là que j’ai acheté l’AMS ». Vos mixages sonneront vraiment différemment, mais avec les plug-ins je ne suis pas sûr qu’on puisse repérer ce genre de choses. Ou alors, avec une réverbe peut-être. Je pense que les réverbes et délais peuvent changer beaucoup de choses, mais pas les compresseurs ou les égaliseurs, il me semble que leurs apports sont plus subtils, tout du moins de la façon dont je les utilise.
Je crois comprendre que vous utilisez pas mal de plug-ins…
Je pense que parmi la jeune génération, notamment tous ceux qui ont grandi pendant l’ère numérique, peu s’étonneraient de voir le nombre de plug-ins que j’utilise. Par contre, certains de la vieille école qui ont connu la transition du 100% analogique à la MAO me diraient sans doute « non mais tu n’as pas besoin d’autant de plug-ins, c’est trop compliqué ». Prenons ma configuration pour les voix par exemple, j’utilise dix envois différents juste le traitement vocal. J’ai deux réverbes chamber différentes, une hall, deux plate, un délai en ping-pong, plus quelques trucs complètement dingues, vous savez, ceux qui transforment le moindre son en un effet vraiment bizarre… Je n’utilise pas forcément tout ça en même temps, mais je peux le faire quand je veux, je les ai à portée de main. Si la structure du morceau comporte un pont et que je veux le faire sonner de façon différente, j’ai toute ma palette sonore à portée de main plutôt que d’avoir à tout créer exprès.
Quels sont les plug-ins de réverbe que vous utilisez le plus ?
J’aime beaucoup celles de chez Valhalla. J’aime beaucoup la H-Reverb de chez Waves, elle consomme énormément de ressources mais elle est vraiment très bonne. J’aime aussi l’UltraReverb d’Eventide.
Et Universal Audio ?
J’aime vraiment UA, et je trouve que ce qu’ils font sonne incroyablement bien. Mais je n’aime pas l’idée que mes logiciels soient liés à ma configuration matérielle, je trouve ça frustrant. Si je suis dans un studio qui a un système UAD, bien sûr que je l’utilise et j’adore ça ! Mais je fais en sorte de ne pas en être dépendant, parce que bien que j’aime bosser en MAO, je veux surtout pouvoir le faire n’importe où. Si je suis en avion et qu’on m’appelle pour que je revoie quelque chose sur un mixage, j’ai qu’à ouvrir mon ordinateur portable. Plus on est dépendant d’une configuration matérielle, et plus au final on se demande pourquoi on a fait le choix de travailler en MAO.
Et les compresseurs ? Est-ce que vous avez un compresseur logiciel préféré, ou alors est-ce que vous en utilisez beaucoup ?
C’est clair que j’en utilise beaucoup, mais croyez-le ou non je me repose beaucoup sur R-Comp [le Renaissance Compressor de Waves]. Je trouve qu’il s’adapte bien à tout un tas de situations, et il a un petit je-ne-sais-quoi qui donne un son pop.
Que voulez-vous dire par là ?
La façon dont le réglage automatique de relâchement fonctionne permet d’avoir tout ce qu’il faut de compression. Ça embellit l’ensemble, du coup ça fait des années que je l’utilise constamment. Quand un nouveau compresseur sort j’ai tendance à l’utiliser aussi, mais pour moi ça ne remplace jamais le R-Comp. J’utilise aussi beaucoup de limiteurs bien poussés. Voilà encore une chose qui tient du concept moderne : les ingénieurs en mixage des années 70 ne se posaient pas toutes ces questions, par exemple "est-ce que j’essaie de sculpter le son, ou de le rendre plus fort ? Ou alors est-ce que j’essaie de travailler sur la profondeur de l’avant vers l’arrière ? Ou même les trois à la fois ?". Très souvent, aujourd’hui, on se retrouve avec des fichiers dont on se dit « ça sonne bien, mais il faut que je ramène ça vers l’avant ». Et un limiteur, c’est bien pour cet usage, quand on ne veut pas vraiment que ça sonne différemment mais qu’on veut pouvoir mettre de la réverbe tout en se prenant le son en pleine figure. Pousser le limiteur à fond et ajouter des effets, c’est le genre de choses très spéciales avec lesquelles j’aime vraiment beaucoup jouer.
Vous n’utilisez pas un limiteur de type « brickwall » pour éviter d’y aller trop fort ?
Non, parfois je limite à hauteur de 12 dB, mais ça ne sonne pas trop fort dans le mixage. Je limite juste ce qu’il faut pour obtenir le son que je veux, pour en faire ce que je cherche à en faire. Parfois je mets un limiteur à la fin de la chaîne, mais je peux tout aussi bien mettre sept ou huit plug-ins derrière. Parfois, j’ai dix plug-ins sur une même piste et ensuite j’envoie vers une piste auxiliaire pour y ajouter encore un ou deux plug-ins de plus. [Rires]
Vous devez avoir un sacré ordinateur pour pouvoir faire tout ça…
Oui, c’est vrai. Et on dit que les ordinateurs pourraient bien faire un pas de géant dans l’année qui vient. Je crois qu’ils ont résolu les problèmes de chauffe qui empêchaient les ordinateurs d’aller au delà de leurs capacités de traitement actuels, et maintenant ils parlent de machines à 28 coeurs.
Waouh !
Et ils pensent que d’ici environ un an, ça sera sur le marché grand public.
Eh bien c’est super, maintenant on va tous être obligés de s’acheter de nouveaux ordinateurs !
Ouais!
Merci, vraiment ! [Rires]
Je trouve ça intéressant de discuter de la façon dont la technologie fait évoluer un marché basé sur la créativité. Vous savez, au fur et à mesure, des ordinateurs de plus en plus rapides mènent à des technologies de plus en plus rapides, qui elles-mêmes mènent à une nouvelle forme artistique. Du coup, quelque chose qui a l’air de ne pouvoir intéresser que des geeks, des gens qui diraient "non mais tu te rends compte mec, il a 28 coeurs !", peut au final ingluencer toute une génération en l’espace de cinq à dix ans.
Qu’apporte le fait d’avoir un ordinateur d’une rapidité démentielle ? Je suppose que ça ouvre la porte à plus de manipulations…
Tout à fait, je pense qu’on serait bons pour un nouveau format audio, probablement avec une résolution plus élevée. Il y a eu tout un emballement autour des taux d’échantillonnage plus rapides, et personnellement je ne trouve pas qu’ils aient apporté une différence si énorme.
Clairement pas, en effet.
Par contre, je trouve que monter en résolution fait une vraie différence. Quand quelqu’un m’envoie un fichier en 16 bits, juste parce qu’il ne perçoit pas la différence, c’est vraiment difficile de mixer dans le haut du spectre avec toutes les pistes en 16 bits. Et même en 32 bits à virgule flottante, je ne trouve pas que ce soit si impressionnant que ça, mais je pense qu’avec de nouveaux formats audio on pourrait avoir un vrai changement en matière de productivité, peut-être tout simplement des plug-ins travaillant dans des résolutions plus élevées. Il y a plein de plug-ins, une réverbe vraiment complexe par exemple, qui peuvent prendre 30% des ressources de mon processeur. Il est possible que beaucoup de développeurs voient déjà les choses en grand mais ne se rendent tout simplement pas compte que l’heure n’est pas encore venue ; leurs idées grandioses ne peuvent pas être mises en application avec nos technologies actuelles. Je pense que ce qu’il y a de plus intéressant, ce sont toutes les choses que je ne peux même pas imaginer parce qu’ils ne sont pas dans mon domaine de compétence, par exemple ces incroyables nouvelles idées en matière technologique provenant de gens qui y consacrent autant de temps que moi j’en passe à mixer. Qu’est-ce qu’eux seront bien capables de faire avec des ordinateurs d’une telle rapidité ?
À part utiliser un limiteur, que faites-vous d’autre pour déplacer les éléments dans l’espace, les faire aller vers l’avant ou l’arrière ?
Clairement, l’égalisation et l’automation ont un rôle important. Pour le réglage de pré-délai sur la réverbe, par exemple : la longueur de la réverbe peut changer beaucoup de choses quant à la perception de la profondeur.
Pouvez-vous nous expliquer ça ? Parce que tout ce qui a trait aux pré-délais fait partie de ces choses qui paraissent nébuleuses à beaucoup de gens, et je m’inclue dedans. Enfin, je comprends comment ça marche, mais pas comment m’en servir. Quelle est votre technique pour utiliser le pré-délai sur une réverbe ?
En fait, ça a à voir avec la façon dont notre esprit fonctionne. Imaginons que vous êtes debout dans une immense cathédrale, mais que le mur le plus proche est à une trentaine de mètres. Si vous émettez une note très fort, votre cerveau n’a aucune idée de la taille de la salle tant que la première réflexion ne vous est pas revenue, et c’est au moment où elle vous arrive que votre cerveau fait le calcul et vous dit « bon, OK, alors non seulement la queue de réverbe du son a telle longueur, mais en plus le son a mis tant de temps à me revenir, donc l’espace doit être d’une sacrée taille ». Du coup, c’est très troublant de se retrouver avec une réverbe artificielle dont la queue, très longue, peut faire environ 8 secondes, comme si on était dans une grotte, mais qui nous revient de façon immédiate, en même temps que le son est émis. J’utilise donc ça parfois comme un outil créatif. Mais il arrive aussi que j’aie envie qu’une voix trouve sa place dans le mixage tout en sonnant « nue », sans effet. Sauf que si on prend une voix telle qu’elle a été enregistrée dans une cabine en studio, sans effet, et qu’on en pousse le volume pour qu’elle trouve sa place dans le mixage, ça sonne mal, on a l’impression que vous avez coupé les effets ou quelque chose comme ça. Mais si vous lui appliquez tout un tas d’effets pour qu’elle trouve sa place dans le mixage, au final elle sonne trop traitée et peut sembler éloignée. Alors que si vous jouez avec des délais et envoyez ces délais vers votre réverbe, et qu’ensuite vous jouez avec les pré-délais et que vous faites les bons réglages, vous obtenez une voix dont vous vous dites « oula, il y a plein d’effets ! » si vous mettez la piste en solo, mais qui par contre sonne exactement comme il faut dans le mixage.
C’est intéressant !
Ça donne un son très punchy et porté vers l’avant. Et puis, ça interagit avec le limiteur et le compresseur. Parfois aussi, de toutes petites touches de distorsion peuvent arriver à mettre un élément encore plus en évidence dans le mixage. Donc ça fait partie des éléments sur lesquels il m’arrive de jouer en fonction du style du morceau. La basse est un bon exemple. Une basse douce et chaleureuse peut paraître lointaine si l’on baigne dans des graves très riches. Mais peut-être est-ce qu’à un moment du morceau, on va vouloir que cette basse se fasse entendre, qu’elle ressorte pour qu’on se la prenne en pleine tête : tout ce qu’il faut pour ça, c’est un peu de distorsion ! Mais pas d’une façon telle qu’on va se dire « tiens, une basse saturée », non, la distorsion est là mais elle est subtile.
Oui je vois, une légère saturation…
A l’époque du « tout analogique », vous pouviez très bien ne même pas vous en rendre compte, mais c’est exactement ce que l’on faisait à chaque fois que l’on poussait les réglages. L’un des changements que la MAO a induits, c’est qu’à présent attaquer la réserve de puissance ne permet plus de colorer le son. Parce que quand on le fait, c’est une question de 1 et de 0, ça sonne bien et soudainement ça ne sonne plus bien du tout. Du coup, il faut passer par des plug-ins pour obtenir cette saturation, et ça explique aussi en partie pourquoi on arrive vite à un très grand nombre de plug-ins. Peut-être est-ce que j’ai envie d’utiliser tel plug-in de façon très légère pour en tirer un son propre et presque transparent, mais peut-être est-ce qu’il y a un autre plug-in que je vais vouloir attaquer plus fort, le tout sur la même piste. La structure de gain est tout aussi cruciale dans l’univers numérique qu’elle pouvait l’être dans le monde analogique. Elle reste essentielle, même si les raisons pour cela ne sont peut-être plus du tout les mêmes.
Avec un compresseur, quand on attaque l’entrée avec un signal plus fort, la compression est plus prononcée. Retrouvez-vous aussi cette réaction avec d’autres types de plug-ins ?
Oui. Aujourd’hui, beaucoup de plug-ins sont modélisés de façon à produire une saturation, d’une façon ou d’une autre. L’EchoBoy [de Soundtoys] que j’utilise beaucoup, en est un très bon exemple. Si on utilise l’EchoBoy avec le fader de retour d’effet à zéro et qu’on fait tout un mixage comme ça, cela ne sonnera pas comme si l’on avait fait exactement la même chose mais avec le retour d’effet baissé de 6 ou même 12 dB. Ensuite, on joue avec le réglage de saturation, là encore, tout nous ramène à la structure de gain. Le délai revient peut-être au même volume, mais le niveau d’entrée diffère pour compenser la baisse du retour d’effet.
C’est cool.
Cela marche au cas par cas, selon le plug-in. Vous savez, certains ont un son aussi propre que possible, et on pourra jouer autant qu’on veut avec la structure de gain, ça ne mènera nulle part pour autant. Mais beaucoup sont programmés pour produire une forme ou une autre de saturation, surtout les plug-ins générant des harmoniques, comme par exemple Decapitator et Radiator de Soundtoys. Le Saturn de FabFilter est sympa aussi, de même que le Phoenix [de Crane Song]. Mettre l’un de ces plug-ins au milieu de votre chaîne d’effets peut avoir une influence énorme sur les changements de réglages même les plus ténus que vous effectuez avant ou après.
Et utilisez-vous aussi beaucoup de plug-ins sur le bus master ?
Oh que oui, j’en utilise même beaucoup !
Mais pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ? [Rires]
Mais je ne considère pas que ce soit une obligation. En fait, j’ai envie de dire la chose suivante à ceux qui débutent dans le mixage : mieux vaut encore ne pas mettre d’effets sur le bus stéréo si vous ne savez pas exactement ce que cela vous apporte. Si vous y insérez un plug-in, vous devez être capable de dire précisément pourquoi vous l’utilisez. Ceci dit, si vous savez ce que vous faites, une chaîne d’effets sur le bus stéréo peut vous faire gagner du temps. Supposons que vous ayez un mixage non fini et que voulez que l’ensemble soit plus compressé, qu’il y ait un limiteur, qu’il y ait une chaîne parallèle, un peu de saturation et qu’il y ait plus de brillance : vous mettez tout ce qu’il faut sur le bus stéréo, et voilà deux heures de gagnées !
Merci beaucoup David. C’est vraiment cool tout ça !
De rien !