La rencontre entre un éditeur de logiciels et une légende de la musique a donné lieu à toutes sortes de produits. Qu’en est-il de la bibliothèque de phrases co-signée par George Duke et Native Instruments ?
La collaboration artistique entre un facteur d’instruments, un éditeur de logiciels ou un sound designer avec un artiste renommé pour la création d’un produit ou un instrument répondant plus ou moins aux besoins de ce dernier est monnaie courante. Même si cette coopération se fait en majorité avec des fabricants d’instruments réels plutôt que virtuels : que l’on songe au nombre de musiciens associés à des guitares, basses, batteries, etc., et qui ont peu ou prou participé à l’élaboration du produit portant leur nom. Bien sûr, d’autres ont réellement pris à cœur le fait d’être approchés (quand ils n’ont pas eux-mêmes approché le fabricant) et ont posé leur marque, leur signature sonore et ergonomique sur l’instrument résultant de la collaboration.
Dans le domaine logiciel, et auparavant dans celui du soundware, cela concerne d’abord la bibliothèque sonore pour échantillonneur : un des exemples les plus connus reste Bass Legends de Spectrasonic, regroupant des échantillons de basses jouées par Marcus Miller, John Patitucci et Abraham Laboriel, et parmi les plus récents on pourrait retenir les différentes versions du Drum Kit From Hell de Toontrack et Tomas Haake ou Alicia’s Keys, résultat du travail commun de Native, Thomas Skarbye (Mr. Scarbee) et Alicia Keys pour proposer le piano de l’artiste au format Kontakt. Il est plus cependant plus rare que des instruments logiciels soient entièrement conçus suivant les spécifications d’un seul artiste.
Un autre cas très fréquemment rencontré, et ce depuis le développement des échantillonneurs, puis des formats de type Rex, est la compilation de phrases ou de rythmes joués ou programmés par des musiciens ou producteurs de plus ou moins grande renommée. On a en vu de tous les styles, depuis de véritables bibliothèques créées avec passion et attention, à des contenus qui s’apparentent plus à des coups marketing, où les tempos annoncés ne sont pas les bons, les points de bouclage sont catastrophiques, quand ce n’est pas la musique elle-même qui n’a aucun intérêt…
C’est peu dire que l’annonce de la collaboration entre Native et George Duke, George Duke SOUL TREASURES, a surpris (sauf peut-être ceux qui avaient vu le joueur de claviers plusieurs fois sur le stand de Native pendant les NAMM), d’autant que le produit proposé est plutôt intéressant, puisqu’il allie le principe de phrases pré-enregistrées, et la possibilité de les triturer dans tous les sens grâce au moteur de Kontakt. Rien de bien novateur, a priori, sauf qu’il s’agit de George Duke, Mr Dawilli Gonga lui-même, quand même… et qu’au vu des spécifications, les petits plats ont été mis dans les grands. Bref, voyons voir ce que recouvrent les trésors du titre…
Introducing George Duke SOUL TREASURES
Disponible via téléchargement ou DVD (depuis le 11 novembre), GDST (pour faire court) est conçu pour être utilisé avec Kontakt, en version complète ou Player (à partir de la version 4.1.3). Une fois installée, la bibliothèque seule se révèle peser plus de 3,8 Go et 5,3 Go si l’on y rajoute les boucles fournies sous forme de fichiers Wav, ce qui donne la possibilité de les utiliser dans d’autres logiciels. Merci. À savoir, l’enregistrement a été effectué en analogique. Une fois autorisé selon le processus habituel chez Native, et lancé dans Kontakt, GDST se présente sous la forme de dix dossiers de presets, classés par instrument et tempo : un pour le Clavinet (30 boucles au total), quatre pour l’Electric Piano (un Rhodes Suitcase apparemment bien modifié, dont on voit clairement le préampli caractéristique sur les vidéos du site de Native, 203 boucles), trois pour le Grand Piano (un Bösendorfer, 170 boucles) et deux pour le Wurlitzer (100 boucles). La plupart de ces boucles ont une structure de quatre mesures.
L’interface est simple, divisée en trois fenêtres, Cover qui n’affiche que la photo de George Duke, Quickstart qui, en dehors d’une citation un peu new age du maestro, permet d’avoir rapidement sous les yeux les raccourcis clavier et le principe du mapping utilisé par l’éditeur. La dernière fenêtre est la plus importante, Instrument. Elle-même contient deux sous-fenêtres, Sound et Trigger.
Sir Duke… Même si le fameux morceau de Stevie Wonder est dédié à Duke Ellington, le titre pourrait tout à fait s’appliquer à George Duke, dont la carrière, commencée en 1966, est impressionnante. De ses débuts en solo ou avec Ponty, puis à ses passages chez Zappa, notamment durant la période la plus funky du génie moustachu, de ses collaborations avec Adderley, Miles, de sa période de co-leader du Billy Cobham-George Duke Band, puis en solo ou en tant que producteur pour un très grand nombre d’artistes, la carrière du pianiste autant à l’aise sur des parties de piano churchy que sur des rythmiques de folie au Clavinet, sur des comping inventifs au Rhodes ou des solos expressifs au Moog ou à l’Odyssey a été émaillée de nombreuses réussites tant artistiques que commerciales, et dans des genres très divers. Ils ne sont pas nombreux à avoir un tel parcours. Si vous ne connaissez pas l’œuvre de Mr Duke, prenez un peu de temps pour y jeter vos deux oreilles… |
Groovy, baby, groovy
Le principe est relativement simple : chaque boucle a préalablement été dotée de marqueurs et coupée en tranches. À noter d’ailleurs que les phrases au format Wave ont conservé ces marqueurs, ce qui peut être très pratique lors de leur utilisation. Chacune des tranches peut donc être déclenchée et transformée indépendamment des autres.
La fenêtre Instrument présente un écran de visualisation commun au deux sous-fenêtres, affichant sur fond noir la forme d’onde et les marqueurs. La sous-fenêtre permet de choisir entre les deux ensembles de phrases, car la bonne surprise c’est qu’on dispose des fichiers dans une version Clean (avec le minimum de traitements, sauf ceux appropriés au phrasé de style wah, chorus, flanger) et une version Tubes & Tapes, pour laquelle Duke et son ingénieur du son Erik Zobler ont utilisé une chaîne de traitement du signal composée de préamplis, EQ, compresseurs et limiteurs vintage et/ou très haut de gamme pour enregistrer le tout sur un Ampex ATR 102 (voir les exemples).
On s’aperçoit même qu’il y aussi deux ensembles supplémentaires, constitués des phrases Clean et Tubes & Tapes lues à l’envers. À côté des boutons de sélection se trouve un bouton Stretch, qui se doit d’être enclenché si l’on ne veut pas subir d’étranges effets de coupure lors de modifications de tempo. L’exemple ci-dessous fait entendre une phrase à 98 BPM, d’abord sans Stretch puis avec, descendue à 92 BPM et accélérée à 104 BPM, en rappelant que Kontakt se synchronise automatiquement à l’hôte.
Je suis resté dans des proportions raisonnables, car le time-stretch n’est pas un des points forts de Kontakt. Plus ou moins 6 ou 8 points de tempo, il ne faut pas en attendre plus. De toute façon, Duke a enregistré ses phrases à des tempos précis, avec un groove particulier. Trop de changements tueraient ce groove : on ne joue pas avec le même placement rythmique en fonction du tempo, et un phrasé sonnant monstrueusement à 90 BPM sonnera horriblement à 75 BPM si l’on ne fait que ralentir l’ensemble, alors que l’instrumentiste, lui, se serait placé différemment sur le battement. Pour mémoire concernant le comportement de Kontakt, je vous renvoie au comparatif des outils de time-stretch et pitch-shift que vous trouverez ici.
À droite, on trouve une section Filter, proposant quatre types de LP, un BP, un HP, et deux Phaser. Un seul réglage, Cutoff. Enfin, une section Room & Echo, avec réglage de proportion, offrant 10 réverbes (convolution) et trois délais qui se synchronisent automatiquement au tempo, et sont de très bonne qualité, même si l’on regrette de ne pouvoir accéder à leurs réglages.
Écran total
L’écran central l’est par sa position, mais aussi par son importance dans l’utilisation de la bibliothèque. En effet, on remarque rapidement quatre boutons au-dessus de la forme d’onde, ainsi que des cases sous chaque partie entre deux marqueurs. Ces dernières, une fois cochées permettent de faire lire la partie sélectionnée à l’envers. Une icône de haut-parleur active la lecture de la Slice via la souris. Un rectangle gris (Value) affiche les valeurs de réglages et juste au-dessus, un Midi Drag fait ce qu’il dit, c’est-à-dire que l’on peut glisser depuis l’interface vers la page Arrange de la DAW utilisée un fichier Midi qui pilotera la phrase. Lire à chacun de modifier ensuite les notes incluses afin de modifier l’ordre de lecture. Notons que les noms des fichiers sont très clairs, permettant de s’y retrouver facilement.
Voici un petit exemple, avec d’abord le fichier brut, puis avec une Slice inversée, puis en jouant sur le déclenchement des parties afin de produire une autre phrase (on reviendra plus tard sur cet aspect).
Les quatre boutons permettent, eux, de régler de façon indépendante la hauteur, le volume, l’attaque et la durée de chaque slice. Un système pratique de visualisation permet de se rendre compte en un clin d’œil des modifications apportées.
Voici quelques interventions (niveau, hauteur, attaque) sur le simple déroulé d’une phrase, précédées du motif original.
Un regret de taille, pourtant. Ces quatre derniers réglages permettant de modifier les Slices ne sont pas disponibles via l’automation ou le CC ! Quel dommage, car cela condamne soit à se contenter d’une phrase réglée une fois pour toutes, soit d’ouvrir le même motif dans Kontakt autant de fois qu’il le faut pour répondre aux besoins de la composition, en se débrouillant ensuite avec les canaux Midi… Un choix incompréhensible vu la conception du produit, même si des solutions, au moins en ce qui concerne la hauteur, sont offertes dans la page Trigger.
Trigger, le déclencheur
Trois sous-sections composent cette fenêtre. La principale est celle regroupant trois représentations de clavier, qui correspondent aux codes couleur du clavier virtuel de Kontakt. À chaque phrase chargée, le clavier affiche en bleu les Slices que l’on peut déclencher une à une en jouant la note correspondante. La bibliothèque profite aussi des possibilités de transposition de Kontakt. Il faut pour cela appuyer en même temps sur la note de la Slice désirée et celle de la tonalité désirée, qui correspond à l’octave verte. La note rose de cette octave est celle de la tonalité de la boucle. Les limites de Kontakt font que l’on s’en tiendra au maximum à plus ou moins une tierce mineure si l’on veut rester réaliste, comme on peut l’entendre dans l’exemple suivant, commençant par la phrase originale.
La dernière octave, jaune, commande en temps réel les différents effets d’origine : Phaser, Chorus, Cabinet, Rotator, Saturator et Flanger et quelques combinaisons. La note rose correspond à la position None (sans effet). On fera attention à ne pas faire de double emploi avec les effets parfois inclus dans les phrases d’origine, un chorus par-dessus un autre ne donnant généralement pas des résultats très musicaux…
L’exemple ci-dessous présente toutes les configurations d’effets sur une même boucle.
On regrette cependant de ne pas avoir accès aux réglages des effets, l’ajout d’une page dédiée aurait été la bienvenue.
La sous-section Latch permet de maintenir le choix effectué dans la sélection d’effets ou dans la transposition. Si les boutons FX Chain et Tuning sont désactivés, la commande ne durera en effet que le temps d’appui sur les touches.
Trigger Mode permet de sélectionner trois choix qui influeront sur la lecture de la boucle complète ou des Slices. Loop permet de continuer la lecture, tant que la touche est enfoncée, et ce à partir de n’importe quel Slice, One-Shot permet la lecture complète de la Slice même si la touche est relâchée et Choke rend l’instrument monophonique, ce qui permet des effets de stutter, de redémarrage brusque, etc.
Bilan
Toutes ses fonctionnalités sont donc au service des boucles de Mr Duke. Après écoute intégrale (merci les fichiers Wav séparés et la fonction Aperçu audio via la barre d’espace de Mac OS X…), plusieurs constatations : d’abord la bibliothèque porte bien son nom, SOUL. En effet, Duke a enregistré énormément de suites d’accords arpégées, plaquées, voire des parties un peu plus churchy. Mais ceux qui s’attendaient à des rythmiques hyper funky comme le maestro sait si bien en produire ne les trouveront pas, ou très peu. On peut cependant regretter une certaine monotonie harmonique (peu de tonalités différentes, des ambiances très modales, majoritairement dans les tons de C, D, E, A, F, Bb), ainsi qu’un manque de variété dans les boucles, dont les noms différents ne cachent pas qu’il s’agit parfois de différentes variations de la même phrase.
Deuxième constatation : le son est très bon, un vrai plaisir. Et calage et bouclage ne souffrent pratiquement d’aucun défaut, à part quelques rares exceptions, comme l’un des exemples de ce test. Dommage qu’on ne puisse de façon simple rajouter ses propres marqueurs, même si cela est certainement possible via l’éditeur de samples et le script qui reste accessible (un oubli, sans aucun doute, car on peut y lire des indications comme “boolean->is this the first slice triggered by this event?” ou encore “SOUND DESIGN VERSION CONTROLS, hidden for the release”). Je dis “certainement”, car je suis arrivé à les faire apparaître dans l’interface, mais je n’ai pas poussé plus loin le travail dans le script, qui fait quand même 99 478 signes, soit quasiment sept fois ce test…
Le manque d’accès aux réglages d’effets, ainsi que l’inexplicable impossibilité (quoique certainement due à l’utilisation massive de script) de piloter via Midi CC les commandes de Tune, Volume, Attack et Stretch sont les vrais points faibles de la bibliothèque. Sinon, elle remplit parfaitement son rôle, à savoir offrir un outil de premier choix aux compositeurs et producteurs hip-hop, soul, rap et R&B, qui trouveront là matière à poser très facilement des parties de clavier dans l’esprit, sonnant parfaitement et jouées tout aussi bien, comme certaines parties de Clavinet avec effets de pédale et Whammy bar (si, si, allez voir les vidéos…) qui sont à tomber. Je n’ai pas réalisé de démos audio dans cet esprit, car celles présentées sur le site de Native rendent très précisément compte des possibilités de la bibliothèque utilisée avec les grooves et sons propres à ces différents courants musicaux.
La simplification de l’interface, par ailleurs très ergonomique, va aussi dans le sens de l’efficacité, on comprend le fonctionnement en cinq minutes. Sous tous ces angles-là, et donc les limites concomitantes, George Duke SOUL TREASURES est une réussite.