Je me baladais dans l'une des nombreuses allées du MusikMesse, avec les yeux brillants d'un enfant débarquant dans le plus grand magasin de jouets du monde.
Je venais de voir Animals as leaders sur scène et une belle démonstration de Jojo Mayer en solo, il faisait beau en plein mois de mars malgré un ciel teuton et partout autour de moi, évoluaient des hôtesses en tenues plus ou moins légères, avec du matos plein les bras et un sourire vendeur tatoué sur la figure. La bière coulait à flot par demi-litres et j’avais déjà sali une bonne dizaine de manches depuis mon débarquement au petit matin. En bref, chers amis lecteurs, j’étais comme un poisson frayant dans ses eaux.
Après un arrêt sur le stand Human Base, dont les quelque cinq cordes du catalogue n’auront pas échappé aux mains de votre serviteur, je me préparais à avaler un duo de saucisses lorsque mes pas me conduisirent sur un stand lunaire. Il n’est pas difficile de reconnaître les expositions de Jens Ritter : on pose ses yeux sur une autre planète, peuplée d’instruments extra-terrestres surprenants par leurs formes et leurs finitions, poussant parfois l’audace jusqu’à la prise de risque commerciale. L’artisan revendique sa différence en toute simplicité, sur un stand drapé de noir il offre aux regards et aux doigts son œuvre insolite : une dizaine de modèles de basses et de guitares (seulement deux modèles) qui allument les mirettes et suscitent bien de la curiosité. Les formes sont fraîches et on a forcément envie de savoir comment elles sonnent.
Pour ma part, l’essai était inévitable et il fallait me résoudre à faire sortir une de ces productions des murs de Francfort, pour le rendre pertinent. J’abordai donc l’homme à l’origine de toutes ces jolies choses. Le sympathique artisan me fit forte impression par l’engouement qui teintait son discours. Nous échangeâmes quelques politesses dans une langue improbable et je ne tardai pas à lui proposer la review de l’une de ses créations.
Je sais ce que certains d’entre vous vont penser à la lecture de ce début de test : oui, il s’agit bien d’un fabricant de haute voltige, dont les tarifs ne descendent pas en dessous de la barre des 3500 €. Eh oui, ça n’est pas à la portée de toutes les bourses. Mais il faut de tout pour faire un marché et une fois n’étant pas forcément coutume, nous allons sortir un peu des sentiers battus par le milieu et l’entrée de gamme. Laissez-moi vous faire découvrir le haut du pavé allemand, dont le prestige va jusqu’à s’exposer au Smithsonian Museum et vous parler un peu de la Jens Ritter R8 Singlecut.
À deux pas du Rhin poussent les basses
C’est dans une bourgade du sud-ouest de l’Allemagne que l’on trouve l’atelier du maître. Deidesheim est un village comptant moins de quatre mille âmes qui profite d’un microclimat propice au tourisme et à la production de vins délicats. On y cultive aussi un mode de vie détendu et depuis la fin des années 90, on y fabrique des basses. Jens Ritter (à prononcer Yens Rita) touche du bois depuis l’enfance, son grand-père ancien charpentier lui a donné la passion pour cette matière. On laisse donc l’enfant grandir entre l’atelier familial et la forêt avoisinante, qui dressent quelque peu le cadre de sa future vie professionnelle.
Dès l’âge de sept ans, Jens bricole avec une boîte de conserve, des câbles et un bout de bois un instrument rudimentaire qui s’apparente à une mini contrebassine. Son père encourage les talents pressentis chez son fils, en lui achetant sa première perceuse. Puis, l’enfant reçoit, durant les années qui suivent, la plus belle transmission de savoir qui existe : celle qui passe d’une génération à l’autre, le long d’une filiation. Il grandit, se met à jouer de la basse en amateur et finit en tant que tel par bouder l’offre du marché, jusqu’à se motiver à se fabriquer son propre instrument. Profitant d’un savoir-faire familial et de l’envie de créer la différence, l’artisan construit une première basse, puis une seconde pour devenir totalement accro à cette activité.
Jens étudie la construction des Stradivarius, l’acoustique physique, l’utilisation des oscillateurs et prend le parti de construire des instruments haut de gamme, confortables et totalement aboutis, autant du point de vue technologique qu’artistique. Son travail est vite remarqué par la presse instrumentale allemande qui fait vite sa publicité. Il monte alors son atelier de lutherie dans une bâtisse du XVIIe siècle (un ancien établissement vinicole). Il en sort aujourd’hui une soixantaine d’instruments, faits main, qui partent directement chez leurs propriétaires aux quatre coins de l’Europe ou de l’autre côté de l’Atlantique.
La fée verte
Pour ce qui est de l’audace, Jens Ritter ne manque de rien. Preuve en est : il aurait pu nous envoyer une basse de couleur naturelle, blanche ou noire et jouer la carte de la sobriété. Mais c’est un message d’espoir que nous délivre le constructeur allemand en osant tout, même le vert. Oui, une basse verte mes amis ! Et pas qu’un peu puisqu’elle en est couverte de la tête au pied, sauf la touche qui reste en érable bavarois, les cache-micros (en ébène) et bien sûr, l’accastillage. La teinte baptisée « Harrod’s Bittermint Transparent Highgloss » se rapproche pour moi d’un vert caraïbe assez clair et légèrement froid.
Avec le temps, on s’y fait, la teinte deviendrait presque familière, voire attachante. Après tout, les murs de ma chambre sont tout aussi vert, ceux de mon salon sont rose framboise avec un sol couleur prune, alors pourquoi je ne jouerais pas sur une basse verdoyante ? Le débat reste pour moi ouvert même après en avoir surpris quelques-uns en déballant cette quatre cordes de son étui, juste pour voir la tronche qu’ils tireraient. Effet garanti : cette couleur vous scinde la rétine en quatre et se fraye un chemin vers votre cerveau en une fraction de seconde, pour y susciter l’étonnement. On adore ou on déteste, mais la teinte de cette R8 ne laissera personne indifférent. Ça, je peux vous l’assurer.
Nouvelle au catalogue, elle vient compléter un nuancier d’une quinzaine de teintes et finitions diverses qui sont proposées au client. Pour sa forme, c’est une synthèse de lignes courbes audacieuses et presque organiques qui caractérise la R8. Une belle déclinaison du concept single-cut, dont les contours épouseront parfaitement les formes du bassiste, tant que ce dernier ne se laissera pas trop pousser le ventre (adieu chopines et saucisses au curry). L’éclisse est parfaitement profilée, sur l’échancrure unique comme au dos de l’instrument.
Le manche épouse élégamment le corps de la R8, s’il n’est pas conducteur, mais sévèrement attaché par dix vis de fixation, c’est par choix délibéré de son concepteur : le son profite d’un gros sustain sans qu’on y perde en attaque et en harmoniques. Ce qui au premier regard paraît excessif s’avèrera à l’essai tout à fait légitime.
L’accès aux aigus est idéal et le talon du manche qui se prolonge jusqu’au pan pour offrir une belle surface plane au pouce de la main gauche est une initiative louable. En fait, si l’on considère les grandes courbes comme les petits détails bien commodes, tout a résolument été pensé pour le confort de l’utilisateur. Par exemple, l’attache courroie (un straplock Jim Dunlop) est posé au dos de l’instrument et non sur son éclisse, idem pour l’entrée Jack qui suit le même chemin, en se fixant directement sur la plaque qui recouvre l’électronique embarquée. Voici un outil de travail (ou de plaisir) ergonomiquement idéal. Je l’ai moi-même essayé dans toutes les positions et il faut avouer que le poids plume de la belle (3,6 kilos), malgré un corps en aulne américain, évitera aux dos les plus menus de crier misère. Cette basse paraît tellement légère qu’on en viendrait à se demander si elle peut sonner.
Autre détail ergonomique : le diapason de la R8 en version quatre cordes est légèrement rabaissé à 33,3 pouces au lieu des 34 traditionnels. Ceci afin de faciliter le jeu dans les graves, sans perdre en attaque ni en sustain. Le confort a donc une place prépondérante sur le cahier des charges du constructeur. Le contact du vernis est très doux, cette finition impeccable rend le jeu très sensuel et invite à flatter les rondeurs de cette fée verte.
Dessus, dessous
L’accastillage est soigné : des mécaniques customisées de marque Gotoh, au chevalet maison dont les pontets sont indépendants. Le manche comporte un renfort interne en aluminium et l’électronique en 18 volts propose ce qui se fait de plus moderne sur le marché : un mode actif avec trois bandes et un mode passif qui permet un contrôle sur la tonalité. L’utilisateur peut réguler le niveau de préamplification en tournant un mini potard accessible sous le capot du compartiment de l’électronique. Pratique pour tous ceux qui désiraient pousser le signal en actif. L’accès à la tonalité passive se situe sur un des potards doubles. On bypasse le préampli en tirant sur le potard de volume général. Les micros sont des doubles de forme simple (stacked humbuckers), leur particularité réside dans la nature des aimants qu’ils emploient, puisque ces derniers sont des terres rares (j’ai envie d’écrire néodymes, mais comme je n’ai pas eu confirmation, je reste prudent). Réputé aussi puissant que linéaire dans leur transduction, ce type d’aimant se retrouve dans toutes les configurations de micros de la marque. Allez, hop on écoute ça de suite.
La Wagnérienne
Il est surprenant d’entendre le son amplifié de cette petite quatre cordes toute menue. Le résultat obtenu est monstrueux de puissance et d’équilibre. De prime abord, on aurait envie de qualifier le grain naturel de cette basse de résolument moderne, mais cette première impression s’ouvre sur de plus larges horizons au fur et à mesure qu’on apprend à maîtriser ses réglages. La tonalité des micros se rapproche du grain de simple bobinage, en légèrement plus galbé. Il est possible de passer à un son neutre, à des choses plus typées, le temps de quelques rotations des potards qui offrent de très larges corrections.
La R8 serait-elle une basse à tout faire ? Selon moi oui, sans l’ombre d’un doute. Si l’on reproche parfois aux luthiers de faire des instruments trop typés, il est difficile de trouver dans quel style ce petit gabarit ne pourrait pas sonner. Du confort, du gros son quand il faut et surtout où il faut, un signal qui perce dans n’importe quel genre, de l’attaque, du sustain, de belles harmoniques. Mais que pourrait bien demander le peuple ? Voici quelques extraits qui, s’ils sont gauches dans leur interprétation (j’ai improvisé quelques covers pour vous montrer la polyvalence de la bête), ont tout de même le mérite de donner le change dans les styles. La basse est directement rentrée dans mon interface Novation, j’utilise les deux micros pour ces enregistrements (sauf pour le reggae, la reprise des Beatles et la prise de son en passif).
- slap passif00:14
- slap actif00:14
- groove00:47
- passif00:54
- rat race00:30
- Zoukmachine00:52
- cagwolle00:14
- Beatles00:34
- the clash00:16
Ich liebe dich
Pour avoir tâté quelques produits de l’artisanat sans forcément y trouver mon compte, je dois m’avouer emballé par les qualités de cette Singlecut originale. Elle est tout bonnement renversante. Alors vous me direz qu’à ce prix là (la R8 coûte 4080 € en version standard et 5660 € dans cette version), ça serait tout de même justifié. À cela je répondrai que cette basse vaut largement son pesant d’or et qu’elle n’a rien à envier à la lutherie américaine qui se vend bien plus cher, sans forcément s’en justifier. Rien n’est laissé de côté dans l’œuvre de Jens Ritter : le souci du détail accordé aux finitions, la qualité de son travail sur les bois, ses choix ergonomiques, la bonne facture des pièces rapportées (et pourtant critiques) comme les micros et l’accastillage qu’il emploie, ce petit grain de folie propre à ses designs quelque peu extraterrestres… Ce luthier impose réellement sa différence sur un marché difficile et concurrentiel. La quasi-perfection à juste un prix… Si l’on peut se sentir un poil frustré de ne pas disposer d’un tel budget, cela ne peut en aucun cas empêcher d’aimer. Pour ma part et malgré un compte bancaire à la diète depuis presque dix ans, j’adore et n’ai aucun mal, ni scrupule à attribuer un bel Award pour saluer toutes les qualités de cette détonante quatre cordes. Et j’irai même plus loin en affirmant la chose suivante : la R8 Singlecut devrait être remboursée par la sécu, pour les grands malades que nous sommes !