Je m’en souviens comme si c’était hier : c’était un jeudi et il faisait froid. Je pensais avoir tout vu et tout entendu, j’étais enfin éclairé sur les réalités de la vie.
L’avenir n’avait plus de mauvaise surprise à appréhender. J’étais arrivé à ce stade, dans une existence de mec perplexe, où le monde vous apparaît sous une simplicité toute providentielle : intelligible, raisonné, tout de même instable et cependant maîtrisable. J’en avais enfin fini avec la crise de la trentaine ! Plus rien ne pouvait me surprendre, le monde était aussi prévisible qu’une bonne bière fraîche. C’étant bon et fichtrement rassurant d’en être là… Et puis tout a foutu le camp en cinq minutes, juste le temps de lire un mail annonciateur d’une nouvelle fracassante : Fender sortait une nouvelle basse. Pas l’énième reissue d’un standard revisité depuis plus de cinquante ans, mais bien un concept neuf. Qui aurait pu prévoir un truc pareil ? Pas moi.
Toutes mes certitudes envolées, ma force de l’âge de retour en crise, il ne me restait que mes vieilles habitudes pour oublier ces vilaines questions existentielles : tester cette basse au plus vite et crier bien fort, à la face de l’univers, de quoi il en retourne véritablement.
On a peur du changement
On voit souvent les grandes marques comme des fabricants prenant peu de risques, préférant décliner des classiques plutôt que de se mouiller avec des idées neuves. Et dans un certain sens, nos yeux ne nous trahissent pas. Les chiffres peuvent en témoigner : il y a au catalogue Fender (les basses Squier comprises) pas moins de quarante-neuf modèles de Precision Bass à vendre, même score pour la Jazz Bass. Sur les cent vingt-sept basses que la marque commercialise, cela représente une part de 77 % de leur production, qui campe sur deux modèles. Historiquement pourtant, la compagnie a tenté plusieurs fois d’imposer de nouveaux concepts, surtout durant sa période CBS. Si certains se commercialisent encore, d’autres sont tout bonnement tombés dans l’oubli. Saviez-vous, par exemple, que la première cinq cordes était une Fender ? Son nom était Bass V et elle a été produite de 1965 à 1971. Elle n’était pas accordée avec un Si grave, mais un dos aigu, afin de permettre aux bassistes mettre leur main gauche en RTT. Son manche était donc plus court (seulement quinze frettes), mais son diapason était plus long que celui d’une Precision. En six ans d’exploitation, la cinq cordes originelle de Fender ne s’écoula pas à plus de mille exemplaires.
Et la Coronado Bass, vous connaissez ? Introduite dès 66 pour faire rentrer la compagnie sur le marché des Hollow-bodies. Littéralement boudée par ses contemporains qui l’a considéraient comme une aberration. Elle fut commercialisée pendant sept ans, pour être remplacée par la Starcaster. En fait, ces deux modèles sont toujours fabriqués de nos jours.
Ce qui n’est pas le cas de l’improbable Katana, produite au japon pendant les années 80 afin de concurrencer Jackson et ses guitares aux formes pointues. Exit aussi les séries Prophecy (pourtant pas si vieilles que cela), les JP90 et autres Zone Bass. Et enfin qui se souvient de la Fender Performer ? Qui sonna le glas de CBS, alors qu’elle devait réinventer la Jazz Bass. Et là je ne vous parle que des moins connues ; parce que si je cite, la Jaguar, la MusicMaster, la Mustang, la Bass VI, la Stu Hamm ou la Roscoe Beck ; ça commence à faire une belle liste. Et la Dimension Bass était déjà le nom d’un modèle actif, à deux octaves, commercialisé de 2004 à 2007.
Alors, dire que chez Fender, ils n’ont fait que des Jazz Bass et des Precision Bass, peut s’avérer pour le moins réducteur. Ils ont tenté bien des choses, mais ces entreprises ne remportèrent aucun succès notable (sauf quelques exceptions, dont la Jaguar et la Roscoe, tout de même arrêtées). Un standard reste un standard.
Alors ce changement, c’est maintenant ?
Un tour de la bête s’impose avant de me prononcer sur ce point. À première vue, la ligne est originale sans trop s’éloigner des rondeurs classiques de la marque. Le corps est en frêne, avec de jolies courbes qui donnent une silhouette assez gracieuse à la Dimension. Ses pans coupés sont un peu plus courts et fins que sur une Precision ou une Jazz Bass. L’éclisse en bas de caisse a aussi un contour bien particulier. La plaque a été réduite, mais pas suffisamment à mon goût : en l’absence de micro grave, pourquoi occulter de si jolies veinures avec du plastique ? Personnellement, j’aurai bien vu la Dimension se passer de ce genre de protection, avec juste un accastillage pour coffrer l’électronique, dans le même ton que le chevalet.
Je dis juste ça parce que le bois est particulièrement beau sur l’instrument dont je dispose et que le vernis utilisé, même si c’est un gloss, n’a pas été posé trop épais. On a donc réellement envie de profiter de cette table, sensuellement parlant (on est tous un peu fétichistes non ?).
Et puis franchement, je me suis souvent demandé quel était l’intérêt de garder ces plaques depuis 68, année transitoire durant laquelle Fender passa de la laque cellulosique au vernis polyester. Avec un vernis de cette épaisseur et de cette nature, une plaque peu paraître bien superflue. Le chevalet est une belle pièce massive, à mi-chemin entre le traditionnel Badass IV et du Gotoh, avec un chargement traditionnel des cordes, ce qui est à mes yeux un très bon point.
L’électronique que propose la Dimension est originale, puisque son micro a été spécialement conçu pour elle : c’est un double bobinage à la constitution mystérieuse. Pas moyen de trouver une information sur le type d’aimants employés et malheureusement, je n’ai pas pris le temps de le démonter pour tenter de savoir si c’était bien de l’Alnico. Les plots étant apparents, je doute qu’il s’agisse de céramique, mais je reste assez curieux de ce fait. J’ai envie de dire du bien du cache-micro, qui pour l’occasion habille de bois les bobinages, ce qui est rare pour la marque. Merci pour ce détail, ça change du plastique et du métal et ça fait surtout plaisir aux yeux.
Préampli de 18V embarqué, non débrayable à mon grand désarroi (un interrupteur et une tonalité passive sont presque de l’acquis aujourd’hui, même chez Fender !) car j’aurais vraiment voulu entendre chanter cet humbucker en passif. Comme sur la version testée on ne dispose que d’un micro, la balance est absente. Un seul volume et trois bandes suffisant largement pour faire le travail, on jouit d’un cran central sur chaque bande, qui permet de booster ou couper les fréquences auxquelles elles sont assignées.
Parlons un peu du manche, car il y a bien des choses à raconter à ce sujet. À le regarder un peu vite, on pourrait tout à fait le confondre avec un celui d’une Precision : tête identique, galbe quasi égal, repères classiques et frettage Jumbo. Mais les similitudes de façade s’arrêteront là, car la Dimension Bass a un manche réellement « endémique ». À commencer par son radius compensé : la touche est bombée sur les notes graves (241 mm) et relativement plate à partir de l’octave (355,6 mm). En somme, on a le radius d’une Fender standard en haut du manche, pour finir entre celui d’une Yamaha et d’une Ibanez sur sa partie basse.
La deuxième spécificité de ce manche est sa forme en C, asymétrique (comme sur la Stu Hamm) : Le dos de ce dernier est plus bombé au niveau des cordes graves qu’à celui des petites, ce qui est vraiment confortable pour le jeu. La main se pose d’elle-même sur toutes les positions et l’on ressent moins les difficultés habituellement rencontrées aux extrêmes de la touche. Celles qui finissent parfois par un abducteur de pouce endolori. Indécelable de visu, cet agrément ergonomique est un véritable plus, surtout pour les mains les plus petites.
Un autre détail tout aussi bienvenu est le Truss Road directement accessible en bas de touche, comme sur les Music Man. Plus besoin de clé à Allen, ni de démonter une plaque occultante. Il faut juste une pointe solide et fine (un petit tournevis cruciforme par exemple) et un ou deux tours de vis pour voir le manche se tendre ou se creuser sans aucun effort. Personnellement, de tout ce qui existe en la matière, c’est ce système de réglage qui a ma préférence et ça fait plaisir de voir la marque enfin l’adopter.
Enfin, en plus des mécaniques Hipshot vintage qui ont fière allure, la Dimension dispose d’une barre de rétention directement intégrée à la mécanique de La. Afin de bien asseoir la corde sur son sillet en os. Ce manche se propose soit avec une touche en érable ou dans son alternative en palissandre. La basse se propose aussi en finition naturelle, en noir et en Violin Burst : un dégradé pas vilain à tendance ambrée. La couleur de cet instrument d’essai est particulière, mais reste néanmoins sobre. La robe est un beau rouge pomme sombre qui n’alertera pas la cornée de votre public. Les veinures du bois venant zébrer l’ensemble de lignes sombres. J’opterais quand même pour le naturel, un beau bois pouvant se passer de teinte à mes yeux. Il est vrai que cette basse a un je-ne-sais-quoi de Sterling mais la comparaison s’arrêtera là pour moi. La première fois que j’ai vu la Dimension, je me suis dit comme tout le monde : ça y est, ils veulent manger dans la cour de chez Ernie Ball (ou plutôt de son fils). En fin de compte, la Dimension va plus loin que ça concernant la cible qu’elle vise. Pour le savoir, rendez-vous un peu plus bas !
Du neuf dans les oreilles !
À des kilomètres du grain d’une Precision, pas vraiment Jazz Bass et encore moins Music Man (sauf pour la dynamique), la Dimension impose un caractère qui lui est véritablement particulier. L’humbucker unique a beaucoup de puissance en réserve, mais il sonne avec une finesse surprenante ! Je ne dirais pas que ça raille comme un simple (d’ailleurs je ne connais aucun double qui puisse passer pour un simple à mes oreilles), mais tout de même un gros effort se fait sentir, autant sur le positionnement du micro que sur ses qualités intrinsèques, afin d’aboutir à ce résultat. Écoutez ce premier exemple avec l’égaliseur à plat, pour vous donner une idée du caractère premier de l’instrument. La prise est réalisée avec la basse directement insérée dans ma Steinberg UR22, sans traitement annexe.
Maintenant, une petite ligne jouée très près du chevalet, pour générer quelques fréquences supplémentaires dans les bas médiums. J’ai laissé les aigus à zéro et poussé la bande grave et celle des médiums. Le résultat est bien pincé, même avec les aigus à zéro, la dynamique est bien là, sous les doigts. Et la brillance n’est pas tout à fait en berne, comme vous pouvez l’entendre, le son est précis, voire chirurgical.
Puisqu’on en parle, voici un extrait mettant en exergue les aigus avec quelques harmoniques naturels et un seul qui l’est moins (ici le DO). En enregistrant la chose, je me suis rendu compte du sustain bien poussé de la Dimension, qui résonne mieux que beaucoup de basses à manche conducteur. Ceci confirme bien ce que j’ai toujours pensé d’un manche bien vissé (ici par cinq vis) agrémenté d’un chevalet simple, mais massif : avec une attache du manche légèrement plus basse que sur une Jazz Bass, on accède au parc d’harmoniques du fameux standard. Mais l’accessibilité aux aigus est encore meilleure que sur ce dernier !
Après les avoir montés, essayons de faire passer les aigus sous la barre du zéro, afin de rendre le grain légèrement plus mat. Encore une fois, même en « cut » les aigus restent bien présents.
Un peu de jeu au pouce, dit à l’ancienne, qui je trouve fonctionne bien avec le caractère de cet instrument.
Les deux minutes de percussion réglementaires… Là j’ai carrément été obligé de baisser les aigus !!!! Parce que dès qu’on assomme ou qu’on tire un peu les cordes, pourtant rincées, de cette basse, on s’attend presque à prendre des bouts de plafonds sur le nez, tellement le signal perce.
Et enfin du médiator, qui présente un signal assez haut dans les médiums, qui n’est pas sans me rappeler une certaine Ritter que j’avais jadis testée. Je suis d’ailleurs content de finir ces extraits sur ce point de comparaison que je soulignerai en conclusion.
La troisième dimension
Depuis le temps que la marque cherchait à mettre au point une nouvelle offre pour les bassistes, capable de suivre le succès de ses standards, je me dis que sur ce coup-là les Californiens y sont presque. La Dimension Bass ne fait pas mieux que la Precision ou la Jazz Bass. Singulière, elle complète simplement et efficacement le catalogue de la marque en allant là où aucun des classiques n’a vraiment réussi à s’imposer : la sophistication. Cette basse a de vrais atouts pour elle, et parmi le premier : elle va intéresser une clientèle qui jusque-là n’était pas forcément attirée par le classicisme exacerbé de la marque. Chirurgicale dans le son et véritablement confortable à jouer, la dimension s’approche pour moi d’une « boutique bass » (traduire basse de fabrication artisanale), non pas qu’elle soit fabriquée à la main de la tête aux pieds. Mais parce les bureaux d’étude ont mis le paquet pour proposer la différence, sans tomber dans le hors sujet total et proposer des idées neuves, sans tomber dans le mauvais goût.
Alors oui, il manque ici et là des choses et j’espère que Fender aura encore l’occasion de rendre cette basse plus attractive. Ce test m’a donné envie de goûter à la version à deux micros, bientôt disponible en France. Et pour ceux qui n’ont pas le budget : sachez que ce modèle se propose en Deluxe Mexicaine et aussi dans la série Modern Player.