Le Sacre du Printemps de Stravinsky
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Groupir

Je reviens un instant sur le Sacre du Printemps de Stavinsky qui a été plébicité plus d'une fois tout au long d'un fil consacré à l'oeuvre la plus parfaite.
J'ai eu la curiosité de réécouter cette oeuvre car il me semblait ne jamais l'avoir écouté dans sa totalité.
Je n'ai jamais entendu quelque chose d'aussi hermétique ! Il faut vraisemblablement disposer de clés que je ne possède pas à l'évidence. Certaines oeuvres d'art, musique ou autre, sont directement accessibles et vous parlent spontanément. D'autres oeuvres demandent une initiation, des clés d'accès dont j'ai fait mention ci-dessus. Dans le cas de cette oeuvre de Starvinsky, j'ai l'impression qu'elle est réservée à une caste d'initiés dont je ne fais pas partie. Il me semble que c'est une oeuvre de musicien faite pour des musiciens, et encore, sans doute pas n'importe lesquels.
Je réceptionne cette musique comme un congloméra de sons sans liens entre eux. Le fait qu'il soit déjà impossible d'identifier la tonalité de l'oeuvre m'enlève déjà tous mes repères. Une musique sans tonalité... pour moi cela n'a plus de sens, ce sont les fondements même de la musique qui s'écroulent.
Chaque fois que j'écoute une oeuvre musicale, classique généralement, je suis toujours envahi par des images. Un petit film se déroule dans ma tête qui accompagne la musique que j'entends. Ici, dans le Sacre du Printemps, je ne perçois absolument rien. J'encaisse des sons réellement agressifs et malveillants; rien en tout cas qui puisse évoquer le printemps.
Sincèrement, je voudrais comprendre ce mystère. Sans ironie aucune, j'aimerais que l'un d'entre vous m'explique le cheminement qu'a été le sien pour parvenir à apprécier cette musique. En est-il parmi vous qui ne soit pas musicien et qui apprécie l'oeuvre en question ?
Merci.
Groupir.

a.k.a

Bon tout d'abord, je pense qu'il faut commencer par le commencement : As-tu écouté Ptrushka et l'oiseau de Feu ? Avec le Sacre, ces trois oeuvres forment la "période russe" de Stravinsky. On considère évidemment le sacre comme la plus aboutie de ces oeuvres (et même de ses oeuvres). Cette période révèle plusieurs traits qui se mettent en place dès 1910 : polyrythmie, carrures asymétriques, timbralité exacerbée, polarisations modales, polytonalité. Mozart est à des années-lumière...
Rappelons aussi que le Sacre est, au départ, un ballet, et pas une oeuvre "autonome". Ce ballet retrace donc l'histoire d'un rituel de la russie païenne qui consiste à sacrifier une jeune vierge au printemps afin que les terres soient fertiles.
Citation : Je n'ai jamais entendu quelque chose d'aussi hermétique !
Alors n'écoute jamais Xenakis ou Ferneyhough...
Citation : Il faut vraisemblablement disposer de clés que je ne possède pas à l'évidence.
Je ne pense pas qu'il existe de clés pour apprécier cette oeuvre. Et ça n'est pas non plus en une écoute que tu percevras la structure englobante de cette oeuvre (qui existe bel et bien : les mouvements sont divisés en plusieurs catégories : les rondes, les dans, les processions et cortèges. Chacune de ces parties unit l'oeuvre en la traversant).
Citation : Je réceptionne cette musique comme un conglomérat de sons sans liens entre eux
En ce cas, prenons des exemples :
Dans l'introduction, le tout premier motif que l'on entend (dans le registre extrême aigu du basson) est développé à l'extrême et prolifère jusque dans le mini solo de la clarinette basse (un poil avant l'entrée des cordes en trémolo, à laquelle suit la petite pirouette au piccolo. Après ce passage, les cordes scandent le rythme pizzicato). Autour de cela, une multiplicité de timbres fusionne avec ce motif. Il est amplifié et déformé.
Dans les augures printanières, "l'accord moteur" que l'on entend est composé de sept sons : fa b, lab, do b, si b, sol bécarre, ré b, mi b. Il y a trois bémols à la clé, mais ça n'est ni du mib M, ni du do m. Tu peux toujours chercher la tonalité, d'ailleurs. Il faut considérer cet accord comme un phénomène sonore complexe et il semble inutile de débattre sur sa nature. C'est l'accentuation qui compte ici : nous sommes à 2/4 sur 8 mesures et les accents sont placées sur les 10, 12, 18, 21, 25 et 30èmes croches. Ce décalage dans le temps superstrié symbolise la danse des adolescentes.
ce thème rythmique est encadré par un motif instable (tant dans sa métrique que dans sa modalité) qui lui aussi se développe.
Citation : Le fait qu'il soit déjà impossible d'identifier la tonalité de l'oeuvre m'enlève déjà tous mes repères.
Je reviens un moment là-dessus. Dès Wagner, la tonalité n'a plus aucun sens. Stravinsky adopte ici un langage modal qu'il façonne selon la structure du ballet. On a néanmoins des points de repères modaux établis à travers les polarisations (par exemple, l'accord moteur). C'est vrai que ce langage de substitution peut dérouter, mais il n'en est pas moins magnifique.
Toute la beauté douloureuse concentrée dans les mesures des "rondes printanières" ? Je trouve ce moment musical particulièrement émouvant.
Citation : ce sont les fondements même de la musique qui s'écroulent.
La tonalité n'a duré que 300 ans !!!
Il faut aussi savoir accepter la volonté de certains compositeurs (et même la majorité d'entre eux aujourd'hui...) de subsituer un nouveau langage musical au système tonal, parce que trop limitatif, trop paradigmatique, etc.
Citation : Chaque fois que j'écoute une oeuvre musicale, classique généralement, je suis toujours envahi par des images. Un petit film se déroule dans ma tête qui accompagne la musique que j'entends. Ici, dans le Sacre du Printemps, je ne perçois absolument rien. J'encaisse des sons réellement agressifs et malveillants; rien en tout cas qui puisse évoquer le printemps.
Comme je l'ai déjà dit, le sacre est une oeuvre scénique.
Le figuralisme existe dans le Sacre, mais il est patent, voilé. Ca n'est évidemment pas aussi explicite que chez Vivaldi ou Janequin...
Et il n'y a rien de gai dans un sacrifice, il est donc normal que les sons te paraissent aggressifs, tant dans l'organisation des échelles, des timbres, ou de la combinaison de ces deux paramètres, quant au dynamiques et nuances, n'en parlons pas...
Bon, pas de chance, je suis musicien, donc je ne peux pas parler pour les autres...
J'ai entendu le Sacre il y a 6 ou 7 ans et j'y étais alors plutôt insensible...Et il y a environ 1 an et demi, j'en suis tombé amoureux, à tel point que je le connais quasiment par coeur. De là à te dire comment ça s'est fait...Je pense tout simplement que j'ai appréhendé cela d'une manière complètement différente de la tienne. En fait, les choses qui te dérangent sont celles que j'apprécie...
Enfin, je te conseille les interprétations de Pierre Boulez, notamment la version avec le Cleveland Orchestra qui est particulièrement réussie.
Une petite biblio si tu veux vraiment approfondir :
André Boucourechliev, Igor Stravinvinsky Fayard
Pierre Boulez, [Points de repères[/i], Seuil, C. Bourgois, dans lequel se trouve un article intitulé "Stravinsky demeure" dans lequel Boulez se livre à une analyse du Sacre qui fait date.
Voilà, en espérant t'avoir aidé !

Morzini

je ne vois pas ou il y aurait des "clées" à sa compéhension, pour moi c'est typiquement le genre d'oeuvre ouverte et universelle que n'importe qui peut apprécier simplement via sa sensibilité naturelle.

a.k.a

Hors sujet : Citation : pour moi c'est typiquement le genre d'oeuvre ouverte et universelle que n'importe qui peut apprécier simplement via sa sensibilité naturelle.
Un tour par là pourrait être enrichissant...

Anonyme

Comment comprendre le sacre du printemps
Citation : La tonalité n'a duré que 300 ans !!!
Pourquoi l'emploi du passé ?

Citation : Il faut aussi savoir accepter la volonté de certains compositeurs (et même la majorité d'entre eux aujourd'hui...) de subsituer un nouveau langage musical au système tonal, parce que trop limitatif, trop paradigmatique, etc.
Je suis d'accord avec le fait d'accepter un système atonal mais ce n'est qu'un mode d'expression musical comme un autre, qui va également trouver ses propres limites et, à mon sens, bien plus rapidement que les systèmes tonal ou modal (qui peuvent encore nous surprendre). La stabilité de la dissonance dans l'instabilité permanente, c'est déjà, en soi, une limite (à mon avis).

KoalaMan



Ecoutes-le sans cesse, de nombreuses fois, à un volume correct, et petit à petit, la brume va s'estomper !
Bien entendu, si tu cherches des repères classiques énormes, tu n'en trouveras pas facilement. Le Sacre reste néanmoins une musique "conventionnelle", au sens ou, mis à part quelques clusters et dissonances, il n'y a guère d'éléments extra-occidentaux, comme des quarts ou huitièmes de ton ou alors des registres extrèmes !
Ecoutes cette oeuvre comme si tu étais un bébé, en laissant Beethoven, Mozart et Bach au vestiaire !

On ne voit bien qu'avec les yeux. Le cœur est invisible pour l'essentiel.

a.k.a

Ben oui, le système tonal, c'est fini depuis 1900...
Entièrement d'accord avec ton court développement sur la musique atonale.
Pas tout à fait d'accord avec ça :
Citation : Le Sacre reste néanmoins une musique "conventionnelle", au sens ou, mis à part quelques clusters et dissonances, il n'y a guère d'éléments extra-occidentaux, comme des quarts ou huitièmes de ton ou alors des registres extrèmes !
mais là, je n'ai pas le temps...

Groupir

De toi, Lebat, je retiens différentes choses :
- Bien que l'ayant mentionné dans mon fil, je n'avais jamais pris véritablement conscience de cette mutation de la musique tonale en musique atonale opérée au début du 20e siècle. Je peux enfin mettre des mots sur la raison de mon profond malaise devant cette musique. Je ne suis pas musicologue et il s'agit bien d'un fait de l'histoire musicale que j'ignorais et que tu m'apprends. En fait j'ai l'impression de ressentir la même chose que mon père, grand amateur et amoureux de jazz, lorsqu'est apparu le free jazz : "Quoi ! Mais c'est plus du jazz, où est passé le swing ?" Sa culture du jazz s'était donc arrêtée dans les années 50.
- Malgré l'avis de Morzini, l'ensemble de ton développement me conforte, pour le moment, dans l'idée que ce type de musique est faite par un musicien pour des musiciens. En effet, tu me donnes une plétore d'explications de techniques musicales qui semblent aussi hermétiques que l'oeuvre elle-même. Je dis bien pour le moment, car je me réserve la possibilité de changer d'avis le jour où j'aurai vu l'oeuvre scénique. Il se pourrait bien, effectivement, que je perçoive l'oeuvre de manière totalement différente.
Ceci dit, Lebat, j'ai réellement apprécié les efforts que tu as déployés pour m'ouvrir l'esprit à cette musique. Et peut-être que tout espoir n'est pas perdu.
Citation : pour moi c'est typiquement le genre d'oeuvre ouverte et universelle que n'importe qui peut apprécier simplement via sa sensibilité naturelle.
Alors là, je ne suis absolument pas d'accord

Koalaman me suggère d'écouter, de réécouter, à volume réduit puis à volume plus puissant pour parvenir à faire s'estomper la brume. C'est justement cela que je reproche à cette musique. Elle n'est pas acccessible immédiatement. Il faut donc déployer des efforts pour s'approprier l'oeuvre. Ce n'est pas comme cela que je conçois l'art. Pour moi, une oeuvre est belle et elle l'est immédiatement ou elle ne l'est pas. J'admets que c'est un peu primaire comme approche de l'art, mais bon...
Koalaman, je peux te dire qu'il fera très chaud, très très chaud, et même caniculaire avant que je laisse Mozart, Beethoven et Bach au vestiaire

Je n'ai pas encore eu l'occasion de visiter les liens proposés ni d'approfondire le sujet par la biblio suggérée mais je ne manquerai pas de le faire dès que j'ai un moment.
Encore une petite chose, je suis convaincu que la musique s'impose à nous en s'adressant tantôt à notre esprit, tantôt à notre coeur, tantôt à nos "trippes". Lorsque j'écoute Brassens, il parle souvent à mon esprit, parfois à mon coeur. Lorsque j'écoute Brel, je ressents tout dans les trippes. Cette musique atonale est sans doute trop intellectuelle pour moi.
Encore un grand merci à tous pour vos avis.
Groupir.

Morzini


Anonyme

Citation : Ben oui, le système tonal, c'est fini depuis 1900...
Je suis moins convaincu que le système atonal puisse vivre aussi longtemps


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