Pourquoi est-il si difficile, aux classiques, de faire un chorus jazz ?
- 134 réponses
- 15 participants
- 12 676 vues
- 16 followers
Anonyme
Je m'explique. En jazz, à cause de ce modèle circulaire, la hauteur de la quinte ou de la tierce ou de n'importe quelle note, n'a aucune importance. Ce modèle circulaire entraine le fait que l'intervalle et la note sont d'une certaine façon confondus. Pour les classiques, la quinte est essentiellement un intervalle, alors que pour les jazzeux, c'est une note en relation avec une fondamentale.
Si la quinte (ou n'importe quelle note) est en relation avec une fondamentale, elle est donc en relation avec une tonalité. Ce rapport à la tonalité ne tient aucun compte des écarts entre les notes. Par exemple, dans un CM7, la quinte est sol. Le fait qu'il existe un écart de quinte entre la 3 et la 7, soit entre le mi et le si n'a strictement aucune importance. C'est non seulement sans importance mais c'est aussi une impasse que de s'en soucier. Pourquoi une impasse ? Parce qu'en jazz, dans la construction d'un chorus, on ne se soucie pas de la relation qu'ont les notes entre elles. On se soucie uniquement de la relation qu'elles ont à la fondamentale. Sans la connaissance de cette relation à la fondamentale (et donc à la tonalité), on ne peut construire un chorus cohérent (free jazz à part, puisque registre atonal).
Une écriture comme CM7/E (la basse est mi sur l'accord de CM7) n'implique nullement, comme le dirait un classique (très étonnant d'ailleurs) que le mi est quinte du si puisqu'il existe un intervalle de 7 demi tons entre le mi et le si et que le mi est la note la plus grave. On voit là, très clairement, le niveau d'impasse du classique (dans la construction d'un chorus de jazz) puisque, pour le jazzeux c'est clairement une erreur d'harmonie que de considérer le mi comme quinte de si. Ce n'est du reste pas la seule erreur. L'erreur est aussi de penser l'accord de CM7/E pour autre chose que ce qu'il est en réalité, à savoir simplement un CM7. En effet, le E à la basse n'a qu'une fonction de voicing sans relation avec le chorus qui pourrait se construire dessus.
Bien sûr, un chorus de jazz, c'est pas seulement une mécanique avec, pour certains, un schéma géométrique pour l'accord (surtout vrai chez les gratteux et les bassistes). C'est aussi le recherche du son et du chant mélodique. Mais ceci est un deuxième aspect qui sort un peu du cadre théorique que je veux maintenir.
Je pourrais développer plus mais je préfère attendre les réactions des personnes intéressées par ce débat, pas tant pour se taper dessus entre classiques et jazzeux (c'est clairement pas le but) mais pour essayer de clarifier certaines notions théoriques qui sont incompatibles avec la construction d'un chorus.
Laurent Juillet
Citation : Citation :
Je crois que si, la différence c'est qu'aujourd'hui on va de Bach à Ravel, et l'enseignement est bien en retard. C'est une vision de la musique qui n'est pas dans l'instant.
Peux-tu développer un peu ?
Deux choses dans ce que je voulais dire,d'abord que la musique classique s'arrête à l'enseignement de Ravel en général, et c'est déjà loin. Les techniques d'écriture ont évoluées depuis.
Ensuite je voulais dire que le Jazz est une musique de l'instant, ce qui n'est pas dans la tradition de la musique classique.
Laurent Juillet
Citation : C'est un point crucial de divergence avec le jazz à mon sens pour qui l'individu est au service du groupe.
J'ai tout de même l'impression que le Jazz fait aussi l'apologie de l'individu. Seuls les grands noms sont cités, et les noms courants de groupes empruntent le nom de leur leader, Quarter untel, Trio machin, etc...
Laurent Juillet
Citation : Là, j'ai du mal à suivre ton propos. En particulier, je ne comprends pas l'expression "la modalité dans l'écriture". Il y a peut-être un pb de virgule...
Je parlais de la pensée modale conceptualisée dans l'écriture. Elle va plus loin dans ses concepts justement que dans la musique improvisée ou l'harmonie en tierce et en quarte prime. Le sérialisme brise déjà tout ces concepts de base. Si on suit à la lettre cette technique, il est quasi impossible d'improviser avec, surtout en groupe puisque qu'il y a des conditions à l'apparition des notes d'une série. D'autres exemples de pensée modale classique, les différents types d'accord qui contiennent les douze notes que recense Slonimsky dans son traité, l'accord pyramidale qui contient les 12 notes empilées en suivant les 12 intervalles du plus grand au plus petit (de la septième majeure au demi ton), l'accord mère qui contient 12 notes et 11 intervalles ou encore l'accord grand mère qui contient 12 notes et 11 intervalles symétriques et inversables. Plus tout les agrégats et autres clusters.
Laurent Juillet
Anonyme
Citation : J'ai tout de même l'impression que le Jazz fait aussi l'apologie de l'individu. Seuls les grands noms sont cités, et les noms courants de groupes empruntent le nom de leur leader, Quarter untel, Trio machin, etc...
Ce n'est pas exactement l'apologie de l'individu, même si, pour le public, ça doit pouvoir aussi signifier cela. En fait, les formations de jazz se font autour d'un leader. Généralement, il s'agit du compositeur du groupe, c'est à dire celui qui est à l'origine des thèmes qui seront principalement joués. Mais les musiciens qui entourent ce leader, sont, dans le jeu, d'égal à égal avec lui. En big band, c'est un peu différent parce que c'est déjà pas mal écrit. Le leader est toujours le compositeur, mais il peut parfaitement y avoir des hiérarchies parmi les musiciens (ex. 1er sax ou 1ère trompette). Bien sûr, les orchestres de jazz peuvent reprendre des standards, qu'ils revisitent à leur sauce (en fait, à la sauce du leader, qui réécrit les arrangements), mais ça n'est qu'une partie du répertoire. Il arrive aussi que certains leaders, comme Miles par exemple, jouent en public des thèmes de certains de leurs seconds couteaux (Marcus Miller). Mais, dans l'esprit de leader, le public se déplace pour lui avant le groupe. Il y a sans doute une part d'égocentrisme là dedans mais, dans les faits, c'est bien au leader (ou à son agent) que les organisateurs de spectacles s'adressent parce que c'est lui qui va attirer la foule.
Citation : Je parlais de la pensée modale conceptualisée dans l'écriture. Elle va plus loin dans ses concepts justement que dans la musique improvisée ou l'harmonie en tierce et en quarte prime. Le sérialisme brise déjà tout ces concepts de base. Si on suit à la lettre cette technique, il est quasi impossible d'improviser avec, surtout en groupe puisque qu'il y a des conditions à l'apparition des notes d'une série.
Alors, c'est peut être une question d'école, mais pour moi le sérialisme ne fait pas partie de la modalité. Il fait partie de la musique atonale puisqu'il s'appuie essentiellemnt sur la gamme dodécaphonique et non sur la gamme chromatique (la première étant sans hiérarchie de degré, contrairement à la seconde dans la définition que j'adopte). Mais ce n'est pas le plus important dans ce que tu relèves. Si je peux concevoir qu'on peut effectivement aller très loin dans l'écriture, notamment à partir d'un modèle mathématique du traitement de la gamme dodécaphonique, l'improvisation dans le style atonal en jazz, en particulier dans le concept d'harmolodie d'Ornette Coleman ou tout simplement dans le free jazz, va dans le sens d'une exploration la plus large possible de la gamme dodécaphonique, avec des accords très denses comme les clusters et autres structures que tu décris. Il n'y a d'ailleurs pas qu'une exploration de la gamme mais aussi d'alliages de timbres d'instruments divers.
Le fait est que cette improvisation "libre" (contrairement à l'improvisation idiomatique des standards) est, comme je le disais au tout début du thread, celle qui a le plus séduit les musiciens européens. Si on excepte la période de bebop, qui a permis à quelques musiciens européens de jouer avec des "pointures" américaines, en France, par exemple, on ne comptait plus les adeptes du free jazz dans les années 70. Il y avait certes une raison un peu sociale à cela, parce que l'esprit soixante huitard y régnait encore et que cet esprit s'accordait assez bien avec cette liberté de l'improvisation, mais ça s'était plutôt amateur. Parmi les pros, c'est à dire ceux qui disposaient d'une solide formation musicale, le free jazz s'accordait parfaitement avec l'écriture sérielle et autres développements intellectuels de la musique contemporaine.
Citation : Nous en arrivons fatalement au point où nous comparons écriture et improvisation. Et là nous revenons au point de départ à savoir que ces musiques ne sont pas comparables. Elles s'influencent et c'est déjà énorme.
L'improvisation et l'écriture sont deux approches de la musique et non deux musiques différentes à mon avis. Comme tu le disais plus haut, le jazz est une musique de l'instant alors que le classique (ou ses formes actuelles) est une musique de l'écrit et s'inscrit donc dans la durée (avec les multiples interprétations auxquelles elle donne lieu). Mais, passé ce détail (certes important puisqu'il est une question d'approche de la musique et non de contenu), rien n'interdit le passage de l'une à l'autre dans l'expression. Certaines musiques contemporaines ressemblent à des expressions du free jazz et vice versa. Pour quelqu'un qui ne serait pas au courant, les deux musiques seraient "identiques", non pas dans leur contenu, bien évidemment (après tout, le contenu de pièces de Mozart n'est pas celui de Back ou Ravel) mais dans leur expression formelle.
- < Liste des sujets
- Charte