Les maîtres du mastering s'appellent Bob Ludwig, Doug Sax, Bernie Grundman... Ils produisent des tubes à la pelle grâce à leur expérience, à leur talent, à leur oreille exercée, à leurs équipements et à l'acoustique parfaite de leur environnement de travail.
Il vous manque certainement un ou plusieurs de ces atouts. Malgré tout, vous voulez que les productions qui sortent de votre studio soient à la hauteur des résultats qu’obtiennent ces professionnels chevronnés. Alors pourquoi ne pas faire une analyse spectrale d’enregistrements bien masterisés puis appliquer la courbe de réponse ainsi capturée à vos propres productions ?
Effectivement, pourquoi pas ? Mais est-ce qu’il suffit de « voler » l’équilibre spectral réalisé par un ingénieur du son pour obtenir le même son que lui ?
La réponse est… ça dépend. Non, parce qu’il est très peu probable que l’égalisation d’un morceau donné fonctionne avec un autre. Même en capturant la courbe de réponse, l’effet obtenu sur un autre morceau ne sera pas le même. Inversement, la réponse est oui parce que les processeurs de capture de courbe peuvent vraiment vous aider à comprendre la façon dont les morceaux ont été mixés et masterisés et ainsi vous indiquer la voie qui vous permettra d’améliorer la qualité de vos propres productions.
Nous allons nous intéresser aux outils qui permettent de faire ce genre de manipulation, notamment à Steinberg FreeFilter (que l’éditeur a abandonné mais que l’on peut encore trouver chez certains revendeurs), à Voxengo CurveEQ et à Har-Bal Harmonic Balancer. Tous trois se ressemblent beaucoup, et pourtant ils sont très différents.
Comment ça marche ?
FreeFilter et Voxengo découpent le spectre audio en plusieurs bandes de fréquences pour analyser le signal. Ils créent une réponse spectrale pendant la lecture d’un morceau comme le ferait un analyseur de spectre. Pendant la lecture, ces logiciels fabriquent une courbe qui correspond à l’énergie moyenne de différentes fréquences. Vous pourrez ensuite appliquer la courbe de référence résultant de l’analyse à un fichier cible de votre choix afin que ce dernier possède la même réponse en fréquence que le fichier analysé. Vous pourrez également modifier et enregistrer le fichier de référence.
Har-Bal n’est pas à proprement parler un logiciel de capture de courbe. Il permet d’observer la réponse d’un signal de référence et d’ouvrir un autre fichier afin de visualiser sa courbe par superposition avec la référence. Il permet également de modifier la courbe du second fichier pour qu’elle corresponde au signal de référence. Cependant, ce processus est manuel et non pas automatique.
Ill. 1 : la courbe noire est la réponse spectrale du morceau Ray of Light de Madonna ;
la courbe rouge représente un mix de Fatboy Slim. Le morceau de Fatboy Slim possède beaucoup plus d’aigu tandis que Ray of Light présente un grave plus poussé.
Le traitement automatique ou manuel joue un rôle important dans la méthode de travail. FreeFilter et Voxengo commencent par créer la courbe de référence puis vous fournissent les outils pour l’ajuster manuellement car vous souhaiterez certainement faire des modifications. Har-Bal utilise quant à lui la méthode inverse : commencez manuellement et, au besoin, utilisez les outils proposés pour créer quelque chose qui ressemble à la courbe de référence générée automatiquement lorsque vous avez ouvert le fichier. Remarquez bien que la capture de courbe ne constitue qu’une partie des fonctionnalités de ces logiciels qui sont en réalité des égaliseurs très sophistiqués.
Alors, à quoi ressemblent des courbes spectrales typiques ? Regardez l’illustration 1. La courbe noire est la réponse spectrale du morceau Ray of Light de Madonna ; la courbe rouge représente un mix de Fatboy Slim. Au-delà d’environ 1 kHz, la courbe de Fatboy Slim possède un aigu puissant qui pourrait faire éclater un verre. Ray of light affiche quant à lui une réponse plus prononcée sous 400 Hz, essentiellement en raison de la proéminence de la grosse caisse. Ce morceau possède un son plus sourd et un caractère « disco » tandis que Fatboy Slim fait plutôt du pied au mastering techno. Appliquez ces courbes à vos propres productions pour qu’elles adoptent les caractéristiques des morceaux de référence. Pourtant, comme nous allons le voir, il se peut que les résultats ne correspondent pas à vos espérances.
Les outils logiciels
Ill. 2 : Steinberg FreeFilter fait partie des premiers logiciels de capture de courbe et d’égalisation.
Sa qualité sonore n’est pas à la hauteur des standards actuels mais ses fonctionnalités font figure de référence pour ce type d’outil.
Le logiciel nécessite l’analyse de deux fichiers : la référence et la cible. Il compare les deux et accentue/atténue la réponse de la courbe cible en fonction des caractéristiques de la référence.
L’illustration 2 montre l’affichage de la réponse spectrale dans Steinberg FreeFilter ; elle montre également ce qui se passe après que la courbe source a été appliquée à la destination. La ligne verte représente la courbe cible tandis que la rouge correspond au résultat après application de la référence. La ligne jaune symbolise la courbe de correction générée par FreeFilter pour que les deux réponses soient assorties. Les 30 faders sont identiques à ceux d’un égaliseur graphique : ils modifient la courbe matérialisée par la ligne jaune.
Il est très important de pouvoir contrôler dans quelle proportion la référence influence la cible. Lorsque le paramètre Morph est à 0%, vous entendez le son de destination original. À 100%, les deux courbes sont identiques. Vous pouvez même opter pour une valeur supérieure à 100% afin d’exagérer le traitement. Généralement, les valeurs entre 20 et 50% donneront de meilleurs résultats que 100% dans la mesure où la courbe source influence la courbe de destination plutôt qu’elle ne la domine.
Avec Voxengo CurveEQ, vous pouvez également visualiser la réponse en fréquence, le spectre d’entrée et le spectre de sortie. Cet outil possède certaines fonctionnalités absentes d’autres logiciels : la fonction GearMatch fournit les réponses impulsionnelles d’équipements audio ayant fait date dans l’histoire de l’audio que vous pourrez appliquer à vos productions. Les fonctions limiteur, saturation et voicing vous permettront d’ajouter encore d’autres couleurs à vos morceaux.
Ill. 3 : Voxengo CurveEQ a analysé le morceau de la fenêtre en arrière plan, l’a assorti au morceau cible de la fenêtre en premier plan et a généré une courbe de réponse de compensation pour que le spectre de la cible corresponde à celui de la référence.
Cette courbe peut être retravaillée.
Pour capturer et appliquer une courbe, vous pouvez charger un fichier de référence ou lire le fichier en temps réel dans CurveEQ et capturer ainsi sa réponse en fréquence. Ensuite, vous pourrez charger le fichier cible à traiter pour faire correspondre les deux. CurveEQ génère une réponse de filtre qui aligne le fichier cible sur la référence (illustration 3) que vous pourrez ensuite retravailler en déplaçant les petites poignées rondes.
Avec ses fonctionnalités supplémentaires (réponses impulsionnelles d’équipements vintage et traitements de la dynamique), CurveEQ correspond plus à un outil de mastering complet que FreeFilter ou Har-Bal. Bien entendu, il faudra utiliser ces fonctions avec précaution afin d’éviter d’exagérer les traitements. Cependant, un soupçon de saturation et de compression vintage pourra parfaire le résultat. Et étant donné que CurveEQ est un plugin, il fonctionnera aussi bien avec des pistes individuelles qu’avec un arrangement complet (ce faisant, faites attention à la compensation de la latence).
Har-Bal est intéressant par plusieurs aspects. D’abord, il s’agit non pas d’un plugin mais d’une solution autonome qui fonctionne en ASIO, WDM et MME.
Ill. 4 : Har-Bal
L’interface est extrêmement facile à utiliser et répond particulièrement bien lorsqu’il s’agit de dessiner des courbes ; vous pouvez ajuster séparément les crêtes, la moyenne et une combinaison des deux (illustration 4). Par exemple, vous pouvez atténuer les bosses excessives de la courbe des crêtes et amplifier les creux de la courbe moyenne. Har-Bal possède également une fonction de compensation du volume pour que le signal égalisé et le mode bypass possèdent le même volume subjectif. Elle vous permet de baser vos jugements uniquement sur l’impact de l’égaliseur sur le son global sans être influencé par les différences de niveau. Une autre fonctionnalité intéressante concerne la possibilité d’aligner les niveaux moyens de différents morceaux.
En raison de leurs ressemblances à prime abord, CurveEQ et Har-Bal sont souvent rangés dans le même panier comme s’il s’agissait de programmes similaires. En réalité, ils fonctionnent de façon très différente et utilisent des méthodes de travail et des optimisations qui leurs sont propres. Har-Bal est idéal pour ajuster d’une courbe d’égalisation afin de solutionner des problèmes précis. Mais c’est tout ce qu’il sait faire. CurveEQ est beaucoup plus polyvalent puisqu’il permet de capturer des courbes de façon automatique et de « morpher » différentes courbes comme le fait FreeFilter. En revanche, il est moins performant lorsqu’il s’agit de contrôler séparément les crêtes et les niveaux moyens. Vous aurez certainement besoin des deux si vous voulez disposer de fonctionnalités réellement complètes. Heureusement, chacun d’eux est disponible en version d’évaluation téléchargeable de sorte que vous pourrez choisir celui qui répond le mieux à vos besoins personnels.
C’est bien beau mais où est la faille ?
Ces programmes sont très utiles pour l’égalisation. Mais si vous décidez de pratiquer la capture de courbe de réponse, restez sur vos gardes car le concept possède un vice fondamental. Par exemple, j’ai capturé la courbe de référence d’un CD des Spice Girls (oui, je n’ai pas honte de l’avouer) parce qu’il bénéficiait d’un mastering pop de tout premier plan et j’étais curieux de savoir ce qu’il donnerait sur certaines de mes productions. Ce mastering possède une forte bosse dans l’aigu pour donner un caractère aérien aux voix des girls. Alors qu’il sonne très bien pour les reines de l’Auto-Tune, il donnait un son très criard aux guitares saturées de mes morceaux. Cependant, en réduisant l’influence de la référence, la bosse dans les hautes fréquences s’est atténuée et le grave a été nettoyé. Et effectivement, le résultat était une courbe au caractère plus pop.
Il arrive aussi que la capture de courbe n’apporte pas de réelle différence sonore. J’avais un morceau dance et je me suis dit : puisque Ray of Light est un tube dance qui a tout cassé, pourquoi ne pas l’appliquer à mon propre morceau. C’est ce que j’ai fait et… il ne s’est rien passé. J’ai vite compris pourquoi : en masterisant mon morceau, j’avais obtenu quasiment la même réponse spectrale.
Est-ce que cela signifie que j’avais masterisé mon morceau aussi bien que les grands professionnels qui ont travaillé sur Ray of Light ? Non bien sûr. En fait, mon morceau avait besoin d’un peu plus de hautes fréquences. Par conséquent, une courbe peut vous conduire dans la bonne direction mais ne comptez pas sur elle pour finaliser le travail de façon automatique.
Qu’est-ce qui fonctionne ?
Le fait d’utiliser vos oreilles pour comparer votre travail à un enregistrement bien masterisé est la technique la plus éprouvée. Cependant, le processus d’apprentissage sera plus court si vous pouvez comparer les courbes de façon visuelle et voir dans quelles bandes de fréquences les différences sont les plus importantes.
J’ai trouvé quelques courbes de référence pour Har-Bal qui fonctionnent bien avec certains types de musique : Fatboy Slim pour la dance quand le mix est trop sourd, Ray of Light pour booster le grave dans un mix house, Alegria du Cirque du Soleil pour le rock et Mi Tierra de Gloria Estefan pour les projets acoustiques. J’utilise ces courbes de réponse dans de très rares occasions, et lorsque je le fais, elles me servent uniquement de presets de départ que je modifie ensuite beaucoup. La capture de courbe automatique ne donne pas directement de bon résultat dans mon processus de travail mais me permet de gagner 10 minutes en me mettant directement dans le bain.
Finalement, j’utilise les logiciels d’analyse de courbe de réponse principalement pour capturer des courbes que j’ai réalisées moi-même. Après avoir masterisé un projet pour une bande originale de film, j’ai remarqué qu’un morceau sonnait un peu mieux que les autres. Du coup, j’ai essayé d’appliquer légèrement sa réponse à d’autres titres du projet. L’ensemble des titres est devenu plus homogène tandis que les différences d’un morceau à l’autre restaient intactes – exactement le résultat que je voulais obtenir.
Une autre application s’est révélée précieuse lorsque le musicien allemand Dr. Walker a remixé l’un de mes morceaux pour une compilation. Pour ce projet, il souhaitait utiliser une boucle pour laquelle il n’arrivait pas à obtenir d’autorisation légale. Plutôt que d’abandonner, j’ai créé une boucle similaire (pas une copie) qui dégageait le même feeling. Cette boucle n’a pas fonctionné dans le morceau jusqu’à ce que j’aie l’idée d’appliquer la réponse en fréquence de la boucle illégale à la boucle nouvellement créée. Et là, bingo ! L’adaptation du timbre était finalement plus importante que le contenu musical pour que la boucle s’intègre parfaitement au reste du morceau.
Et c’est là tout le paradoxe : j’ai utilisé un logiciel de capture de courbe pour éviter de devoir capturer un passage de morceau protégé par copyright. Finalement, c’est peut-être ça vivre au 21ème siècle !
Originellement écrit en anglais par Craig Anderton et publié sur Harmony Central.
Traduit en français avec leur aimable autorisation.