On n’a pas tous les jours soixante ans, ni l’occasion de fêter l’avènement de notre espèce sur cette planète : “l’Homo sapiens bassistus-electricus”. Car si Leo Fender n’a pas inventé la basse électrique, il a su faire du concept oublié d’Audiovox déposé quatorze ans plus tôt, un véritable succès commercial. Permettant à notre instrument préféré de s’emparer de la scène internationale, pour finir entre nos mains vernies, enfants gâtés que nous sommes par les soixante années qui nous précèdent.
Paternité oubliée
Eh oui les amis, la basse est bien née en 1937 et non en 1951, des mains du même homme qui fut à l’origine du premier micro électromagnétique pour instrument de musique (conçu en 1932 et utilisé à l’origine pour amplifier les cithares, les pianos et les guitares espagnoles). Un génie oublié, un bon samaritain qui prit en pitié l’isolement des contrebassistes, toujours contraints à voyager seuls, car victimes de l’encombrement de leur instrument : une fois la contrebasse rentrée dans une voiture de l’époque, il ne restait plus que la place du conducteur de libre. Le pauvre bassiste devait donc prendre le volant et goûter aux joies de la route en solitaire, au contraire des autres membres de l’orchestre qui voyageaient généralement dans le même véhicule. Ce grand inventeur s’appelait Paul Tutmarc et bien qu’il fut en avance de plus d’une décennie sur les autres acteurs du marché de la musique électrique, son entreprise fut un échec commercial cuisant. Il ne put jamais déposer son brevet de micro électromagnétique au début des années 30, car l’entreprise Bell avait la main mise sur l’exploitation de l’induction depuis le dépôt de brevet du téléphone en 1875 par Alexander Graham Bell. Et les instruments qu’il mit au point ne remportèrent qu’un succès local (sa compagnie Audiovox était située à Seattle) pour être vite oubliés. Nous lui reconnaîtrons la première contrebasse électrique, la Bass Fiddle de 1933 (au format d’un violoncelle) et sa petite sœur de 1936 : la bass fiddle “model 736”, première réduction du genre (à peine plus d’un mètre de longueur) et surtout, la première basse à se tenir à l’horizontale.
Leo Fender n’a donc pas inventé la basse électrique, ni son aînée à six cordes. La première guitare amplifiée étant officiellement attribuée à Georges Beauchamp en 1931, juste avant qu’il ne fonde la compagnie Ro-Pat-In Corporation avec Adolph Rickenbacker. Appelée “electro spanish guitar”, c’était une hollow body équipée d’un système piézo-électrique.
La première solid body conçue, fut le prototype du grand Les Paul baptisé “The log” (en 1940) et jamais commercialisé.
Voilà, c’était juste pour remettre aux Césars ce qui ne revient pas à Leonidas.
Ce qui ne réduit en rien le prétendu génie de l’homme de Fullerton, qui a su traduire les innovations technologiques, développées avant lui, en véritables succès commerciaux, ouvrant ainsi la voie aux courants musicaux électriques.
Leo Fender a véritablement créé le marché de la guitare électrique et osa le premier la production de masse, dans un secteur jusque-là sous-estimé par ses pairs. Son succès est donc tout à fait mérité puisqu’il a réussi là où la plupart de ses prédécesseurs ont échoué. Sans la popularité de la guitare Broadcaster de 1950 (rebaptisée très vite “Nocaster” pour devenir "Telecaster”), les huiles de Gibson n’auraient jamais rappelé Les Paul qui donnera son nom à la première Solid Body de la marque en 1952. Idem côté basse : Sans la Precision Bass de 1951 et l’engouement qu’elle provoqua sur le vif, Gibson n’aurait pas sorti l’EB-1 en 1952 ; exit aussi la Rickenbacker 4000 (première basse produite par la compagnie), qui voit sa conception motivée par le triomphe de la Précision de 1957.
Suite de l’histoire…
Un an après la seconde guerre mondiale, à la suite d’une courte association avec Clayton Orr « Doc » Kauffman, un inventeur anciennement employé par la société Rickenbacker (on lui doit l’ancêtre du chevalet vibrato) ; Leo se lance en solo et baptise sa nouvelle entreprise “Fender Electric Instrument Company”. Il passe de la réparation de matériel audio à la conception de guitares lap steel et d’amplificateurs. L’entrepreneur voit les choses en grand, il a compris qu’à une certaine échelle, produire est plus rentable que réparer.
Entre 1946 et 1948, l’entreprise met sur le marché de solides amplificateurs (le Princeton et le Champ). Considérés comme les plus puissants de l’époque, leur commercialisation est un succès. En 1948, l’entrée de Georges Fullerton à plein temps dans la compagnie marquera les jalons décisifs dans l’établissement de sa réussite. Dès lors, il conçoit avec Leo les plans d’une guitare solid-body électrique. Pour cela, les deux concepteurs ne s’inspirent ni de l’Electro Spanish Guitar de Rickenbacker, ni de la bûche de Les Paul, mais d’un concept bien plus récent. En 1947, le grand Merle Travis (un nom incontournable de la Country et du guitar picking) à lui même dessiné les plans d’une guitare, qu’il fait construire par Paul Bigsby. Cette première Solid-body de l’histoire constitue la première influence officielle de ce qui deviendra l’Esquire de Fender : La première production en série de ce nouveau genre de guitare, qui débute dès 1950.
Puis les choses se précipitent : l’Esquire devient Broadcaster (un truss rod est ajouté en série dès 1950), puis Nocaster et dès 1952, la célèbre Telecaster fait son apparition triomphante (il s’agit juste d’un changement de nom de la Nocaster, pour rendre hommage au média télévisuel montant). Mais revenons à nos moutons à quatre cordes, puisque la Précision Bass est née à la même époque, plus précisément en novembre 1951. Lancé par le succès de ses guitares, Leo inscrit alors son entreprise dans la légende et engendre par la même occasion, une nouvelle génération de musiciens : La nôtre.
Donc Joyeux anniversaire mamie ! Qui prend du gâteau ?
L’instant d’une rencontre
Comme à mon habitude, je flânais sur Pigalle (Rue Victor Massé, bien sûr…) ; cherchant l’inspiration pour mes dix doigts entre deux instruments d’exposition.
Le vendeur du mago déballait quelques cartons pendant que j’officiais à salir, de mes empreintes digitales, moult finitions Highgloss.
Je fais partie de ces gens qui aiment le travail, surtout quand il s’agit de regarder les autres trimer. Et le faire dans ce magasin dans lequel j’ai moi-même déballé plusieurs tonnes de matos, ajoute un petit plus, un je-ne-sais-quoi jubilatoire. J’étais donc là, assis avec une basse entre les mains, le regard un peu vide, me confondant dans des appréciations dignes du Geek que je suis, quand le factotum sortit machinalement une basse de son étui pour l’exposer. Si vous l’aviez vue les amis ! Si seulement vous aviez été derrière mes yeux à cet instant, je suis certain qu’aujourd’hui, vous rédigeriez cet article à ma place…
Une superbe blonde au look vintage, belle au point d’illuminer toute une scène plongée dans le noir. Le genre d’instrument que l’on entend déjà sonner avant même de le jouer. Dans le bon sens du terme bien sûr (parce que ça marche aussi avec les pelles pourries, que l’on trouve moches et qui ne sonnent pas).
J’aime la silhouette des précisions dites “à l’ancienne”. En fait, j’ai toujours préféré le profil “Telecaster” à celui de la stratocaster qui s’est imposé, au rayon des basses de la marque, dès 1957. Par contre je suis plus fan du micro double Split, que du bobinage simple d’origine (plus pour une question de rayonnement que de grain). Là, autant dire que la belle joue dans ma cour !
Ajoutez donc à cela : une finition laquée (chose rare chez Fender) irréprochable, une couleur translucide (blackguard blonde) se rapprochant des origines de 51 (le Butterscotch blonde) en légèrement plus clair, un joli manche en C constitué d’érable (avec la touche unie) et un très beau frêne pour le corps, dont les nobles veinures restent apparentes pour le plaisir des mirettes. Il y a là matière à tomber sous le charme, surtout pour ceux qui aiment les belles pépées d’antan.
Je me répète pour être tout à fait clair : ce modèle commémoratif n’est pas une Reissue mais bien une basse hybride. Look vintage et composants modernes résument la nature de cet instrument comme ce chevalet cordier traversant, les renforts de touche en graphite et le truss rod (aussi en graphite) à l’accès contemporain (nos ancêtres de 1951 devaient démonter le manche pour le régler, ici une clé longiforme et un tour de poignet suffisent). Les bords du corps sont arrondis et chanfreinés devant comme derrière (une modification de série dès 1954), ce qui évite d’avoir l’avant-bras droit engourdi par une circulation sanguine coupée, ou de voir ses nerfs écrasés pendant les longues heures de jeu.
La sortie Jack est tubulaire (prise de châssis) au lieu de la prise de jack d’époque, qui consistait en une entrée de table adaptée à une large défonce d’éclisse. Les mécaniques Hipshot® sont ouvertes et le sillet est en os synthétique ; un composite remplaçant le traditionnel sillet de 1953, à l’époque taillé dans de l’os de bolchevique. Maccarthysme oblige. Le flight case est lui aussi moderne puisqu’il s’agit du SKB qui accompagne aujourd’hui les standards US et les Deluxe. Moi j’aurais bien aimé un étui en tweed même si je dois avouer que celui-là est plus pratique et léger.
Pour tout le reste, c’est du bon gros standard passif que je m’apprête à faire sonner en passant directement dans mon interface audio, à l’aide d’un simple jack, d’un potard de volume et d’une tonalité. J’ai quant-à-moi deux regrets à énoncer avant de clore ces présentations :
Il est visuellement regrettable de ne pas voir la belle proposée avec les “enjoliveurs” d’antan, à savoir le cache-micro (qui servait surtout de cage de Faraday) et le cache chevalet.
Même si ces pièces ne sont pas forcément pratiques quand on joue et voient leur montage optionnel, je leur ai toujours trouvé un charme d’époque tout appréciable. Même chose pour le repose-doigt (on y posait l’index, le majeur et l’annulaire), prévu pour le jeu au pouce et placé sous la corde de sol sur la plaque de protection. Très peu de gens utilisent cet accessoire aujourd’hui, mais il appartient presque au cliché.
Caractère élémentaire
Commençons si vous le voulez bien, par la prise en main. Le manche tout d’abord et ses mensurations répondant aux standards modernes : Un diapason de trente-quatre pouces, un radius de 9,5 pouces et un sillet de 41, 3 mm. En gros, c’est un manche de Précision Bass contemporaine. Assez épais, mais facile à prendre en main, il se laissera exploiter par toutes les pognes. Et vu la taille des miennes, je peux parler au nom des moins bien lotis !
Le poids de l’instrument me paraît léger, vive le frêne des marais ! Vous remarquerez que je n’annonce pas le poids de la pesée. Par manque de professionnalisme (je suis un vil sagouin, vous pouvez donc me jeter des petits cailloux) je n’ai pas pris le temps de peser la bête. Toutes mes excuses amis lecteurs, j’essaierai à l’avenir d’être moins subjectif et distrait.
Debout elle ne pique pas du nez, assis elle se love amoureusement contre soi. Côté main droite, on se servira du micro double pour poser son pouce (ou pas). Pour le reste du jeu le long de la table et plus précisément près du chevalet, il ne faudra compter sur aucun support de ce type. C’est normal pour une précision standard, mais cela méritait d’être rappelé. En jouant aux doigts, je me limite donc à poser ma main au-dessus du micro ou sur le manche. Au médiator, pas de soucis de ce genre, on plaque ça main sur les cordes et on se pose où on veut.
Côté ramage, je vous laisse apprécier une variation de Psychedelic Sally, non pour la qualité de jeu de son interprète du jour, mais bien pour les quelques tonalités dont elle témoigne. Le choix de ce morceau est un clin d’œil à Lionel Hampton qui, dès 1951, fut le premier à accueillir au sein de son big band la basse électrique lors de tournées. À l’origine, le compositeur percussionniste imposa l’instrument à son contrebassiste William “Monk” Montgomery, car il l’entendait plus facilement que la contrebasse sur scène. Le remplaçant de Monk, Roy Johnson, fut aussi un pionnier de notre instrument préféré.
À l’écoute des prises, on appréciera l’isolation parfaite du signal. Le micro split remplit son office : aucun bourdonnement ni parasite ne se feront entendre, même en ouvrant complètement la tonalité. Voici quatre prises jouées aux doigts, présentant le spectre sonore de quatre réglages différents de tonalité.
- Tone = 000:27
- Tone = 300:23
- Tone = 500:31
- Tone = 1000:16
À fond dans les graves, le grain est bien rond, allant jusqu’à atténuer la dynamique de la touche en érable. Entre les deux tiers et la moitié de la course du potard, se trouve mon grain préféré ; à la fois grave et assez défini dans les aigus et les hauts médiums pour être qualifié de précis. Efficace pour poser une ligne de groove bien assise, au grain référencé chez un large public, ce réglage passe presque partout tout en restant sommaire. En ouvrant à fond la tonalité, on accède à un grain propre et punchy. Probablement appréciable pour un jeu rock au médiator, le son obtenu met en exergue les qualités percussives du bois de la touche.
Pour ce qui est des joies du pouce frappé et de la corde tirée, la Precision Bass montre les limites de son micro grave unique. Pas de miracle donc pour les amateurs de slap qui préféreront certainement la jeune sœur de la Precision, équipée de deux micros : la non moins populaire Jazz Bass.
Conclusion
Je résumerai donc mon appréciation personnelle du timbre de la belle en affirmant, sans l’ombre d’une hésitation, qu’elle sonne comme une excellente Precision. En espérant que la simplicité de ma sentence trouve écho chez les amateurs de ce classique, qui peuvent courir l’essayer une fois cette lecture terminée. Pour ceux qui n’aiment pas forcément les standards du père Leo ou qui préfèrent la Jazz Bass, il n’y aura pas forcément de quoi se convertir. Mais testez-la quand même, ça ne coûte rien ! J’ai pris pour ma part beaucoup de plaisir à jouer sur cette basse qui laissera un brin de nostalgie à son utilisateur : que de chemin parcouru techniquement depuis soixante piges, mais les vieilles recettes, mises intelligemment à jour, feront toujours mouche. C’est apparemment avec cette même philosophie que Fender propose une 50th Anniversary Jazz Bass, qui force aussi ma curiosité. Je vous laisse, amis lecteurs, en terminant sur le tarif de cette belle précision, qui oscille entre 1350 et 1500 euros, avec l’étui, la sangle et tout ce qu’il faut pour régler l’instrument. Je souhaite un bien bel été à tous ceux qui nous lisent !