Saviez-vous que la première guitare de John Lennon était une Gallotone Champion acoustique qu'il avait commandée sur un catalogue, que George Harrison jouait une "12 cordes" Framus Hootenanny sur “Help," ou encore que Ringo avait commencé à jouer sur un kit Ludwig Downbeat drum en 1963? La réponse est à coup sûr "oui" si vous avez lu le livre d'Andy Babiuk, “Beatles Gear, The Ultimate Edition,” qui chronique l'histoire du groupe à travers leurs instruments et leur matériel, sur scène comme en studio. Babiuk s'est entretenu avec Audiofanzine pour discuter du livre, des "Fab Four" et de leur matos.
Publié par Backbeat Books, le livre de Babiuk est l’archétype du livre de chevet: un gros livre bourré d’informations, d’anecdotes et de quantité de photos. C’est la seconde édition de l’ouvrage, largement complété par rapport à l’édition originale qui était sortie en 2001 outre-Manche.
“J’ai travaillé en relation directe avec Olivia Harrison et avec Ringo, ” déclare Babiuk à propos de ses recherches pour cette nouvelle édition, "et McCartney a été très cool, et Yoko a été super.” Parmi ses autres sources figurent Geoff Emerick, les regrettés George Martin et Neil Aspinall, ainsi que bien d’autres.
Babiuk possède un magasin de guitares custom du nom de Fab Gear situé à Rochester dans l’état de New York, et il a longtemps joué dans le groupe The Chesterfield Kings, dont il dit lui-même qu’il était largement inspiré des groupes de l’époque de la « British Invasion ».
J’ai vraiment aimé la façon dont le livre parcourt l’histoire du groupe à travers son matériel.
Merci. Je voulais écrire une histoire des Beatles de leur point de vue en tant que musicien. Il faut raconter l’histoire du groupe, on ne peut pas se contenter d’une liste d’objets. Et puis, j’étais très heureux que l’on puisse y inclure les pochettes des albums. Parce que c’est une autre façon d’offrir un aperçu de ce qui se passait et du matériel utilisé au cours des différentes périodes du groupe. On se souvient tous de ces disques et de leurs pochettes, et ça aide à se repérer en termes de chronologie.
Certains des premiers instruments utilisés par le groupe l’ont été du fait de la difficulté de se procurer des instruments de marques américaines en Angleterre, c’est bien ça? Par exemple, le choix d’une basse Hofner par Paul.
La Hofner, c’était plutôt parce qu’ils étaient en Allemagne.Il faut se souvenir de la mentalité et de l’âge de ces gars à l’époque. McCartney était un ado. À un moment, c’était soit il quittait le lycée pour rentrer dans un truc du genre les Beaux-Arts ou autre, soit il partait avec ses potes pour boire des bières, draguer des nanas et jouer de la musique toute la journée en allemagne pendant un mois. « On s’en fout, allez, éclatons-nous », c’était ça leur mentalité. Mais en plus, ils n’avaient pas d’argent. Ils vivaient tous dans une pièce, ensemble, avec une bougie. C’était un peu dingue. Hofner était une marque allemande. Ils étaient dans le centre-ville d’Hambourg, où il y avait plein de magasins de musique. Du coup, les Beatles avaient accès aux instruments qui y étaient disponibles. La basse « Violin » était unique du fait qu’elle était symétrique. McCartney lui-même l’a dit. La plupart des basses, Fender ou autres, étaient asymétriques.
Ah oui, c’est vrai, il fallait qu’il puisse l’inverser pour l’utiliser en tant que gaucher.
Il l’a vue et il a dit, « hé, on pourrait la mettre dans l’autre sens et ça reviendrait au même ». Je vous le garantis, et tous ceux qui ont connu cette époque me l’ont dit: en entrant dans un magasin de musique, vous n’aviez vraiment aucune chance d’y trouver un instrument pour gauchers. C’était impossible. Donc McCartney s’est dit « hmmm, on est en Allemagne, c’est une marque allemande, peut-être est-ce qu’ils pourraient en fabriquer une en mettant l’électronique de l’autre côté? ». Le gars lui a dit « bien sûr que oui ». Il voulait juste assurer une vente. Il a appelé Hofner, « hé, on a une vente pour un modèle gaucher, vous pouvez en fabriquer un? » « Oui, bien sûr! ». Et c’était parti, c’est aussi simple que ça. Et en plus, elle n’était pas chère. C’était une basse fabriquée en Allemagne, elles n’étaient pas très recherchées. Personne n’en jouait.
Et pourtant Paul a joué avec sa Hofner pour une bonne partie de l’histoire du groupe, c’est bien ça?
Ouais, c’est ça. Et je pense que l’une des principales raisons c’est qu’elle était légère. Il me l’a dit. Elle ne pèse quasiment rien. Vous pouvez la porter à l’épaule pendant deux ou trois heures sans que cela ne vous tire, elle ne pèse quasiment rien. Et puis un autre détail dans lequel vous vous retrouverez si vous êtes guitariste, c’est que quand vous avez un instrument que vous connaissez bien, vous aimez bien l’utiliser parce que vous le connaissez par coeur. Même pas besoin de regarder le manche, vous savez exactement où se trouve la cinquième case. C’est une question de sensations.
Et leurs amplis Vox? Est-ce que c’étaient leurs amplis principaux en live?
Vox était une marque britannique originaire du Kent en Angleterre, qui est grosso modo une banlieue de Londres. Gardez en tête que dans les années 50, vous ne pouviez pas acheter d’amplis Fender fabriqués aux États-Unis. Ils auraient préféré, mais c’était impossible. Du coup, des entreprises comme Vox en ont profité. C’est dans ce but que le gouvernement [britannique] avait décidé d’un embargo commercial, pour favoriser l’industrie britannique. Et les amplis Vox en sont une très bonne illustration: si les amplis Fender avaient été disponibles, Vox n’aurait peut-être même pas existé parce qu’ils n’auraient pas vendu autant, tout le monde aurait voulu le matos Fender qui était tellement cool.
Donc les amplis Vox étaient les meilleurs parmi ceux auxquels les Beatles pouvaient avoir accès?
Les Beatles savaient que les amplis Vox étaient les meilleurs alors disponibles en Angleterre, mais en 1963 ils n’avaient pas d’argent. Quand ils ont fait leur première audition Brian Epstein a été pris à part et on lui a dit « écoutez, ces gars ont du potentiel, mais si vous voulez en faire un vrai groupe il va falloir qu’ils y ressemblent, trouvez-leur du vrai matériel ». Leur matos tombait en ruine, avec des bruits parasites de partout. Il faut garder en tête qu’ils utilisent ce matos-là tous les jours. Il prend des coups, il s’abime. Vous savez comment c’est avec les amplis. Les lampes font des trucs bizarres, elles bougent et tout.
Et qu’est-ce qui s’est passé?
On a dit à Brian Epstein, « Vous savez, si vous voulez que ça marche, achetez à ces gars du vrai matériel. » Brian Epstein n’avait pas d’argent, mais ses parents si. Alors il a acheté deux Gibson [des J-160E pour Paul et John], il a emmené Ringo pour choisir une batterie. Ensuite, il savait qu’il leur fallait de nouveaux amplis. Alors, avec un aplomb incroyable, il est entré dans un magasin. Jennings était le groupe qui possédait Vox, et ils avaient un magasin à Londres sur Charing Cross Road. Epstein entre et engage la conversation avec le vendeur, Reg Clark, que j’ai interviewé à ce sujet. Il dit que ce mec entre et lui dit « je suis le manager d’un groupe du nom de The Beatles, et je vous demande des amplis pour eux. » Reg était là, « ouais, bien sûr, on a des AC30 et un ampli pour basses. » Mais Esptein lui dit « Mais il nous les faut gratuitement. » Lui répond « Je ne peux pas. Je ne suis pas le propriétaire, mais on ne donne pas d’amplis. » Epstein lui répond alors « Les Beatles vont devenir le plus grand groupe du monde, et si vous me donnez des amplis gratuitement, je m’assurerai qu’ils n’utilisent jamais d’autres amplis que des Vox tant que je serai leur manager. »
Alors, ça, c’était culotté.
Clark est un peu charmé par l’arrogance et la part de folie qui émanaient d’Epstein, donc il appelle Tom Jennings qui était dans son bureau tout près de là et il lui dit « Tom, j’ai ce gars qui dit que son groupe, les Beatles, va devenir un truc énorme, et il veut des amplis gratuits. » La réponse de Tom Jennings fut « Putain, mais il nous prend pour qui, une putain d’association de bienfaisance? Je gagne ma vie en vendant des amplis. » Au final, l’histoire c’est que pour une raison ou une autre Epstein a réussi à convaincre Clark. « OK, on va vous donner une paire d’amplis. Mais vous devrez toujours utiliser des Vox. » Et voilà comment il leur a donné deux AC30, même pas un ampli pour basse parce qu’ils n’avaient pas encore de vrai modèle pour basse, mais deux AC30 en finition blonde. Et bien sûr, les Beatles ont crevé l’écran. Et tandis qu’ils explosaient, Vox s’est dit « bon sang, ces gars utilisent nos amplis! » Et à partir de là, ils ont offert aux Beatles tout ce dont les Beatles pouvaient avoir besoin.
Parlons un peu du matériel de scène des Beatles. On voit des vidéos d’eux en concert avec tout le monde en train de hurler. Est-ce qu’ils avaient des retours de scène? Comment faisaient-ils pour s’entendre chanter?
Il n’y avait jamais de retours de scène. Vous chantiez, et vous n’entendiez que ce qui vous revenait de la sono ou de l’acoustique de la salle. Ils étaient bons, c’est tout. Ils avaient fait tellement de concert ensemble, et ils avaient l’habitude des harmonies, et de bien faire tout ce qu’ils faisaient.
Les retours n’existaient pas à l’époque?
Non, il n’y en avait pas. C’est marrant, parce que dans mon bouquin sur les Rolling Stones j’insiste sur le fait que ce sont les Stones qui ont inventé le retour de scène. Ils ont été le premier groupe à emmener une sono en tournée et à expérimenter avec un retour. C’était lors de leur tournée en '69. Ce n’étaient pas les retours d’aujourd’hui avec le caisson incliné, c’était un caisson normal dirigé vers leurs chevilles. On peut le voir notamment quand ils ont joué à Altamont, il y avait des baffles dirigés vers leurs chevilles. Au début ils utilisaient des baffles et les mettaient avec les amplis. Ils ne se rendaient pas compte que ça allait provoquer du larsen avec les micros. Ils ont été le premier groupe à le faire. Mais ce ne fut pas avant '69, donc avant ça personne ne faisait ça. La seule fois où les Beatles l’ont fait, c’est quand ils ont joué sur le toit.
Je me demande comment ça faisait d’être dans le public à un concert des Beatles.
Je n’ai jamais vu les Beatles jouer en live, mais je rencontre plein de gens qui me disent qu’eux ont vécu ça. Je leur dis « Super, vous les avez vus en live. Je sais que c’était excitant et tout, mais est-ce que vous les entendiez vraiment? » Et la moitié des gens disent qu’ils n’entendaient rien, juste les cris. Et l’autre moitié me dit « ouais, on les entendait. On entendait les cris, mais on pouvait entendre le groupe jouer. On ne les entendait pas très bien, mais on les entendait jouer. » Je pense que tout était une question de perception.
Il y a quelque chose dans le livre sur le concert au Shea Stadium, avec l’ingé son en charge de la sonorisation qui parle de la sono, elle était toute petite pour un lieu aussi vaste: seulement quelques canaux…
Au mieux, on dira qu’elle était primitive. À l’époque, on n’utilisait pas de systèmes de sono pour la musique. Quand les Beatles ont joué au Shea Stadium, il n’y avait jamais eu de concerts de cette importance là-bas. Jamais. Alors pourquoi un système énorme avec un gros volume sonore, et pourquoi mettre un micro pour chaque élément? Qui pouvait même simplement y penser? Là-bas, tout ce qu’il y avait c’étaient des matches de foot ou de base-ball. Tout ce dont il y avait besoin en matière de sono, c’était que l’annonceur puisse se faire entendre. Du coup, quand ils jouaient dans une patinoire, ou dans un stade de football ou de base-ball, ils chantaient littéralement dans la même sono que l’annonceur utilisait pendant les matches.
Eh beh!
C’est parce qu’il n’y avait pas de sonorisation en live. Personne ne l’avait fait avant eux. Et c’est intéressant parce que les Rolling Stones faisaient exactement la même chose. Sauf que les Stones ont continué à jouer en live après '66, '67, et alors que la technologie évoluait ils ont pu la mettre à profit pour améliorer leur configuration en live. Les Stones ont vraiment fait faire un bond en avant à tout ça.
Parlons des studios EMI [qui par la suite prendront le nom d’Abbey Road Studios], où les Beatles ont enregistré.
J’ai interrogé tous les ingénieurs qui travaillaient à EMI à l’époque. C’était un endroit un peu bizarre. Déjà, ils ne voyaient pas le studio d’enregistrement comme on le voit maintenant, c’est à dire comme un lieu de création. C’était plus une sorte de laboratoire.
On m’a dit que les ingénieurs devaient porter des blouses de laboratoire.
Ouais, c’était vraiment très « clinique ». Et très strict. Ils avaient une approche très scientifique.
Un truc qui m’a surpris à la lecture du livre, c’est que pendant les sessions de Sgt Pepper Paul avait enregistré sa basse via une boîte de direct, qui venait d’être inventée par les ingénieurs d’EMI. La boîte de direct c’est un truc tellement évident de nos jours, c’est étonnant que ça leur ait pris jusqu’en 1967 pour l’inventer.
Je crois que c’est Ken Townsend qui l’a créée. C’est dans le livre. Ils voulaient inventer un moyen d’arriver à ce qu’ils appelaient la « direct injection » [ndt: d’où le DI de DI box, nom anglais de la boîte de direct]. En changeant l’impédance, parce qu’on ne peut pas brancher directement une basse dans la console à cause de la différence d’impédance. C’est tout simple quand on y pense.
C’est où je voulais en venir.
La raison, c’était qu’à EMI il y avait une approche très clinique, et on n’avait pas le droit de faire n’importe quoi avec le matériel. Il y a une histoire bien connue qui circule, que les ingénieurs qui ont travaillé sur cette session m’ont racontée. C’était pendant l’enregistrement du White Album. À cette époque, les Beatles vendaient des millions et des millions de disques à travers le monde.Il est probable qu’à eux seuls, ils permettaient de payer les salaires de tout le monde à EMI. Après le succès de Sgt Pepper, ils se sont vu offrir du temps en studio pour y expérimenter musicalement. Mais ils n’avaient pas le droit de « maltraiter » le matériel. C’est ce que les ingénieurs m’ont dit. Si vous utilisiez le matériel d’une quelconque façon qui n’était pas approuvée par EMI, c’était considéré comme une façon de le maltraiter et vous receviez un avertissement, vous pouviez même être viré pour ça.
Même à cette époque, où les Beatles étaient au sommet?
Ça va s’améliorer par la suite, vous allez voir. Les Beatles reviennent d’Inde, là-bas ils ont écrit toutes ces chansons acoustiques un peu basiques, ils reviennent avec et commencent à les enregistrer. Comme « Blackbird, » ou « Dear Prudence. » Plein de chansons cool, mais douces. Et en '68, à Londres, qu’est-ce qu’il se passe musicalement parlant? Il y a Jimi Hendrix, il y a Cream, il y a plein de musiques bien « heavy » partout. Les Who étaient dans cette veine-là. Les Beatles ont écrit « Revolution #1 », qui est une sorte de blues cool, calme. Et Lennon se rend compte de ce qui est en train de se passer à Londres à l’époque. « Merde, il faut qu’on fasse un truc bien heavy. » Les ingénieurs qui travaillaient sur la session m’ont dit que Lennon était contrarié. Un jour, il est arrivé en disant « On va jouer Revolution, mais on va la faire sous la forme d’un rock qui y va à fond, et je veux une guitare vraiment très distordue. »
Comment y sont-ils arrivés?
Pour commencer, ils ont amené toutes ces pédales de fuzz, comme la Tone Bender et toutes les fuzz qui étaient dispo à l’époque, et Lennon les a essayées et il a dit « C’est pas assez distordu, je veux que ce soit vraiment très, très distordu. » Alors un des ingés m’a dit qu’il avait dit à John « Écoute, John, ce que tu dis c’est que tu voudrais que toutes les fréquences du signal soient distordues. Les pédales de fuzz s’attaquent surtout au milieu du spectre, et c’est pour ça que le son ne correspond pas à tes attentes. Si je branchais la guitare directement dans la console via une de ces boîtes de direct, je pourrais faire saturer le préampli et le mettre à fond, et ça donnerait une distorsion sur la plus grande plage de fréquences que tu aies jamais entendue. Mais le problème, c’est que je me ferais virer. J’aurais beaucoup d’ennuis si je faisais ça. On ne peut pas le faire. » Et Lennon, faisant le malin, a répondu « on s’en tape. » Du coup, voilà comment ils ont procédé: au studio 2 d’EMI, il y avait ces grosses portes en métal. Comme, vous savez, dans les écoles et tout ça, ils ont ces portes avec des poignées qu’on pousse pour sortir? Ils ont pris l’un des stagiaires, et ils lui ont dit, « Tu mets cette chaise, tu places les pieds de la chaise pour bloquer les poignées, pour bloquer les portes elles-mêmes ». Du coup, on ne pouvait pas ouvrir les portes depuis l’extérieur. En fait, la chaise les bloquait. Lennon entre dans le studio, et ils ont fait leur truc, en saturant la console au début de « Revolution, » cette guitare aux sonorités lourdes, pendant qu’un gamin surveillait la porte pour qu’ils n’aient pas de problème.
[Rires] C’est dingue!
C’était ça, les Beatles pendant le The White Album. Les Beatles auraient dû avoir peur qu’un mec se fasse virer? Ils auraient pu dire « on vous emmerde, on rachète ce putain de studio. »
On se demande ce qui se serait passé s’ils avaient pu enregistrer dans un endroit où ils auraient vraiment eu les mains libres.
Ouais. Et Lennon était vraiment passionné par ce côté expérimentation. Pour la boîte de direct, il a dit à Ken Townsend « OK, quand je chante, est-ce que tu peux me mettre ta boîte de direct dans la gorge? » Il ne comprenait pas comment ça marchait. Il avait une autre idée, il voulait chanter dans un micro à travers de l’eau. Beaucoup d’ingénieurs m’ont dit qu’il n’aimait pas le son de sa propre voix. Il la détestait vraiment, et il voulait toujours qu’ils la changent et la fassent sonner différemment. Beaucoup de chanteurs sont comme ça, ils n’aiment pas le son de leur propre voix.
Diriez-vous que Revolver a été le grand tournant à partir duquel les Beatles et George Martin ont commencé à chercher à repousser les limites en termes de techniques d’enregistrement, tout du moins autant que c’était possible à EMI?
Ouais, c’est à partir de là, par exemple, qu’ils ont commencé à utiliser des casques. Il faut savoir que jusque là, quand ils faisaient les prises de voix, il y avait des haut-parleurs sur le mur par lequel la musique était jouée et eux chantaient.
Il devait y avoir beaucoup de repisse.
Ouais. Et si vous écoutez les pistes de voix brutes, vous entendez la musique dans le fond. C’est comme ça qu’ils faisaient. Ils n’avaient pas de casques. C’était en pleine évolution. Enfin je veux dire, ça évoluait au fur et à mesure de ce qu’eux faisaient. Mais en tant que groupe, évidemment, ils ont fait des tubes, mais je pense qu’il y avait quand même encore beaucoup de limites, notamment tous les points qu’on a soulignés. Mais à cette époque ils achetaient des guitares différentes: « On ne peut pas utiliser les mêmes Rickenbackers, on ne peut pas utiliser les mêmes amplis. » Ils ont commencé à utiliser des amplis Fender, de gros Showmans. Ils savaient que ça sonnait différemment. Ils savaient qu’une Gibson 345 ne sonnait pas comme une Gretsch Country Gentleman, ou qu’une SG sonnait différemment d’une petite Rickenbacker. Ils savaient qu’une Epiphone Casino sonnait encore autrement.
En parlant de guitares, concluons avec l’histoire contenue dans le livre sur la façon dont, en 1962, John et George se sont retrouvés avec des guitares Gibson J-160e.
Ils étaient partis pour commander une paire de jumbos électriques, et ils croyaient commander des ES-175 comme celle de Tony Sheridan. Tony Sheridan me l’a raconté —il est décédé depuis. Il jouait avec eux en Allemagne, et c’était lui la tête d’affiche parce qu’il était une vedette en Angleterre et il avait enregistré des tubes. Et il allait jouer en Allemagne et les Beatles l’accompagnaient sur scène. Ils faisaient sa première partie. Il avait du fric, du coup il pouvait acheter de vraies guitares. Il avait une super Martin électroacoustique, mais il avait aussi une Gibson ES-175, qui est une grosse guitare de jazz avec des ouïes. Tony m’a dit que Lennon et George lui disaient toujours, « Hé, Tony, je peux t’emprunter ta jumbo Gibson. » Et il leur disait, « Ouais, bien sûr. » Et eux en parlaient comme d’une jumbo électrique. Ils ne savaient pas que c’était une ES-175. Et quand est venu le moment où Brian Epstein leur a dit « Les gars, il faut qu’on vous achète de nouvelles guitares, » l’embargo commercial en Angleterre avait été levé un ou deux ans auparavant, du coup les franchises anglaises distribuant les marques américaines étaient toutes nouvelles. La plupart des boutiques n’avaient pas les moyens d’avoir de stocks, mais ils avaient un catalogue.
Et que s’est-il passé?
Donc ces deux gosses entrent chez Rushworths, un magasin à Liverpool qui était revendeur Gibson, avec leur manager. À l’époque, personne n’avait la moindre idée de qui étaient les Beatles, ils n’avaient même pas encore enregistré de disque. Donc ils entrent dans le magasin et ils disent, « On veut commander deux Gibsons comme celle de notre ami Tony Sheridan. » « OK, quel modèle? » « Je ne sais pas, c’est une jumbo électrique. » Donc le gars au comptoir écrit littéralement « jumbo électrique Gibson », il note la commande et il dit « On vous appellera quand elles arriveront ». Donc il regarde dans le catalogue Gibson 1962, parce qu’on était au début de l’année 1962, et il regarde à « electric jumbo ». Et si vous regardez dans ce catalogue, vous verrez la Gibson J-160e. « J » comme jumbo, « 160 » c’était le nom du modèle et « e » pour électrique. Donc le mec a commandé ce modèle. Les guitares arrivent depuis Kalamazoo et les deux gars sont très contents, « Super mec, on va avoir nos guitares. » Ils arrivent au magasin et Tony Sheridan m’a dit qu’ils étaient tous les deux un peu déçus. Ils se sont dit « Merde, ce ne sont pas les guitares qu’on voulait, mais il vaut mieux qu’on ne dise rien parce qu’on pourrait ne pas avoir les bonnes, donc on va garder celles-là. » Et le lendemain, ils ont enregistré « Love Me Do. » Et le son de la Gibson J-160e est devenu leur signature sonore. Mais sur le plan technique c’est vraiment une guitare merdique. Elle sonne horriblement mal.
La J-160e est une acoustique avec un micro magnétique fixé à l’intérieur, c’est ça?
Ouais, et sa table est en bois laminé. Donc elle ne sonne pas comme une Hummingbird ou une Dove ou une J-200 de chez Gibson. Le son est vraiment nasal, tout dans les médiums. C’est vraiment un concours de circonstances qui a fait qu’ils se sont retrouvés à utiliser ce modèle.