Vous avez peut-être entendu parler des compositions électroniques très particulières de Richard Devine, ou aperçu son nom sur les collections de patches de divers synthés ; mais il est plus probable que ce que vous connaissiez de son travail soit le son système d'un logiciel ou d'un outil informatique, ou un son dans une pub télé. Nous lui avons rendu visite pour qu'il nous parle de son travail, de son matériel et de ses techniques.
Depuis combien de temps êtes-vous designer sonore pour la publicité ?
Je dirais que ça fait 12 ou 13 ans que je travaille comme designer sonore pour un tas d’agences de pub et d’éditeurs de jeux vidéo. C’est sympa, tout l’audio, les presets et tout ça, c’est ce que je fais entre deux boulots plus importants. Ces projets, pour moi, c’est plutôt quelque chose que je fais par passion. J’en apprends toujours plus lorsque j’écoute le travail des autres, que je vois comment ils gèrent la création de patches et de sons, et en tant que designer sonore ça me semble inestimable. Je m’efforce de profiter de mon temps libre entre deux projets pour découvrir de nouvelles technologies, ça permet de se maintenir à niveau en termes de savoir-faire et de qualité de son.
Pouvez-vous nous donner des exemples typiques de travaux que vous êtes amené à faire, et de ce qu’on attend de vous quand vous faites du design sonore pour la publicité ?
Il y a de tout. Ça va de la conception de sons système pour des postes de télé LG à la création de sons de notification système pour les tablettes Nook. J’ai travaillé avec Barnes & Noble, j’ai créé leurs sons d’animation au démarrage, à partir des sons d’usine, qu’il s’agisse de la connexion du Nook à l’ordinateur, ou à un boitier secteur quand ça déclenche le son d’indicateur de batterie ; c’est moi qui ai fait tous ces sons. Croyez-le si vous voulez, mais on me paie pas mal pour faire des bips et des plops.
Pour nous, toutes ces choses vont de soi, mais il faut bien que quelqu’un les ait inventées.
Aussi banal qu’un son puisse paraître, il a parfois fallu des mois pour en imaginer un auquel les utilisateurs ont recours tous les jours. On m’appelle très souvent pour réaliser ce genre de trucs, pas seulement pour du matériel intégré, mais aussi du logiciel. Le dernier projet que j’ai réalisé était pour une boîte qui s’appelle Fuze. Il s’agit d’une appli de vidéoconférence dans le genre de Skype, et j’ai réalisé tous leurs sons de connexion et de signal d’appel. Ça faisait à peu près 15 sons au final, et quelques courtes pistes musicales pour compléter le contenu de l’application.
On vous donne quoi, d’ordinaire, comme temps d’exécution pour ce genre de choses ? Est-ce que c’est plutôt rapide, ou est-ce que vous avez le temps de vraiment expérimenter ?
Ça dépend. Ça dépend du client et de l’état d’avancement de son projet. Parfois on me contacte en bout de course quand toutes les possibilités ont été essayées et qu’aucune n’a fonctionné, alors le client fait appel à moi, et il lui faut quelque chose le jour même.
Parlez-nous de la mise en œuvre de ces projets de design sonore.
Avec plaisir. Il faut passer par pas mal d’allers et retours dans les tests que nous devons réaliser, beaucoup d’étalonnage d’enceintes ; et dans mon travail, il me faut aussi émuler les enceintes de l’appareil. C’est pour ça qu’il faut souvent m’envoyer l’appareil par lequel je dois faire jouer les sons pour m’assurer qu’avec leur bande passante limitée, les enceintes peuvent effectivement produire ces sons. Je fais du sur-mesure pour que mes sons fonctionnent de façon optimale dans des environnements bruyants, et que, si vous voulez, ils ressortent dans l’ambiance sonore. Cela aura un impact sur mon choix d’instruments et de méthodes de synthèse. Je crée les groupes de sons sur la base de ces limitations du matériel, de façon à garantir la meilleure qualité de son possible avec l’appareil en question.
Pour créer vos sons, est-ce qu’en règle générale vous utilisez une combinaison de divers instruments, ou vous basez-vous sur des sons préexistants, ou est-ce que ça varie tout le temps ?
Ça varie tout le temps. Dans pas mal de cas il s’agit simplement de sons que je synthétise sur ordinateur. Pour partie ce sont effectivement des bruitages, et des bruits que j’enregistre, tels que des clefs ou de petits bruits de déclenchement pour les sons de clic. Je fais beaucoup d’enregistrements en extérieur.
Devine revient depuis quelque temps à ses synthés modulaires analogiques
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Qu’utilisez-vous pour les enregistrements en extérieur ?
J’ai un Sound Devices 744T avec un Sound Devices Mix Pre-D, le nouveau. J’ai aussi le 702T, un autre Sound Devices, et je les raccorde entre eux pour faire des prises, s’il s’agit de très grosses prises. Je travaille aussi beaucoup pour des pubs télé, alors on va parfois enregistrer des voitures, si je travaille pour un fabricant de voitures ou autre, et je vais enregistrer six à huit pistes, et j’essaie d’obtenir autant de perspectives audio que possible. Les produits Sound Devices sont extra. Je les ai emmenés lors de prises très compliquées, sous un temps affreux, j’en ai même fait tomber un dans une rivière, une fois, en Floride où j’enregistrais des lamantins.
Vous avez également fait du design sonore pour le cinéma ?
J’ai travaillé sur un premier film pour James Hugues, ça s’appelait New Port South, où j’ai fait des enregistrements et la musique pour l’un des personnages du film, et après ça j’ai collaboré à un film avec Brian Transeau — BT. C’est un très bon ami à moi depuis des années. On a travaillé sur le film Look, réalisé par Adam Rifkin, qui a fait Detroit Rock City et d’autres films. On a envisagé la bande son de ce film sous un angle complètement différent. On a réalisé toute la bande son avec essentiellement du bruitage, en enregistrant par exemple des imprimantes et des scanners pour la section rythmique, et le bourdonnement de frigos pour faire les drones. On s’est dit, “Hey, on ne va pas utiliser les banques de sons symphoniques typiques de Kontakt pour ce film — pourquoi on n’essaierait pas de faire quelque chose de très organique en utilisant seulement des prises de sons réels ?”
Donc vous faisiez plus que du design sonore, vous faisiez aussi la musique sur ce projet.
On pourrait dire que c’était comme une musique de film basée sur du design sonore. Ça ne ressemblait pas à une bande originale habituelle. Il y avait des bouts d’instruments acoustiques, mais on les a pas mal mixés avec un tas de bruitages bizarres, de prises de sons d’objets, qu’on trouvait cool.
Quels sont les synthés que vous utilisez principalement, aujourd’hui ?
Eh bien, ça fait un moment que je reviens assez largement à du modulaire analogique. Ça fait sept ou huit ans que j’y reviens doucement, et ça m’amuse beaucoup. J’ai construit quelques gros systèmes dans ce studio-ci, que j’utilise sur des projets de design et tout ça. J’ai une large gamme de matériel, pour moitié numérique et pour moitié analogique. Je dispose toujours aussi de certains de mes vieux standards, comme le TR-808, l’ARP 2600. Certains de mes préférés sont… bon, j’adore le Nord Modular G2, c’est l’un de mes chouchous, le Roland Jupiter 6, et je suis un grand utilisateur du [Symbolic Sound] Kyma, j’utilise beaucoup le système Pacarana sur des tas de projets de design, du design sonore, et aussi sur mes propres compositions.
Audio Mulch est l’un des nombreux synthés logiciels utilisés par Devine. Cette capture d’écran montre l’un de ses projets.
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Qu’en est-il des synthés logiciels ?
Les synthés logiciels, j’en suis fou. J’adore tout ce qui se fait, du Aalto de Madrona Labs au Camel Audio Alchemy. J’adore Spectrasonics, Omnisphere, c’est génial. J’utilise [Native Instruments] Reaktor, MaxMSP de Cycling 74, Max for Live. J’utilise beaucoup de choses de leur gamme pour traiter le son. J’en ai tellement sur l’ordinateur, j’aime beaucoup Audio Mulch, Metasynth, Supercollider, j’utilise toujours Bidule de Plogue et Photosounder. Il y a beaucoup de trucs bizarres que j’aime. Des trucs qui vont générer des textures intéressantes, ou qui traitent le son de façon intéressante. J’aime bien aussi les environnements modulaires dans lesquels je peux en gros partir d’un écran vierge, et soit prendre un son pour le soumettre à divers traitements, puis enregistrer le résultat ; soit juste programmer un certain environnement à faire certaines choses, régénérer, ou à me donner certaines choses que je peux simplement enregistrer et dans lesquelles je peux récupérer des bouts de trucs vraiment cool.
On m’a dit que vous vous êtes récemment mis à du matériel studio de Dangerous Music, y compris le Monitor ST.
J’ai découvert Dangerous Music via un ami qui me les avait recommandés, il est ingénieur en mastering et je fais pleinement confiance à son oreille. Il m’a dit que si je cherchais juste quelque chose de super où je n’aurais pas à me poser de questions, il fallait prendre Dangerous. Et puis ils ont une bonne réputation. Je me suis dit que si ça marchait pour mon ami qui fait du mastering toute la journée, ça marcherait probablement aussi bien pour moi.
Le Dangerous Music Monitor ST de Devine, ici accompagné d’autres modules externes
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D’expérience, je sais déjà que le matériel Dangerous Music a un son terrible.
J’étais très sceptique, je me disais : « Est-ce que ça va faire tant de différence que ça ? » Et je lisais tous les tests et les commentaires sur Gearslutz et tous les tests en ligne, et je n’arrêtais pas de lire en commentaire : « Je suis un nouvel adepte ! » Je pensais : « Bon, je ne vais pas me laisser prendre par cette mode, ou quoi que ce soit, c’est moi qui serai seul juge. » Mais là je l’ai branché et je me suis dit : « Ah ouais. Ils avaient raison. »
Donc est-ce que le Monitor ST est le seul, ou est-ce que vous vous êtes également procuré d’autres appareils Dangerous ?
J’ai juste le 2 Bus LT, une boîte de sommation audio analogique 16 canaux.
C’est controversé, cette histoire de sommation analogique. Visiblement, vous êtes adepte.
Je dirais que ça dépend du type de STAN qu’on utilise pour faire ses bounces. J’ai une installation Pro Tools HD ici, et je fais mes bounces à l’aide de Nuendo, j’utilise Logic, j’utilise parfois Ableton, ça dépend du projet ou du client pour lequel je travaille. C’est curieux parce que je viens plutôt de la vieille école, donc avant je séparais tous mes mixages pour les passer dans une console analogique — tu vois, passer chaque son produit par ma boîte à rythmes pour les paner de gauche à droite. Mais lorsque je me suis mis à mixer numériquement à l’aide de l’ordinateur, je me suis rendu compte que les exports sonnaient un peu plat à mon goût. Alors j’avais pour habitude de simplement enregistrer ce que j’appelais un mixage « tout ouvert ». J’avais un ordinateur pour la lecture, je séparais tous mes instruments pour les envoyer à la console de mixage, et puis j’enregistrais tout complètement ouvert sur l’autre ordinateur.
Je me suis aperçu que ça ouvrait davantage la séparation entre les instruments ; on percevait aussi mieux la profondeur entre les sons, avec plus de netteté, moins de la mollesse due au numérique. Ça a tout changé, en tout cas pour ma musique. Je veux dire, ça ne marchera pas forcément pour tout le monde. Ce que je fais tend à être un peu dingue et compliqué ; il y a beaucoup, comment dire, de jeux de textures en super macro, du genre pointilliste, un peu partout. Donc dans mon boulot c’était mieux de tout séparer physiquement pour obtenir l’impression que les sons se distinguaient un peu les uns des autres, au lieu d’avoir quelque chose d’aplati, de bidimensionnel. Quand je réalisais des exports entièrement numériques, je n’arrivais pas à cette belle impression de profondeur, cette image stéréo que j’avais remarquée. J’ai beaucoup remarqué ça dans le cas de ma musique ; avec d’autres formes de musique j’avais un peu plus de mal à le voir. Genre, si je bossais sur une piste hip-hop, R’n’B, ou quoi que ce soit avec une instrumentation plus simple, j’avais du mal à voir la différence ; mais pour des morceaux plus compliqués j’ai assez vite tendance à utiliser l’intégralité du spectre de fréquences.
Ce que vous faites est plein de textures.
Tout à fait. Du coup c’est sur ce genre de choses que je le remarque le plus.
Parce qu’il se passait tellement de choses que ça laissait un peu plus de place à chaque élément du mixage ?
Tout à fait. Je pense que ça dépend entièrement du type de choses qu’on mixe. Lorsque je bossais sur des mixages plus simples, je trouvais plus difficile de faire la différence, mais à mesure que les sessions où je gérais 50 ou 60 pistes se complexifiaient, et où j’exportais des trucs — je sommais des bounces pour les tester — j’ai clairement vu la différence.
L’espace réservé aux boîtes à rythmes de Devine
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Parlez-nous du reste de votre matériel de studio.
J’utilise la carte UAD Apollo 16 pour faire mes mixages avec le matériel UAD-2 que j’adore. Voilà encore une chose dont je ne peux pas me passer, mes plugins UAD-2.
Il y en a certains en particulier que vous aimez vraiment, qui sont des valeurs sûres pour vous ?
Bien sûr, j’utilise le Pultec, la collection de Limiteurs à Lampes Fairchild, le Cambridge EQ, la tranche de console Neve je crois qu’il s’agit du 1073 Preamp & EQ, j’adore, j’utilise le Precision Limiter, le Precision Multiband Compressor. Je veux dire, ma tour Mac ici est dotée d’un processeur quadri-cœur et de deux cartes UAD, et vous savez, en gros mes sessions sont parsemées de plugins UAD. J’adore ce qu’ils font. Même si l’auditeur ne s’en apercevra sans doute pas, parce que ce que je fais est si barré et difficile à saisir, j’adore quand même certaines choses qu’on peut faire avec la saturation, faire rentrer le son dans un gros mixage comme une pièce dans un puzzle. Ils produisent vraiment des choses extra. J’aime aussi ce que fait McDSP, et en combinaison avec Waves aussi, et j’utilise des modules externes — en gros ce que je fais maintenant c’est que je fais de la sommation via le 2-Bus de Dangerous, avec l’Apollo 16, puis je sors mon mix stéréo sur un Avalon 747SP et je le renvoie à l’Apollo sur mon mixage gauche et droite, pour retrouver un effet glue, un liant agréable.
L’Avalon, c’est un compresseur ?
Oui, c’est un compresseur de mastering stéréo qui dispose aussi d’une très bonne section EQ, très transparente. Il offre une certaine qualité de son qui me permet de réchauffer les atmosphères et les espaces numériques stériles, très froids, que j’aime créer ; alors j’essaie de remettre un peu plus de chaleur dans le mixage pour le rendre plus agréable à l’oreille sur des écoutes plus longues.
Vous avez parfois l’impression d’avoir trop de possibilités au vu de tous les outils sonores disponibles ?
Il y a beaucoup de choses, bien plus qu’il y a une dizaine d’années. À l’époque, si vous vous lanciez dans la musique électronique ou toute musique qui a recours à ce genre de technologie, vous aviez un choix limité, et le matériel coûtait très cher. Mais aujourd’hui on peut pratiquement tout faire avec du logiciel, et trouver une simulation pour presque tout, ou arriver à 90% de la réalité. Je pense qu’avoir trop de choix n’est pas toujours forcément une bonne chose. Je suis du genre à bien souvent ne pas arriver à me décider si je me retrouve confronté à trop de choses. Je reste là assis de longs moments, à tout regarder en me disant : « Bon, je pourrais utiliser ci, ou ça, » et je ne m’attaque pas vraiment à l’objectif de finir ce que j’étais censé faire, c’est-à-dire enregistrer un morceau, ou créer quelque chose. Je me laisse distraire par tous les outils dont je dispose, sans vraiment en faire quoi que ce soit, et j’ai l’impression que je travaille mieux quand je me limite à juste deux ou trois outils que je connais vraiment bien. J’arrive à de meilleurs résultats comme ça, que lorsque j’essaie d’utiliser tout ce que j’ai.
Pour écouter des exemples du travail de Richard Devine, visitez sa chaîne SoundCloud, et sa chaîne Vimeo.
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