Dans le précédent article, je vous proposais une introduction à l'harmonie modale et une reprise – ainsi qu'une remise en perspective – des concepts mêmes de mode, de gamme et de tonalité tels que nous avions pu les évoquer au début de ce dossier. Avant de poursuivre plus avant dans les explications techniques, j'ai trouvé intéressant de poser quelques très brèves considérations historiques et philosophiques autour des modes.
Un tout petit peu d’histoire
Considérons tout d’abord la nomenclature des modes, appelée gréco-ecclésiastique.Peut-être avez-vous été surpris par l’emploi de termes se référant à la Grèce. En effet, le langage musical théorique occidental nous a plutôt habitués à l’usage de termes italiens (pour la musique dite classique) ou anglo-saxons (pour les musiques dites modernes). Eh bien cette nomenclature nous a été léguée par Heinrich Glarean (1488–1563), dit Glareanus, docte théoricien helvète de son état et s’avère…totalement arbitraire, car sans aucun lien avec la tradition musicale grecque. Voilà, ça c’est dit !
C’est en 1547 que Glareanus établit l’organisation des notes en douze modes naturels dans le Dodecachordon, l’un des principaux traités musicaux de la Renaissance. Aujourd’hui, ces douze modes ont été réduits à sept comme nous avons pu le voir dans l’article précédent. Précisons toutefois qu’outre les modes naturels il existe également des modes altérés que nous aborderons ultérieurement. Mais revenons à l’Histoire.
Concernant Glareanus, il est intéressant de constater que si le Dodecachordon proposait une intéressante mise en théorie des pratiques harmoniques du Moyen-Âge basées sur le système modal, la publication de cet ouvrage coïncidait avec l’émergence et l’utilisation de plus en plus répandue chez les compositeurs de l’époque du système tonal actuel basé sur les gammes majeures et mineures. Révolution tonale qui soit dit en passant fut portée principalement par Gioseffe Zarlino (1517–1590) et son traité Istitutioni Harmoniche, introduisant notamment la notion de cadence.
De la philosophie des modes
Et c’est là qu’on touche à un aspect particulièrement intéressant de cette évolution des choses. Comme nous l’avons vu tout au long des articles que je vous ai proposés jusqu’ici, la cadence repose sur la notion de tension et de résolution : création d’une dissonance qui se résout dans une consonance, etc. De plus, l’harmonie tonale repose beaucoup sur une polyphonie à laquelle est habituée notre oreille occidentale. Selon ce principe, nous attendons qu’une mélodie soit toujours « enrichie » par une construction harmonique.
Le système modal au contraire repose bien davantage sur la mélodie et le rythme, mais également et peut-être surtout sur la création d’un espace sonore en permanente suspension, sans « résolution ». Après la révolution tonale évoquée plus haut, c’est à la révolution modale que nous assistons depuis le début du XXe siècle. À ce sujet, je vous invite à regarder cette très intéressante vidéo d’André Manoukian proposée par l’AFien Frajean (merci à lui) dans les commentaires de l’article précédent :
On pourra ajouter que cette révolution modale, très présente dans les musiques actuelles telles que le jazz, le rock et la pop, s’est faite sous l’influence d’une forme de révolte contre l’harmonie classique, en reprenant aussi bien des principes modaux du Moyen-Âge que certains codes des musiques folkloriques, bref en allant repuiser dans le terreau que l’harmonie classique avait délaissé.
Mais trève de philosophie, dès la semaine prochaine on replonge dans la théorie pure !