Depuis des décennies, un débat fait rage au sein de la communauté guitaristique : mais bon sang, qui a créé l’Floyd Rose ? L’homme qui a légué son nom à l’ingénieux vibrato, ou la star parmi les stars, l’idole Eddie Van Halen ? Les maniaques de la tige auront beau se la tirer pendant des heures, dans cette affaire, la réalité semble irrémédiablement mêlée au mythe, à tel point qu’il faut se rendre à l’évidence : la vérité est ailleurs. Ce constat ne nous empêchera pas de retracer l’histoire d’un système qui aura marqué de son empreinte tout un pan de la musique rock des années 80 et 90, et plus globalement d’en apprendre plus sur l’histoire du vibrato pour guitare. Car, au-delà de l’évolution technologique, l’arrivée du Floyd Rose met admirablement en lumière les changements profonds que la guitare électrique a connus à une époque où la figure du guitar-hero prit une ampleur considérable. Voici donc l’étrange cas du docteur Rose et M. Eddie.
Petite précision sémantique
Avant toute chose, il est nécessaire de rappeler quelques éléments essentiels à la compréhension de notre dossier. Le mot vibrato désigne un effet de modulation faisant varier la fréquence d’un signal. En d’autres termes, il s’agit de modifier temporairement la hauteur d’une note de façon plus ou moins régulière et frénétique. Dans le cas de la guitare, l’effet vibrato peut par exemple s’obtenir en effectuant de petits mouvements de haut en bas sur la touche de l’instrument en même temps que l’on joue une ou plusieurs notes. Une autre technique consiste à exercer une pression sur la tête de l’instrument pour momentanément modifier la tension des cordes et donc la hauteur d’une note en train de résonner.
Par extension, le terme désigne également une pièce mécanique souvent située au niveau du chevalet ou du cordier d’une guitare et permettant d’obtenir notre fameux effet de façon plus poussée. Divers procédés existent, mais il s’agit généralement d’un système agrémenté d’une tige en métal que l’on pousse ou que l’on tire afin de modifier la tension des cordes, ce qui engendre un changement de la hauteur d’une note en fonction de l’amplitude du geste. C’est d’ailleurs à cette pièce que l’on doit une confusion historique qui sème encore aujourd’hui le trouble : non, vibrato et trémolo ne sont pas synonymes. Nos amis anglo-saxons ont beau utiliser indistinctement les termes vibrato, tremolo et whammy bar pour désigner le vibrato mécanique, cela n’en est pas moins un non-sens total. En effet, le trémolo est un tout autre type d’effet à modulation que le vibrato, puisqu’il s’agit cette fois d’une variation de l’amplitude d’une note, de son volume, et non plus de sa hauteur. D’où vient cette erreur ? Du grand Leo Fender lui-même qui ne trouva rien de mieux que de baptiser le vibrato qui équipe les Stratocaster « tremolo ». Mais nous y reviendrons bien assez vite.
L’ancienne école
Il est communément admis que les tout premiers systèmes mécaniques pour guitare électrique permettant l’obtention d’un effet « vibrato » sont l’œuvre d’un certain Clayton Orr Kauffman, dit « Doc ». Cet ingénieur notamment expert en lap-steel travaillait pour Rickenbacker, et c’est pour la marque qu’il développa coup sur coup un vibrato motorisé et surtout le Vibrola, tous deux équipant certains modèles de l’avant-gardiste Electro Spanish.
Le Kauffman Vibrola fut breveté au début des années 30 (différentes sources évoquent 1929, 1932, ou 1935), et pose clairement les jalons du vibrato moderne. Il s’agit en effet d’un cordier équipé d’un ressort et d’une tige sur laquelle il suffit d’appuyer pour bouger le cordier et créer une petite modulation. De nombreuses guitares Rickenbacker sont équipées du système, dont la fameuse Rickenbacker 325 de John Lenon. Pionnier de la guitare électrique, Kauffman poursuivit son œuvre en fondant en 1945 la société K & F avec un partenaire. Un an après, il décide de quitter le projet ne croyant pas en sa viabilité dans le contexte de l’après-guerre. Le K de Kauffman disparait au profit du seul F. La marque Fender était née.
Mais le premier vibrato à réellement s’imposer dans l’univers de la guitare n’est pas le Vibrola qui connut un succès relativement limité. Il faut en réalité attendre 1952, lorsqu’un spécialiste de la moto nommé Paul Bigsby déposa un brevet pour sa dernière invention. Bigsby avait été chargé par le guitariste Merle Travis d’améliorer son Vibrola Kauffman, mais, devant les difficultés de tenue d’accord rencontrées, Paul élabora finalement un tout nouveau système avec cette fois-ci une plaque en métal pivotante à laquelle les cordes sont attachées. Il est alors possible de faire varier la hauteur des notes jouées de quelques demi-tons supérieurs ou inférieurs, et de préserver l’accordage. Le Bigsby connait ensuite de nombreuses évolutions à travers le temps, et reste encore aujourd’hui un incontournable équipant des guitares Epiphone, Fender, Gibson, Gretsch, ou encore Guild. Malgré ce succès, c’est un autre vibrato qui fera rentrer durablement ce mécanisme dans l’histoire de la musique…
Le cas Fender
Après le départ de Kauffman, Leo Fender ne chôme pas. Il frappe un premier grand coup en commercialisant en 1950 l’Esquire, une guitare solid-body qui donne rapidement naissance à une version plus aboutie : la Telecaster. Le roi Leo se remet immédiatement au travail et élabore un modèle révolutionnaire. En 1954 sort donc la Stratocaster, et l’instrument détonne. Il possède des courbes inédites, une électronique offrant une grande polyvalence sonore, et même… un vibrato conçu par Fender !
Ce nouveau vibrato change radicalement la donne. Le cordier et le chevalet ne font dorénavant plus qu’un, et c’est l’ensemble de ce bloc qui pivote grâce à 6 vis. Comme les cordes créent une tension qui déséquilibre le chevalet/cordier, des ressorts situés à l’arrière de la guitare la compensent. Il est même possible de régler les ressorts pour surélever le bloc afin qu’il ne soit plus complètement collé au corps de la guitare, mais en position « flottante ». Cela permet d’obtenir un effet vibrato encore plus extrême, notamment en tirant sur la tige pour augmenter la hauteur d’une note. Comme nous l’indiquions précédemment, le vibrato Fender est baptisé par son créateur « synchronized tremolo ». Ce type d’erreur est une habitude pour la firme légendaire qui n’hésitera pas non plus à utiliser le terme vibrato pour désigner le trémolo embarqué sur certains amplis. Quoi qu’il en soit, la Stratocaster et son vibrato sont terriblement en avance sur leur temps et ne connaissent pas un succès immédiat. Mais un homme en particulier va changer la donne.
Le bruit des bombes
Août 1969. Jimi Hendrix est sur la scène du festival de Woodstock, et s’apprête à rentrer dans l’histoire de la musique. L’artiste déroule son set, puis entonne un hymne à fort accent politique. Cet hymne, c’est celui d’une Amérique traumatisée par la guerre du Vietnam : les notes de la Bannière étoilée résonnent étrangement avant de s’effondrer dans un fracas assourdissant. Hendrix reproduit littéralement le bruit des bombes, et il doit cette prouesse au vibrato de sa Stratocaster ! Leo Fender ne l’avait certainement pas prévu, mais son mécanisme était devenu une arme.
Le vibrato dit « vintage », celui de Fender, avait beau avoir marqué une grande évolution dans l’histoire de la guitare, il n’en restait pas moins perfectible. Des effets extrêmes étaient possibles, mais la guitare finissait irrémédiablement désaccordée. Hendrix lui-même devait perpétuellement ajuster les cordes de sa guitare. En grand fan de Ritchie Blackmore et de Jimi, le jeune guitariste amateur Floyd D. Rose tentait de reproduire les prouesses de ses idoles. Mais, évidemment, sa Strat de 1957 ne pouvait pas suivre. Comment résoudre ce sempiternel problème d’accordage ? Le bon vieux 6 points supportait mal les excès, et une rapide analyse convainquit Rose que le frottement des cordes était la source du problème, et qu’un blocage de celles-ci au niveau du sillet pourrait garantir la stabilité de l’accord. Après un premier test concluant à l’aide d’un tube de super-glue, il se mit à élaborer une plaque qui bloquerait les cordes au niveau du sillet. Il faut dire que Floyd partait avec un avantage : il fabriquait et vendait des bijoux, et était donc équipé en matériel. Malgré cela, le premier prototype de sillet bloque corde n’était pas assez résistant et le jeune inventeur dû emprunter 600 $ à ses parents pour faire fabriquer une meilleure pièce dans un atelier. En plus de cela, Rose modifia le chevalet/cordier afin de le rendre plus mobile et de réduire le frottement des cordes. Cette fois, le résultat fut convaincant et le vibrato Floyd Rose pouvait prendre son envol. Floyd dépose un brevet en 1979 et part alors à la rencontre de nombreux musiciens pour leur présenter son vibrato capable de toutes les excentricités. Par l’intermédiaire d’un ami qui construit des guitares, Linn Ellsworth, il rencontre Eddie Van Halen qui vient juste d’éclabousser de son talent toute la planète guitare avec un premier album : Van Halen.
Eddie est un fou du vibrato qu’il emploie de manière outrancière. Pas mécontent de découvrir un système lui permettant de préserver son accordage, il adopte le Floyd et l’installe sur sa Charvel. Rose continue de faire évoluer son système, et s’attaque notamment à l’impossibilité de s’accorder à l’aide des mécaniques lorsque le sillet bloque corde est en place. Bientôt, une version équipée des « fine tuners » voit le jour. Il s’agit de petites molettes placées au niveau du chevalet que l’on peut tourner pour ajuster la justesse d’une corde. Selon Floyd D. Rose, il aurait lui-même inventé ce système en s’inspirant des molettes similaires que l’on trouve sur les violons. Enfin, c’est là la version de Rose… A de nombreuses occasions, Eddie Van Halen a clamé haut et fort qu’il est l’homme derrière l’idée du fine-tuner. L’artiste n’aurait pas seulement utilisé le vibrato, mais aurait donc aussi participé à son élaboration. Floyd Rose ne partage pas cette vision, et se contente de déclarer qu’Eddie apporta une grande contribution… marketing ! Un peu ingrat, l’inventeur avance même que son système aurait aussi connu le succès sans Van Halen, avouant tout de même que l’artiste a grandement accéléré les choses.
Mais revenons en 1981, soit deux ans après l’apparition officielle du Floyd Rose. Cette année-là, le fabricant Kramer qui endorse depuis peu Van Halen contacte Rose et lui propose de produire en grande quantité son invention dans les usines de Schaller en Allemagne. Le Floyd Rose est aussi installé sur de nombreux modèles de la marque, et le trio s’apprête à dominer le monde du rock pour de nombreuses années. Kramer et Floyd mettent même en place un système de licence qui permet à d’autres marques de créer leur propre version du Floyd Rose, moyennant finance bien entendu. Dans le sillon d’Hendrix puis Van Halen, un nouveau langage guitaristique émerge composé de « divebomb », d’harmoniques sifflées, et d’autres techniques innovantes, avec comme figures de proues des artistes comme Joe Satriani, Steve Vai, ou Dimebag Darrell. Nous sommes à l’apogée de la figure du guitar-hero virtuose, et la quasi-intégralité de la scène Heavy Metal des années 80 utilise le Floyd. Une légende était née.
Pour aller plus loin
Le Floyd a beau avoir révolutionné l’approche du vibrato, il n’en reste pas moins un système avec ses inconvénients. Il nécessite un réglage aux petits oignons, et le changement de corde n’est pas évident. N’hésitez pas à consulter notre article sur le réglage du Floyd Rose, et une de nos vidéos dans laquelle l’excellent luthier Didier Duboscq nous explique comment changer les cordes.