En 2005, Jazzmutant, une petite entreprise bordelaise mettait sur le marché le Lemur, un contrôleur sous stéroïdes qui se démarquait de la concurrence notamment grâce à une caractéristique révolutionnaire pour l'époque : le contrôle tactile. Aujourd'hui, son concepteur Pascal Joguet a créé une nouvelle entreprise et fondé un nouveau produit (ou l'inverse, je ne sais plus...) qui portent tous deux le même nom : Joué.
Vendu aux alentours de 479 Euros pour la version complète (voir encadré), l’objet ne se veut pas un énième contrôleur générique, mais ses concepteurs ont eu comme objectif de remettre le plaisir du jeu au centre du processus créatif du musicien, le tout en considération des questions économiques et environnementales du XXIe siècle.Joué l’entreprise saura-t-elle relever les défis qu’elle s’est fixée ? Joué le contrôleur a-t-il les qualités nécessaires pour conquérir le cœur de son public ? C’est ce que je vous propose de voir tout de suite ensemble.
Présentation extérieure
Le Joué se présente comme l’association de divers éléments. Tout d’abord, nous avons la Board, un parallélépipède en bois et métal de 360 × 130 × 15,6 mm pour un poids de 800 g. Ensuite, accompagnant la Board, le système « Joué » propose plusieurs modules de jeu et de contrôle en silicone qui viennent se placer sur la Board, et que l’on peut combiner ou remplacer les uns par les autres en fonction des besoins. Chacun des modules est équipé d’une puce contenant les informations nécessaires à son utilisation, reconnues par la board grâce à des capteurs RFID, et une aimantation leur permettant une bonne adhésion à la surface métallique de la Board. Celle-ci dispose sur la tranche droite d’un port USB assurant la connexion à un ordinateur pour le transfert des données et l’alimentation, ainsi que d’une diode attestant la mise sous tension de l’appareil.
La boîte contient la Board avec, ou non, des modules en fonction de la version achetée (voir encadré), un câble USB et deux petits flyers avec les informations permettant de télécharger respectivement des versions allégées de Bitwig (Bitwig 8-Track) et de l’Arturia Analog Lab. On notera que le fabricant prévoit d’ici décembre d’ajouter au package un câble USB-MIDI DIN qui permettra de connecter directement le Joué à un équipement matériel.
Serions game
Avant de nous consacrer à l’exploration du fonctionnement de la bestiole, il me semble important de préciser quelques petites choses concernant l’esprit dans lequel le Joué a été conçu. Ses concepteurs ont eu à cœur de respecter deux grands axes dans le design de leur produit. Le premier de ces deux axes a été la volonté de redonner au musicien le plaisir d’avoir entre les mains un objet qui soit à la fois agréable à regarder et à manipuler.
Chacun pourra librement évaluer la valeur esthétique de l’ensemble selon ses propres critères. Personnellement je trouve les couleurs un peu flashy mais ce n’est bien sûr qu’une question de goût. Il y a en tous cas un parti pris, ce que nous ne pouvons que saluer ! Et en ce qui concerne les sensations tactiles, là aussi chacun sera son propre juge. Tout ce que je peux dire, c’est que l’on a une véritable sensation de matière, la douceur du silicone contrastant avec les arêtes marquées des différents éléments : touches du module « synth » sur lequel je reviendrai plus bas, pads, boutons, etc. Le tout favorise le retour d’une certaine forme de sensualité dans le jeu… sans pour autant tomber dans le bain tactile caoutchouteux passablement « creepy » d’un Roli Seaboard par exemple (non, je n’arrive pas à me faire à ce truc-là, quelles que soient par ailleurs ses réelles qualités expressives). Au-delà de l’aspect formel, cette sensualité de jeu est bien sûr encore accentuée par les fonctionnalités proposées par chacun des modules, sur lesquelles nous allons nous pencher plus en détail dans les deux prochains paragraphes.
Enfin on ne peut nier que le design général du produit évoque fortement l’univers de l’enfance : aussi bien les couleurs que les formes rappellent en effet irrésistiblement la pâte à modeler. Cette référence formelle à l’enfance d’ailleurs s’avère parfaitement cohérente avec la volonté de replacer le jeu et l’aspect ludique au centre de la création musicale que j’évoquais en introduction de cet article.
Le second axe qui a présidé à la conception du Joué a été la volonté de ses créateurs de faire dorénavant coïncider leurs créations avec leur prise de conscience accrue des problématiques économico-écologiques actuelles. En effet les concepteurs sont partis du principe qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus feindre d’ignorer certaines réalités. Et celles contre lesquelles ils ont décidé de commencer à lutter activement sont les suivantes : la prolifération des déchets plastiques, la délocalisation sauvage du marché du travail… et l’obsolescence programmée.
Le Joué est donc majoritairement conçu avec des matériaux qui traduisent cette volonté de contrer ces grandes tendances mortifères. L’usage du plastique est limité au strict minimum et seulement aux éléments que l’on ne sait pas vraiment produire autrement. Le corps de la Board est composé de métal et de bois, lequel est du hêtre français issu de plantations éco-responsables. Les différents modules de jeu sont en silicone. En ce qui concerne la localisation de la production, la fabrication de l’ensemble de l’appareil est majoritairement française – la carte électronique qui constitue le cœur de l’appareil est ainsi par exemple produite dans usine située en Dordogne. Seul le capteur tactile fait exception, étant quand à lui d’origine japonaise.
Enfin, les concepteurs se sont attachés à proposer un produit qu’ils espèrent faire durer au moins vingt ans selon leurs dires. Il est naturellement difficile d’établir des pronostics à ce niveau-là et nous ne pouvons que nous en remettre à leur bonne foi. Mais quand bien même rien ne nous permet de remettre cette dernière en doute, n’oublions pas que nombre de facteurs dans le phénomène d’obsolescence ne dépendent absolument pas de la volonté des concepteurs de quelque produit que ce soit. Ainsi par exemple, strictement rien ne garantit que l’USB ne soit encore une norme active en 2038. Toutefois, si dans le pire des cas il ne devait s’agir que d’un simple argument de vente (ce dont je doute fort), nous ne pouvons que nous réjouir du fait qu’un fabricant puisse considérer qu’un tel sujet puisse suffisamment faire écho dans l’esprit des clients potentiels. Croisons les doigts, et quoi qu’il en soit, il convient maintenant de nous intéresser au fonctionnement du Joué, et plus particulièrement aux modules de jeu et de contrôle qui nous sont proposés, en commençant par ceux inclus dans le pack Essential.
La caisse de jouets 1 : le pack Essential
Le pack « essentiel » réunit six modules. Les deux modules les plus simples sont l’Area » et le Strips. Le premier est constitué d’une surface carrée idéale pour piloter non seulement deux paramètres respectivement selon les axes X et Y, mais également un troisième paramètre que l’on pourra associer au niveau de pression exercée sur ladite surface, soit l’axe Z. Le module Strips n’est quant à lui pas sensible à la pression et propose simplement quatre bandeaux utilisables comme des faders, à la différence qu’ils peuvent, tout comme les rubans tactiles des dernières Maschine de Native Instruments, être utilisés à la fois pour du contrôle continu et du contrôle discret. Toujours un bon point.
Avec le troisième module, Pads, nous abordons les modules de jeu à proprement parler. Comme son nom l’indique, Pads propose une matrice de 16… pads reprenant la configuration habituelle des contrôleurs de ce type souvent associés au pilotage d’instruments percussifs ou à l’envoi de séquences. Comme Strips que nous avons vu juste auparavant, ce module n’est pas non plus sensible à la pression, mais il l’est en revanche à la vélocité. Celle-ci peut être réglée grâce au Joué Editor, le logiciel de paramétrage du contrôleur sur lequel nous reviendrons plus bas.
Mais les deux modules les plus intéressants de ce pack Essential sont certainement le Fretboard et le Scaler. Fretboard est sans aucun doute le plus original des deux. Avec ses six « cordes » et ses 8 « frettes », il se présente sous la forme d’un manche de guitare un peu trapu. L’O est complété par deux boutons de transposition d’octave et deux boutons librement assignables à toutes sortes de types de messages MIDI ou d’actions de paramétrage interne du Joué. De par sa configuration, le module Fretboard est particulièrement adapté au pilotage de sons issus d’instruments à cordes, d’autant plus que les cordes agissent également sur le paramètre de pitch bend et autorisent de ce fait toutes sortes d’effets de … bending, ce qui rend le jeu au doigt avec certaines guitares virtuelles particulièrement réaliste ! Étonnamment, même le strumming (pourtant quasi-impossible à rendre d’habitude à partir d’un sampling note à note et joué sur un clavier) acquiert ici un degré supplémentaire de réalisme !
Enfin le module Scaler présente principalement une série de 17 bandeaux envoyant des messages de note selon diverses gammes paramétrables dans l’éditeur logiciel. Les bandeaux sont sensibles à la vélocité ainsi qu’à la pression. Mais au-delà de ça, ils peuvent également envoyer des messages de Control Change sur l’axe de leur hauteur, ce qui suffirait déjà à faire du Scaler le module le plus expressif de la panoplie du Joué. Mais ce n’est pas tout ! En effet, outre les quatre boutons identiques à ceux du Fretboard, ce module est équipé d’un ruban tactile, et enfin un nouveau type de contrôleur hémisphérique nommé Bubble. Le Bubble permet de bénéficier de trois axes de contrôle et donc du pilotage simultané de trois paramètres distincts.
La caisse de jouets 2: les modules individuels
Les Bubble disposent d’ailleurs de leur propre module dédié en-dehors du pack Essential. Quatre petites bulles se partagent ce module avec quatre boutons. À titre personnel, j’aime bien ces petits contrôleurs hémisphériques, mais je reviendrai dans le dernier paragraphe sur leur léger manque de précision.
Le deuxième module non compris dans le pack Essential se nomme Rounds et regroupe quatre cercles pensés pour émuler des potards rotatifs. Sur le bord de chaque cercle, trois repères sont matérialisés pour figurer respectivement les valeurs extrêmes et la valeur centrale des paramètres pilotés, ce qui est particulièrement pratique. À noter que l’on peut aussi bien agir sur le bord des cercles qu’à l’intérieur de leur surface.
Enfin, le dernier module proposé pour le Joué est le module Synth. Il s’agit de l’émulation d’un clavier de vingt touches, soit un peu plus d’une octave et demie, sensible à la vélocité et à la pression et pouvant également, tout comme le module Scaler, piloter un paramètre MIDI supplémentaire en utilisant la longueur des touches. Il est également équipé de deux boutons de changement d’octave et de boutons librement assignables, au nombre cette fois de quatre. Pour terminer la présentation de ce module, je dirai que l’on peut certes juger que le nombre de touches est un peu réduit. Mais patience, les concepteurs du Joué seraient en train de plancher sur une version proposant deux octaves complètes comme sur la plupart des petits claviers maîtres !
Comme je l’ai déjà évoqué, tous ces modules sont paramétrables via le logiciel Joué Editor, que je vous propose de découvrir maintenant.
Jouet intelligent
Et l’on débutera la présentation dudit logiciel par l’évocation de l’une de ses principales qualités. En effet, le Joué Editor permet d’agir directement sur les paramètres de l’équipement matériel sans avoir à sortir de sa STAN, ce qui s’avère extrêmement pratique et encore insuffisamment répandu. Nombreux sont en effet les logiciels de ce type qui n’offrent pas encore cette possibilité, ce qui faciliterait grandement l’utilisation. Très bon point donc !
Dans le haut de l’écran, le Joué est représenté dans sa configuration actuelle avec les modules actifs à l’instant T. On notera que plusieurs exemplaires du Joué peuvent être connectés à l’ordinateur et leurs paramètres pilotés au sein du Joué Editor. Dans la partie gauche, on accède aux différents presets d’usine, auxquels il est possible d’ajouter autant de presets utilisateur que l’on souhaite et que l’on peut ranger dans tout autant de dossiers personnalisés. Là aussi, très bien.
Les paramètres que l’on peut modifier dépendent grandement de chaque module utilisé. Mais dans de nombreux cas, on pourra affecter les destinations suivantes aux différents contrôleurs : pédale de sustain, enclenchement du vibrato, enclenchement de l’aftertouch, enclenchement du contrôle vertical pour les modules qui le permettent, envoi de note, envoi de message de Control Change, envoi de message de Program Change et pitch bend.
On pourra également définir un canal MIDI indépendant pour chaque paramètre modifiable. Ainsi, certains contrôleurs comme les Bubble par exemple pourront employer des canaux MIDI différents selon l’axe utilisé : encore une fois, c’est très bien vu !
Enfin, on notera que le Joué Editor s’adapte aux dernières évolutions concernant la norme MIDI, puisque l’on peut paramétrer les modules pour qu’ils utilisent la nouvelle norme MPE (MIDI Polyphonic Expression, voir ici pour plus de détails) ou bien encore pour qu’ils envoient des messages MIDI codés en 14 bits (et non plus 10 bits pour le MIDI standard) pour un contrôle plus précis des paramètres dans les STAN ou appareils qui l’autorisent.
"Comme on peut le constater, les possibilités de paramétrage du Joué sont donc passablement nombreuses et le logiciel dédié plutôt bien pensé, même si j’aurais une petite réserve à émettre à son sujet également.
Jeux de mains…
Je l’ai déjà mentionné plusieurs fois durant ce banc d’essai : l’objectif principal des concepteurs du Joué a été de rendre au musicien électronique le plaisir sensoriel et l’efficacité ergonomique jusque-là davantage associés à la manipulation d’instruments plus traditionnels.
Et il faut reconnaître que les sensations tactiles liées à la texture et à la « sculpture » des modules sont tout à fait agréables. Globalement, les différentes surfaces répondent très bien. Disons le tout de go, les modules de jeu sont particulièrement agréables pour la plupart. Ainsi, les trois modules principaux que sont le clavier, le Scaler et le Fretboard procurent un véritable plaisir d’utilisation, principalement grâce aux différents paramètres accessibles immédiatement dans l’interface de jeu, un peu à la manière du Seaboard de Roli que j’ai déjà évoqué plus haut. Pour le Scaler en particulier, j’apprécie par exemple la possibilité de pouvoir bénéficier à la fois de l’aftertouch polyphonique, tout en modifiant un paramètre supplémentaire grâce au glissement des doigts le long des touches. À ce sujet d’ailleurs, on notera une particularité astucieuse concernant le contrôle vertical du module Synth. Sur les touches correspondant aux habituelles touches blanches d’un clavier, on atteint la valeur maximale du paramètre contrôlé verticalement au milieu de la touche, soit avant d’atteindre la base des touches traditionnellement noires du clavier. On évite ainsi de déclencher accidentellement celles-ci. Malin ! Et concernant le Fret Pare, quel bonheur de découvrir une interface qui permet enfin d’obtenir des effets de bend cohérents ! Enfin, si l’on paramètre bien ses canaux MIDI, on peut aisément passer du contrôle d’un instrument à celui d’un autre par simple substitution du module de contrôle, ce qui est vraiment très bien pensé.
Mais malgré tout cela, il reste quelques petits points perfectibles.
… Jeux de vilains ?
En ce qui concerne les modules, si je dois vraiment chercher la petite bête, je dirais que celui qui me convainc le moins est la matrice de pads, qui bien que sensible à la vélocité, à l’aftertouch et le vibrato m’a semblé à titre personnel le moins agréable à utiliser. Mais c’est subjectif.
Ce qui l’est moins en revanche, c’est le manque de précision que je reprocherais aux contrôleurs de type Bubble, même si je trouve très pratique la possibilité de contrôler trois paramètres simultanément. Il s’avère en effet complexe d’agir de manière précise sur les axes X et Y sans exercer de pression sur l’axe Z, provoquant par là-même la modification involontaire de la valeur du paramètre éventuellement affecté à cet axe. On s’interrogera également sur l’impossibilité de modifier la destination des boutons poussoirs du module Bubble : ceux-ci sont destinés à envoyer des notes et c’est tout !
Enfin, je terminerai cet article par un petit regret concernant le logiciel de paramétrage. Il ne reprend pas en effet le nom du preset utilisé, et si l’on souhaite modifer ses paramètres, il faut d’abord le glisser dans la libraire de presets, puis le sélectionner dans celle-ci, effectuer les modifications souhaitées et enfin le refaire glisser sur l’illustration du Joué. Un petit poil acrobatique, même s’il n’y a rien de vraiment rédhibitoire.
Conclusion
Difficile de ne pas aimer le Joué de par sa philosophie modulaire et ludique générale et son approche extrêmement originale. Et puis l’ensemble invoque irrésistiblement les souvenirs d’enfance de par ses couleurs, son aspect « pâte à modeler », mais surtout par l’incitation permanente à expérimenter des manières différentes de jouer, notamment grâce à la richesse expressive de la plupart des modules de jeu proposés, et plus particulièrement du Scaler, du Synth et du Fretboard.
Les quelques petits reproches que l’on peut adresser au produit ne représentent vraiment pas grand chose au regard de ses qualités, et le rapport qualité/prix est tout à fait correct compte tenu des partis pris économiques et écologiques des concepteurs du Joué.
Je ne peux que vous recommander chaudement ce nouveau contrôleur des créateurs du Lemur !