Après nous être intéressés à la pièce et au système d'écoute de notre home Studio, il est temps de nous pencher sur le cœur même de notre installation : le dispositif d’enregistrement qui a priori ne sera rien d’autre qu’un ordinateur… ou pas ?
Ne l’oublions pas : la vocation première d’un studio d’enregistrement ou d’un home studio, c’est d’enregistrer. Et c’est la présence du matériel d’enregistrement qui le distingue d’un simple studio de répétition. On peut donc bien parler du coeur du studio en désignant ce dispositif, ou plutôt de cerveau si l’on considère que c’est lui qui va permettre de garder en mémoire ce qui s’y produit et d’établir un lien entre les différents organes sensoriels du studio, de l’oreille du micro à la bouche de l’enceinte.
S’intéresser à l’enregistreur, c’est en outre s’intéresser au support d’enregistrement qu’il utilise, sachant que l’un comme l’autre ont évolué au fil des décennies et qu’ils jouent non seulement sur la qualité de l’enregistrement, sa fidélité au phénomène acoustique qu’on enregistre (son synthétique, opéra, allocution ou chant d’oiseau, peu importe…) mais aussi sa pérennité, c’est à dire sa capacité à ne pas dégrader l’information au fil du temps, à conserver son intégrité. Comprenez en effet que si l’imprimerie a bouleversé le monde au XVe siècle, elle le doit autant à l’invention de la presse qu’au perfectionnement des encres, du papier ou de la typographie. Avec l’enregistrement né quelques siècles plus tard, c’est la même chose, ce que nous allons de suite détailler en tournant quelques pages d’histoire.
Les premiers enregistreurs mécaniques
Cette dernière commencera par une chanson que vous connaissez tous :
Réalisé le 9 avril 1860, cet enregistrement d’Au clair de la lune est le plus vieil enregistrement d’une voix humaine que nous connaissions et il est l’oeuvre d’Édouard-Léon Scott de Martinville (dont c’est probablement la voix), inventeur du phonautographe qui n’est ni plus ni moins que le premier enregistreur audio au monde.
Faisant l’objet d’un dépot de brevet daté du 25 mars 1857, l’appareil est constitué d’un pavillon amplifiant les vibrations sonores et les propageant à un diaphragme qui les propage à un stylet. Ce dernier grave alors les oscillations captées sur une feuille de papier enduite de noir de fumée et enroulée autour d’un cylindre en rotation. L’idée est absolument géniale mais déçoit son inventeur à double titre : d’abord parce qu’il n’a jamais pu entendre le son qu’il avait enregistré (ce n’est que récemment, après un minutieux travail de restauration réalisé avec des outils informatiques, que la chose fut rendue possible), ensuite parce que ce typographe espérait pouvoir se servir de son invention pour transformer la parole en texte !
Qu’importe, plus de 20 ans avant l’invention de Thomas Edison qu’on crédite souvent à tort d’avoir réalisé le premier enregistreur, Martinville est le premier home studiste de l’histoire.
Avant de parler d’Edison, on serait bien avisé de mentionner un autre grand homme français, le poète Charles Cros, qui adresse le 30 avril 1877 un mémoire à l’Académie des sciences dans lequel il décrit le paléophone, un appareil qui, par le truchement d’une membrane et d’un stylet, parviendrait à graver des vibrations acoustiques dans un cylindre de métal, et qui, par le système inverse, permettrait de relire le son enregistré. Aucune preuve n’atteste que Charles Cros ait pu construire un prototype de son invention, bien que son ami Alphonse Allais assure avoir entendu des sons joués par le paléophone bien avant l’invention d’Edison qui, vraisemblablement, ne savait rien des travaux de Charles Cros.
L’américain demeure ainsi le plus souvent crédité comme inventeur officiel de l’enregistrement avec son phonographe commercialisé dès 1877, sachant que ce qui motive Edison n’est pas spécialement la préservation de quelque patrimoine audio que ce soit mais bien plutôt le fait de pouvoir enregistrer des ordres boursiers. Plus passionné d’ailleurs par l’électricité que par l’audio (ce qui le poussera d’ailleurs à créer la chaise électrique (!) pour prouver la supériorité du courant continu face au courant alternatif de Nicolas Tesla), il laissera ainsi à d’autres le soin de perfectionner les techniques et outils servant à l’enregistrement. Grand bien lui fasse !
Du gramophone à l’électrophone
Viendra ainsi Emile Berliner, suggérant de passer du cylindre au disque de métal puis de cire, et inventant de ce fait le gramophone qui fut commercialisé dès 1893. À ce stade, les procédés d’enregistrements comme de lecture sont encore intégralement mécaniques mais l’électricité déjà utilisée depuis belle lurette dans la téléphonie et la télégraphie ne tarde pas à se mêler de tout cela, permettant d’une part d’amplifier le signal capté par un transducteur et donc d’intensifier les vibration du stylet gravant le support, mais aussi d’assurer la rotation du disque via un moteur (n’oublions pas qu’avec les premier gramophones, il fallait actionner une manivelle pour faire tourner le disque). De l’ère du gramophone, on passera ainsi dans les années 50 à l’ère de l’électrophone, plus souvent désigné sous le nom de tourne-disque ou de turntable par les anglophones, et les fameux 78 tours par minute de céder la place aux 33 tours des albums et aux 45 tours des singles.
Si les microphones, les amplificateurs et les graveurs progressent, les supports ne sont effectivement pas en reste et c’est en 1948 qu’apparaîtra le disque vinyle qui se montre autrement plus résistant que les premiers disques, ce qui ralentit significativement la dégradation des sillons qui y sont gravés. Rappelons-le en effet, même de manière microscopique, la pointe chargée de lire le sillon abîme le support à chaque lecture et dégrade ainsi son contenu, sachant que le degré d’usure est très lié au matériau dans lequel est fabriquée cette pointe (autrefois en saphir, puis en diamant… ou en métal comme sur les mange-disques, ce qu’il y a de mieux pour flinguer vite fait bien fait un vinyle).
Magnéto Serge !
Le vinyle est parfait pour la commercialisation en masse d’enregistrements, mais cela fait déjà plusieurs années que certains professionnels de l’audio enregistrent sur bandes magnétiques, qui présentent quantité d’avantages par rapport aux disques : le support enregistre le son avec une qualité homogène (il faut savoir que sur un disque, la qualité audio est moins bonne à mesure qu’on se rapproche du centre), mais il est surtout réinscriprible et modifiable : on peut couper et coller des portions de bandes, ce qui ouvre la porte au montage et va drastiquement changer la façon dont on produit un album pour les techniciens du son, mais va aussi offrir bien des possibilités nouvelles aux artistes.
Tout cela nait dans le sillage d’une idée émise dès 1877 par l’ingénieur américain Oberlin Smith et mise en pratique en 1898 par Valdemar Poulsen avec son Télégraphone qui enregistre sur bande de fer souple. L’enregistrement sur bande magnétique tel qu’on le connait n’arrive toutefois vraiment qu’en 1928 où l’allemand Fritz Pfleumer, employé d’un fabricant de tabac, invente le père de tous les magnétophones en recouvrant de poudre de fer une bande de papier à cigarettes. AEG rachète le brevet et perfectionne cette bande rudimentaire en utilisant de l’acétate, du carbonyle et dès 1939 de l’oxyde de fer.
Parallèlement à ces recherches qui seront mis à profit par Hitler dont de nombreux discours radiophoniques étaient préalablement enregistrés, la société travaille alors sur un magnétophone à double tête pour enregistrer deux pistes simultanément et commence les enregistrements stéréophoniques dès 1942. Désireux d’utiliser cette technologie très intéressante pour monter ses émissions, Bing Crosby importe l’invention aux États-Unis que la jeune société Ampex ne tarde pas à copier tandis qu’un guitariste proche de Crosby, un certain Les Paul, monte son propre studio dans son garage pour faire des expériences avec les magnétophones.
Ce home studiste avant l’heure fait quantité d’expérience avec les bandes et perfectionne une technique d’enregistrement multipiste qu’il avait déjà essayé dès les années 30 avec des disques d’acétate, enregistrant un premier disque, puis se réenregistrant en jouant par dessus le disque en question.
Inutile de dire que l’arrivée des magnétophones révolutionne son idée et c’est d’ailleurs en collaboration avec lui et pour lui que Ross Snyder d’Ampex met au point le premier magnétophone 8 pistes sur bandes de 1 pouces baptisé The Octopus. Nous sommes alors en 1957 et l’enregistrement sur bande magnétique ne va cesser de progresser, accouchant même d’un support de masse inventé par Philips en 1963 : la musicassette plus couramment appelée cassette, un support si compact et résistant qu’il ouvre grand les voix à deux nouveaux phénomène : l’écoute nomade via Sony qui invente le Walkman, premier baladeur, en 1982, mais aussi les prémices du piratage pour le grand public. Après les platines cassettes et autres radio-cassettes permettant d’enregistrer la radio comme les disques, on disposera en effet bientôt de platines double-cassettes permettant la duplication, et l’industrie du disque de commencer à grincer des dents tandis que l’homme de la rue goûte au plaisir de se faire des compils sur mesure…
Si les professionnels de l’audio travaillent désormais tous sur magnétophone à bandes multipistes, c’est la marque Tascam qui, en 1979, a le premier l’idée d’utiliser la cassette pour réaliser le Portastudio, le tout premier enregistreur multipiste grand public. L’idée est simple : en utilisant simultanément les deux pistes stéréo de chaque face de la cassette grâce à quatre tête de lecture, on peut ainsi disposer de 4 pistes. Inutile de dire que c’est une vraie révolution pour la démocratisation du home studio, d’autant qu’en utilisant des cassettes vidéos, certains appareils vont même permettre d’enregistrer 8 pistes par la suite.
La révolution numérique
Une autre révolution, bien plus grande encore, a déjà commencé depuis longtemps mais attend son heure pour bouleverser le marché : l’enregistrement numérique. L’idée germe dans le cerveau de l’ingénieur en téléphonie Alec Harley Reeves qui invente dès 1938 la technique sur laquelle repose le format PCM (signifiant Pulse Code Modulation qui est la base des formats WAV et AIFF que nous connaissons). Dès qu’il devient possible, le stockage des données numériques se fait alors sur bande et dans une résolution qui n’a rien de propice à la musique mais la technologie continue d’évoluer : James Russell invente en 1970 la technologie opto-numérique qui sera à l’origine du CD, Denon invente le premier 8 pistes travaillant en 13 bits / 47,25 kHz en 72, Soundstream atteind les 16 bits en 76 et l’on ne tarde pas à procéder aux premiers enregistrement commerciaux avec des artistes comme Ry Cooder, Stevie Wonder ou Christopher Cross.
Ce n’est toutefois qu’en 1982 que le numérique explose avec l’arrivée du CD co-présenté par Philips et Sony, qui annonce la mort prochaine du vinyle et de la cassette pour le grand public. Les premiers albums parus sont la Symphonie Alpestre de Strauss dirigée par Karajan et The Visitors d’ABBA, mais c’est réellement avec l’énorme succès de Brothers in Arms de Dire Straits que le grand public va casser sa tirelire pour s’équiper d’un lecteur CD. Au dos de l’album, on peut lire le sigle DDD, signifiant que l’album a été enregistré, mixé et masterisé en numérique (Digital) : une première !
En parallèle de tout cela, chez les professionnels, les convertisseurs comme les supports ne cessent d’évoluer : Sony propose le DAT (Digital Audio Tape) en 1987, Alesis l’ADAT (Alesis Digital Audio Tape) en 1991 et l’informatique ne tarde pas à tendre ses disques durs inventés par IBM (il est amusant de voir que l’on repasse de la bande à un disque, d’un support optique à un support magnétique) pour récolter les précieuses données. C’est ainsi que Creation Technologies présente dès 1993 un rack capable d’enregistrer 24 pistes en 16 bits / 48 kHz sur un disque dur, alors que depuis 1991, un petit logiciel du nom de Pro Tools propose d’enregistrer 4 pistes en audio, peu de temps après le DECK de la société OSC, premier enregistreur multipiste logiciel de l’histoire. Pendant ce temps-là, le monde de l’informatique utilisant également le CD comme support (on parle alors de CD-ROM) ne tarde pas à démocratiser les graveurs de CD qui cotoieront un temps le support MiniDisc de Sony avant de céder la place aux graveurs de DVD puis de Blu-Ray.
Mais l’avenir n’est déjà plus dans ces technologies de disques optiques et malgré le lancement du Super Audio CD et du DVD audio qui, en dépit de réelles améliorations, ne rencontrent guère de succès car il faut de nouveau racheter un équipement pour les lire, c’est l’institut Fraunhofer-Gesellschaft qui change la donne du support en mettant au point un format de compression audio destructif, c’est à dire que des informations jugées inutiles sont supprimées du fichier pour réduire sa taille (le bas du spectre est passé en mono, on supprime les hautes fréquences que la majorité des gens n’entendent pas, etc.).
Le MP3 est né, bientôt suivi par l’OGG Vorbis, l’AAC ou le WMA et s’il est paradoxalement le premier format à proposer une régression en termes de qualité, s’il ne change rien à la façon dont est enregistrée la musique en studio qui passe désormais dans la quasi-totalité des cas par un ordinateur, il n’en révolutionne pas moins les usages en accompagnant le déploiement d’Internet. Deux conséquences à cela : le développement du piratage à un niveau jamais atteint jusqu’alors par le truchement de site illégaux ou de logiciels de partage en Peer-to-Peer (Napster, eMule, eDonkey, LimeWire, etc.), et la généralisation de l’écoute nomade. Dans le sillage d’Eiger Labs et de son MPman, premier balladeur MP3 de l’histoire, des firmes comme Rio, Creative Labs ou Archos développent le marché jusqu’à ce que la force marketing d’Apple mettre tout le monde d’accord avec l’iPod et que les smartphones prennent le relai.
Les supports informatiques comme le disque dur, les clés USB, les cartes SD ou, plus tard, les disques SSD, remplacent alors progressivement le CD bien parti pour s’évanouir dans la nébuleuse d’Internet. Si ce sont toujours sur des disques durs que l’on enregistre puis stocke la musique, elle s’achète désormais en dématérialié sur iTunes ou Amazon et se consomme de plus en plus en streaming, via Internet, que ce soit sur Youtube, Deezer ou Spotify. On passe ainsi d’une économie de bien, basé sur la possession, à une économie de service, basée sur l’abonnement. À l’heure où ces lignes sont écrites, Apple envisage déjà de ne plus vendre de musique dématérialisée pour ne garder que son offre de streaming.
La morale de l’Histoire
Oui, je sais : je vous avais parlé de quelques pages d’histoire et vous avez l’impression de vous être fait coincer par Stephane Berne vous contant la généalogie de la famille de Windsor. Ce long développement n’aura pourtant pas été inutile car il permet de comprendre deux choses.
La première, c’est que les technologies d’enregistrement comme de support ne cessent d’évoluer et que l’une chasse l’autre jusqu’à l’exterminer commercialement : vous aurez ainsi toutes les peines du monde à trouver le dernier album de Beyoncé sur rouleau de cire ou cassette (et bientôt sur CD), et si demain, on se met à utiliser l’ADN humain comme support de stockage (oui, oui, des recherches sont conduites là-dessus) pour y enregistrer non pas des ondes sonores pour nos oreilles mais des stimuli adressés directement aux neurones de notre cerveau (là, j’avoue que cela demeure pour l’heure de la science fiction), alors toutes les technologies actuelles seront balayées à leur tour.
La seconde, c’est que nous sommes actuellement en pleine ère numérique, l’ordinateur (et ses dérivés les smartphones, balladeurs numériques, tablettes, box télé, etc.) étant devenu omniprésent chez ceux qui produisent la musique comme chez ceux qui la consomment.
« C’est archi faux ! » me rétorqueront certains car on assiste ces dernières années à un « grand » retour du vinyle chez les consommateurs, tandis que certains artistes et techniciens ne jurent toujours que par l’enregistrement analogique sur les bons vieux magnétophones à bandes, Jack White et Lenny Kravitz en tête. Alors, l’enregistreur qui sera le coeur de votre home studio : analogique ou numérique, du coup ?
Je pourrais aisément vous faire une réponse péremptoire en faveur de l’ordinateur et du numérique au seul argument imparable que, de toutes façons, les enregistreurs analogiques multipistes ne sont plus fabriqués depuis longtemps, et que les coûts cumulés d’un vieux magnétophone, de son entretien et de ses consommables en font une très mauvaise affaire pour un home studiste. Je pourrais même enfoncer le clou en soulignant que la distribution de la musique se fait désormais dans son écrasante majorité en numérique, de sorte que même Jack et Lenny, doivent finir par numériser leurs productions s’ils souhaient en vivre. Je pourrais encore souligner que depuis plus de 30 ans, la quasi-totalité des disques sont enregistrés en numérique et que cela ne gêne en rien les musiciens comme les techniciens qui bossent avec eux pour nous pondre des chef-d’oeuvres…
Mais parce que nous aurons fréquemment à revenir sur cette rivalité entre analogique et numérique au cours de nos prochains articles sur le home studio et qu’Audiofanzine n’est pas du genre à reculer devant l’obstacle, nous allons passer du livre d’histoire à celui des sciences et technologies. Sortez les pop corns, car nous aborderons la prochaine fois le premier sujet chaud de cette série d’article : analogique vs numérique du point de vue de l’enregistrement.