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Pédago
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J’ai vu le futur du studio… et il s’appelle Hey! Interview de Laurent Cabrillat, co-fondateur des studios Hey! à Bordeaux

Si nombre de grands studios d’enregistrement ont fermé ces dernières années, on peut à raison s’inquiéter sur l’impact de la récession sur ce fragile écosystème. Cela rend d’autant plus intéressante la démarche de Laurent Cabrillat et David Gana qui, à Bordeaux, prouvent qu’on peut être ambitieux sur le plan du son tout en conciliant écologie et réalisme économique…

Interview de Laurent Cabrillat, co-fondateur des studios Hey! à Bordeaux : J’ai vu le futur du studio… et il s’appelle Hey!
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Pris en tenaille entre l’avè­ne­ment du home studio et une indus­trie du disque qui a forte­ment revu ses budgets de produc­tion à la baisse (très à la baisse même), les studios d’en­re­gis­tre­ment ont connu des jours meilleurs, les plus gros ayant même pour la plupart fermé au fil des dernières années… Pour vouloir ouvrir un nouveau studio de 400 m2 sans avoir les moyens de Red Bull ou s’ap­pe­ler Brad Pitt, il faut donc sans doute être un peu incons­cient des réali­tés… ou en être très conscient au contraire, et penser juste­ment l’af­faire en fonc­tion de la nouvelle donne écono­mique, sociale et envi­ron­ne­men­ta­le… Et c’est juste­ment ce qu’ont fait Laurent Cabrillat et David Gana à Bordeaux avec les studio Hey!, imagi­nant un lieu et un modèle de fonc­tion­ne­ment en partant de contraintes pour s’as­su­rer de sa rési­lien­ce…

On retrouve de fait chez Hey! plusieurs choix de bon sens, le but étant de déve­lop­per une acti­vité ayant le moins de frais de fonc­tion­ne­ment possible. Pour ce faire, Laurent et David sont parti d’un bâti­ment atypique à réno­ver (abor­dable du coup) et faci­le­ment acces­sible en trans­port en commun : à quelques stations de tram­way de la gare de Bordeaux, à deux heure seule­ment de Paris.

Du côté des travaux, ils ont porté en premier lieu une atten­tion parti­cu­lière à l’iso­la­tion ther­mique (et phonique évidem­ment) comme au système de chauf­fage/clima­ti­sa­tion. L’in­ves­tis­se­ment a un coût non négli­geable (80 000 euros) mais il permet de pilo­ter la tempé­ra­ture du lieu pièce par pièce et de ne chauf­fer et clima­ti­ser que le strict néces­saire quand c’est néces­saire, via un pilo­tage par appli. Sur la durée, l’in­ves­tis­se­ment sera ainsi vite renta­bi­li­sé…

Côté matos, là encore, il s’agit de faire malin avec un parti pris en rupture avec l’image tradi­tion­nelle qu’on se fait d’un studio : point de grosse console ici qui consom­me­rait 1000 euros d’élec­tri­cité par mois rien que pour être allu­mée et clil­ma­ti­sée et qui expo­se­rait le studio à des frais de main­te­nance exor­bi­tants, mais une collec­tion de tranches hété­ro­gènes qu’on allume au besoin. Pour des raisons tant écolo­giques qu’éco­no­miques, tout le maté­riel est par ailleurs issu du marché de l’oc­ca­sion (Audio­fan­zine comme Lebon­coin) : on parle là d’out­board, d’ins­tru­ments ou de micros, mais aussi des tapis, chaises ou mobi­liers qui garnissent les studios.

Les studios ? Oui, car c’est sans doute là ce qu’il y a de plus inté­res­sant chez Hey! : faire valoir le modèle de la rési­dence plutôt que celui de l’hô­tel… En d’autres termes, il ne s’agit plus de penser le studio comme un lieu que les clients louent cher à la jour­née, mais comme un espace que des résident louent à meilleur prix toute l’an­née. En vis-à-vis du gros studio de 100m2 et de sa belle régie qui sont loués à la jour­née (jusqu’à 700 euros en fonc­tion des pres­ta­tions), la bâti­ment intègre neuf petits studio loués à des rési­dents à l’an­née (ingés son, compo­si­teurs, beat makers, vidéaste) pour un tarif inté­res­sant : entre 300 et 700 euros selon la taille de la pièce et son isola­tion… Et ce système rési­den­tiel est d’au­tant plus perti­nent qu’il permet deux choses :

  • Les profes­sion­nels y trouve un lieu de travail d’au­tant plus idéal qu’il devient une source de réseau.
  • Hey! Studio peut de la sorte payer tous ses coûts de fonc­tion­ne­ment, de sorte que la loca­tion du grand studio n’est pas vitale pour le lieu.

Mine de rien, la somme de ces idées simples permettent à Hey! de propo­ser un des plus grands studios d’Aqui­taine sans s’ex­po­ser aux diffi­cul­tés qui ont conduit certaines des plus grosses struc­tures fermer… Et ce n’est pas un hasard si on y retrouve les grands prin­cipes d’une démarche sobre : une consom­ma­tion éner­gé­tique opti­mi­sée, un recours systé­ma­tique à l’oc­ca­sion, et surtout, un fonc­tion­ne­ment basé sur une collec­ti­vi­té… N’y manque vrai­ment qu’à travailler l’au­to­no­mie éner­gé­tique du lieu pour renfor­cer sa rési­lience : après s’être inté­ressé au système du puits cana­dien que la nature du terrain ne permet pas hélas, Laurent Cabrillat s’in­té­resse de près à la pose de panneaux solaires qui atté­nue­ront l’im­pact des prochaines augmen­ta­tions du coût de l’éner­gie.

Parce que l’éner­gie en géné­ral coûte de plus en plus cher, comme les Français l’ont encore constaté sur leur facture d’élec­tri­cité en février 2024, et que cette hausse des prix ne devrait pas s’ar­rê­ter de sitôt… Et qu’elle ne devrait pas concer­ner que l’élec­tri­cité mais aussi tout ce pour quoi elle est utili­sée : l’eau, les biens et les servi­ces…

La hausse du coût de l’éner­gie

Ce n’est pas une décou­verte : tout augmente. Mais il faut avouer que lorsqu’on parle d’éner­gie en géné­ral, et d’élec­tri­cité en parti­cu­lier, on parle d’une augmen­ta­tion qui est sans commune mesure avec la « gentille » infla­tion qu’on connait par ailleurs. Au cours des dix dernières années, le coût de l’élec­tri­cité a ainsi bondi de 40% ! Or, on sait déjà qu’il va encore augmen­ter d’ici 2030 car ce qui nous a préservé pour l’heure d’une hausse trop dras­tique, c’est essen­tiel­le­ment un bouclier tari­faire mis en place par le gouver­ne­ment : en gros, l’état à provi­soi­re­ment renoncé à ses taxes sur l’élec­tri­cité pour amoin­drir l’im­pact de l’aug­men­ta­tion obser­vée dans toute l’Eu­rope. Et comme le produit de ces taxes, il en a malgré tout besoin pour finan­cer l’en­tre­tien de son parc de géné­ra­teurs comme la fameuse tran­si­tion éner­gé­tique, ce bouclier sera supprimé à la fin de l’an­née…

graphique mix energetiquePourquoi le coût de l’élec­tri­cité a-t-il augmenté ainsi ? En raison de plusieurs facteurs qui vont de la reprise après COVID à la guerre en Ukraine en passant par la lutte contre le réchauf­fe­ment clima­tique, la hausse des prix des combus­tibles et bien évidem­ment les taxes diverses, tout cela s’or­ga­ni­sant diffé­rem­ment selon les pays… Encore une fois, nous sommes face ici à une logique systé­mique complexe où s’en­tre­mêlent poli­tique, géopo­li­tique, envi­ron­ne­ment et écono­mie, en sachant que du côté français, il faut avoir à l’es­prit plusieurs choses :

  • Si le nucléaire nous a long­temps permis d’avoir une des élec­tri­ci­tés les moins chères d’Eu­rope, il ne repré­sente pour l’heure que 70% de notre mix élec­trique et bien que les éner­gies renou­ve­lables progressent, le gaz, éner­gie fossile que nous ne devons plus utili­ser pour limi­ter la crise clima­tique, demeure toujours utilisé pour produire de l’élec­tri­cité à hauteur de 10% : son usage a même doublé au cours de la dernière décen­nie.
  • Le mix éner­gé­tique français demeure à près de la moitié composé d’éner­gies fossiles et l’éner­gie issue du renou­ve­lable n’a pas dans les faits remplacé ces dernières, elle s’est juste ajou­tée pour nous permettre de consom­mer toujours plus d’éner­gie… C’est ce qu’on appelle l’ef­fet Jevons, obser­vable tant dans le secteur de l’éner­gie que dans celui du trans­port ou de divers marchés. 

Or, pour sortir des éner­gies fossiles comme pour rapa­trier certaines indus­tries, les besoins en élec­tri­cité dans les années à venir vont explo­ser : si la France consomme pour l’heure selon le RTE (Réseau de Trans­port de l’Élec­tri­cité, filiale d’EDF) 400 TWh d’élec­tri­cité aujour­d’hui, elle devrait en consom­mer 455 TWh en 2030 et 495 TWh en 2035. Sachant que cette consom­ma­tion conti­nuera de s’ac­croître ensuite mais que le RTE ne l’a pas esti­mée, et sachant que les esti­ma­tions de la RTE peuvent varier en fonc­tion des poli­tiques enga­gées. Si nous devions suivre la voie du zéro carbone en 2050 par exemple, alors la consom­ma­tion élec­trique augmen­te­rait de 4% par an jusqu’en 2050…

Pour répondre à cette demande, il va donc falloir que le secteur de l’éner­gie se déve­loppe comme s’amé­liore, et mettant en service toujours plus d’éo­liennes, de panneaux solaires, de centrales hydro­élec­triques ou nucléaires. Et pour cela, il faut des finan­ce­ments, raison prin­ci­pale pour laquelle l’élec­tri­cité sera toujours plus chère au fil des années… Songez que rien que pour alimen­ter une acie­rie en éner­gie, en sachant qu’on ne pourra plus utili­ser le char­bon comme à l’heure actuelle, il faudrait, selon Jean-Marc Janco­vici, un réac­teur nucléai­re…

Et compre­nez aussi que la hausse du prix de l’élec­tri­cité se réper­cute sur quan­tité de produits et de services : on comprend bien évidem­ment que tout ce qui est fabriqué avec de l’élec­tri­cité va augmen­ter, mais on ne songe pas la plupart du temps que c’est aussi le cas de l’eau, dont le trai­te­ment comme l’ache­mi­ne­ment repose sur de l’élec­tri­cité. Et cette augmen­ta­tion sera d’au­tant plus inévi­table que plus l’eau est chère, moins les Français en consomment. Or, le secteur de l’eau a besoin de finan­cer lui-aussi sa tran­si­tion éner­gé­tique, de sorte que le prix du litre va devoir augmen­ter… On estime dès lors que l’eau pour­rait augmen­ter de 50% d’ici 2030… 

Des projec­tions au monde réel

Il ne fait par consé­quent aucun doute que la voie suivie par Hey! est vitale pour le main­tien de son acti­vité, de la même façon que les Français vont devoir sortir du rapport confor­table qu’ils avaient avec l’État Provi­dence. Plus ces derniers seront économes, plus ils sauront faire preuve d’au­to­no­mie (en produi­sant notam­ment eux-même toute ou partie de l’élec­tri­cité qu’ils consomment ou en récu­pé­rant l’eau de pluie, et plus ils seront à même de traver­ser la crise écono­mique qui accom­pagne la crise envi­ron­ne­men­tale. 

Car ce que ces projec­tions ne disent pas, c’est que pour l’heure, on ne sait pas construire une éolienne, un panneau solaire ou une centrale nucléaire autre­ment qu’avec des éner­gies carbo­nées qui sont en train de s’épui­ser pour certaines, et dont ne nous dispo­sons pas de toutes façons sur notre sol. Pour l’heure, si la France plani­fie par ailleurs de déployer des centrales nucléaires, c’est en comp­tant sur l’ura­nium du Niger (17 %), du Canada (21 %), de la Russie (18 %), du Kaza­khs­tan (18 %), de l’Aus­tra­lie (16 %) et de la Nami­bie (10 %). Parce que des bette­raves, des endives, des châtaignes ou des pommes, on en a autant que d’idées en France, mais de l’ura­nium, on n’en a pas plus que de pétro­le…

Et ce que ces projec­tions ne projettent pas, ce sont les tensions commer­ciales, poli­tiques ou géopo­li­tiques, les catas­trophes natu­relles dont le nombre va augmen­ter (et dont les assu­rances essayent désor­mais de ce déga­ger au niveau de leurs contrats avec les parti­cu­liers comme les entre­prises ou les communes), les éven­tuelles pandé­mies et les pénu­ries ou conges­tions qui vont peser sur tout ça : à l’heure actuelle, on doute que les Pyren­nées Orien­tales, dont les cours d’eaux comme les nappes sont complè­te­ment assé­chées, puisse long­temps main­te­nir une acti­vité agri­cole dans devoir désa­li­ni­ser de l’eau de mer au prix d’une formi­dable dépense d’éner­gie…

Là dedans, on compren­dra que la France est loin d’être maîtresse de son avenir éner­gé­tique qui dépen­dra de sa bonne entente avec les pays qui peuvent lui four­nir de quoi se déve­lop­per sur ce point. Nous serions bien en peine de construire quoi que ce soit sans les métaux rares chinois notam­ment, qu’il s’agisse de géné­ra­teurs d’éner­gie « verte », de centrale nucléaire ou de voitures élec­triques, sachant que même le cuivre est sujet à de fortes conges­tions car la demande dépasse la capa­cité d’ex­trac­tion. Et même bien en peine d’en­tre­te­nir notre parc nucléaire actuel, argu­ment qui pèse lourd dans le camp des oppo­sants de l’atome : les centrales que nous fabriquons aujour­d’hui, nous n’avons en effet aucune garan­tie de pouvoir les entre­te­nir dans les prochaines décen­nies. Or, si un panneau solaire qu’on n’en­tre­tient pas rouille, une centrale nucléaire, c’est autre chose…

Vivons sobres pour vivre heureux…

Dès lors, on compren­dra qu’il est urgent d’en­vi­sa­ger l’éner­gie du point de vue de la sobriété, de nous déga­ger de notre dépen­dance à l’élec­tri­cité comme aux éner­gies carbo­nées. Et pour bien prendre la mesure de cela, on consul­tera cette vidéo tour­née avec un cham­pion olym­pique de cyclisme qui en dit long sur le sujet : 

Sachant cela, on pourra s’in­ter­ro­ger d’ailleurs sur le rapport de la musique à l’élec­tri­cité et sur le grand retour prévi­sible de l’un­plug­ged, non par phéno­mène de mode, mais par néces­sité, car l’élec­tri­cité, comme l’éner­gie en géné­rale, sera à n’en pas douter un confort bien moins acces­sible dans les prochaines décen­nies…

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