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Aux arbres, musiciens ! Interview de Jacques Carbonneaux d'Initiative Arbres et Musique

Quid de la fabrication des instruments de musique à l’heure de la transition écologique ? Pour le savoir, nous sommes allés à la rencontre de Jacques Carbonneaux, le loup blanc de la lutherie française qui nous explique les perspectives et les couacs d’un secteur en pleine mutation…

Interview de Jacques Carbonneaux d'Initiative Arbres et Musique : Aux arbres, musiciens !
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Guitare au Beffroi-8986Toujours souriant et toujours à courir entre mille projets, Jacques Carbon­neaux est de ces passion­nés qui comptent dans le petit monde de la luthe­rie française. On lui doit le lance­ment de Lagui­tare.com en 1999, mais aussi d’avoir co-fondé l’APLG (Asso­cia­tion Profes­sion­nelle des Luthiers en Guitare et autres cordes pincées) comme l’Eu­ro­pean Guitar Buil­ders, l’as­so­cia­tion des luthiers guitare euro­péens, d’avoir parti­cipé à monter aussi divers salons : le Holy Grail Guitar Show à Berlin ou le Guitare au Beffroi de Montrou­ge… Et ce n’est pas un hasard, du coup, si on le retrouve au sein de la véné­rable CSFI (Chambre Syndi­cale de la Facture Instru­men­tale) où il est en charge de faire, entre autres, de la veille sur les règle­men­ta­tions touchant les instru­ments de musique et d’être le réfé­rent sur ce sujet, pour la France comme pour l’Eu­rope puisqu’il diffuse l’in­for­ma­tion à d’autres réfé­rents en Finlande, Alle­magne, Italie, Espagne, char­gés quant à eux d’in­for­mer les facteurs et luthiers de leurs terri­toires. Disons que si certains ont droit de cité, lui aurait plutôt un devoir de CITES…

Devoir de CITES et rude RDUE

CITES Brochure fraLa CITES, tu peux nous rappe­ler de quoi il s’agit ?

La CITES, c’est la conven­tion de Washing­ton qui régle­mente depuis 1975 le commerce inter­na­tio­nal de toutes les espèces mena­cées de la faune et de la flore. Grâce à elle, dès qu’une espèce est mena­cée, en fonc­tion de la gravité de la menace, on l’ins­crit à la demande du pays dans une des trois annexes.

Dans l’an­nexe 1, il y a tout ce qu’il est formel­le­ment inter­dit de préle­ver, comme les éléphants ou le Palis­sandre de Rio par exemple. Dans l’an­nexe 2, on trouve tout ce qui est protégé mais qui peut faire l’objet de prélè­ve­ments sur auto­ri­sa­tion. Il s’agit là d’en­ca­drer et c’est dans cette annexe qu’on trouve les 300 autres espèces de palis­sandre en dehors du palis­sandre de Rio… Quant à l’an­nexe 3, elle liste les espèces qui sont placées sous surveillance, pour voir s’il s’agit de les placer en annexe 1 ou 2…

Est-ce qu’il y a dans la CITES une notion de traça­bi­lité ? Savoir que tel arbre vient de telle parcelle de forêt et a été abattu par telle boîte ?

Non, ça c’est l’objec­tif du RDUE, un nouveau règle­ment sur la défo­res­ta­tion qui exige effec­ti­ve­ment que le bois qui est importé ne contri­bue pas à la défo­res­ta­tion ou à la dégra­da­tion des forêts. Sachant que c’est assez compliqué car il y a plusieurs défi­ni­tions de la défo­res­ta­tion, et qu’une forêt, c’est un écosys­tème extrê­me­ment complexe qu’il faut étudier, comprendre pour pouvoir prendre de bonnes déci­sions… C’est toute­fois le four­nis­seur de bois qui porte tout le poids de cette régle­men­ta­tion RDUE, et non les fabri­cants tant qu’ils ne vont pas se servir eux-mêmes dans une forêt…. Ce qui nous concerne tous en revanche, c’est la CITES…

Avec cette dernière, j’ima­gine qu’il y a une limite en termes de quan­tité de bois ?

Non, mais il faut que tu puisses prou­ver que le bois que tu as acheté a été acquis léga­le­ment et sans porter préju­dice à la survie de l’es­pè­ce… C’est aussi une façon pour les états de contrô­ler le prélè­ve­ment du bois, qu’il n’y ait pas de contre­bande, et évaluer le commerce en somme…

Israël a demandé en 2019 à inscrire l’Ivoire de mammouth dans l’an­­nexe 1, ce qui en a fait sourire plus d’un

Mais j’ima­gine qu’il y a encore des règle­men­ta­tions euro­péennes et natio­nales qui viennent se gref­fer sur la CITES qui est inter­na­tio­nale ? Comment gère-t-on tout cela ?

Disons qu’il faut partir de la de la plus restric­tive en allant à la moins restric­tive en sachant que la règle­men­ta­tion de l’Union Euro­péenne est la plus stricte au monde, mais que la France peut être encore plus exigeante que l’Union Euro­péenne. Sur l’ivoire par exemple, à un moment nous avons eu un arrêté français qui était plus strict que la règle­men­ta­tion euro­péenne ou la CITES. Or, aujour­d’hui, c’est l’Union Euro­péenne qui est encore plus stricte que la règle­men­ta­tion française.

mannieDe sorte qu’à présent que l’ivoire est en annexe 1, certains luthiers se reportent sur l’Ivoire de mammouths qu’on récu­père dans le sol sibé­rien, c’est ça ?

C’est ça ! Et c’est un gros problème parce que si on se disait que c’était écolo­gique de se repor­ter sur une espèce dispa­rue plutôt que sur une espèce mena­cée, il se trouve que ceux qui récu­pèrent les mammouths détruisent complè­te­ment l’en­vi­ron­ne­ment pour le faire. Du coup, Israël a demandé en 2019 à inscrire l’Ivoire de mammouth à l’an­nexe 1, ce qui en a fait sourire plus d’un et n’a pas été fait au final car la CITES ne gère pas les espèces étein­tes…

Et côté contre­bande, on en est où ?

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’une régle­men­ta­tion augmente inévi­ta­ble­ment le commerce illé­gal. Si on met en place une régle­men­ta­tion, il faut donc immé­dia­te­ment déployer des moyens pour combattre ce dernier. Or, comme on le voit pour la drogue ou la fisca­lité, la répres­sion ne suffit pas et il faut sensi­bi­li­ser les gens. Comme disait Coluche « Il suffi­rait que les gens ne l’achètent pas pour que ça ne se vende pas »… C’est donc au niveau du consom­ma­teur qu’il faut travailler car c’est sa demande qui va peser sur l’of­fre…

Et toutes ces règle­men­ta­tions qui émanent d’ins­tances diffé­rentes, elles sont harmo­ni­sées ?

Tu pointes un autre problème car souvent, elles ne sont pas cohé­rentes entre elles : tu peux par exemple être tout à fait en confor­mité avec la RDUE et ne pas l’être avec la CITES pour le même bois, ou vice et versa, parce que les critères ne sont pas exac­te­ment les mêmes…

Ça doit être un enfer de fabriquer un instru­ment en respec­tant les régle­men­ta­tions ! Dès lors, est-ce que le plus simple pour les fabri­cants, ce n’est pas fina­le­ment de s’im­po­ser eux-mêmes des règles encore plus strictes pour ne pas souf­frir de ces évolu­tions ?

C’est effec­ti­ve­ment la conclu­sion à laquelle j’ar­rive après quelques années de travail sur les régle­men­ta­tions. La seule chose qu’on peut faire de notre côté, c’est d’être le plus vertueux possible : c’est grâce à cela qu’on obtient des exemp­tions comme les arche­tiers en ont obtenu avec le pernam­bouc et qu’on peut anti­ci­per des règle­men­ta­tions qui se durcissent.

Cours, forêt ! Cours !

Après soyons clairs, le volume de bois consommé par la facture instru­men­tale est déri­soire en regard d’autres domai­nes…

Tout à fait : la contre­bande de bois tropi­caux, elle vient surtout du mobi­lier chinois car c’est quelque chose de très cultu­rel chez eux. Ils ont une nomen­cla­ture nommée Hongmu qui liste toutes les espèces précieuses. Et quand tu deviens riche, Il faut que tu te fasses faire des meubles avec ces espèces de bois. C’est un peu comme en Occi­dent avec les bagnoles en somme, où une grosse voiture est syno­nyme de réus­site socia­le… Or, comme le pouvoir d’achat a explosé en Chine ces dernières années, le meuble chinois connaît un boum…

la certi­fi­ca­tion PEFC a été donnée à un stade de foot ou même une centrale nucléaire, parce qu’ils n’ont même pas véri­fié…

J’ai entendu parler de gens qui se faisaient faire des plan­chers en palis­san­dre…

Oui, c’est ce genre de choses incroyables qui font que l’im­port de palis­sandre en Chine a été multi­plié par vingt. Cela repré­sente des millions de mètres cubes quand nous n’en consom­mons nous que des milliers pour la facture instru­men­ta­le… Et le pire, c’est que les socié­tés qui font l’abat­tage d’arbres font ce qu’on appelle des coupes rases, c’est-à-dire qu’ils détruisent toute la forêt, et que plus rien ne peut repous­ser derrière, si ce n’est des mono­cul­tu­res…

LOGO PEFCAlors que l’idée, quand on respecte un peu la forêt, c’est de préle­ver des arbres à partir d’un certain diamètre, ou d’une certaine hauteur…

C’est exac­te­ment ça. Pour cela, on a des outils, des certi­fi­ca­tions, comme FSC (Forest Steward­ship Coun­cil) ou encore PEFC (Programme de recon­nais­sance des certi­fi­ca­tions fores­tières) qui peuvent certi­fier tout l’ap­pro­vi­sion­ne­ment jusqu’au produit fini. Mais c’est payant et même très coûteux, de sorte que c’est hors de portée d’un arti­san… En revanche, plusieurs repor­tages ont montré que la certi­fi­ca­tion PEFC a été donnée à un stade de foot ou même une centrale nucléaire, parce qu’ils n’ont même pas véri­fié le truc…

Mais dans l’idéal, ces certi­fi­ca­tions permettent de faci­li­ter le respect des règle­men­ta­tions ?

Oui dans l’idéal, mais encore faut-il que les unes soient pensées par rapport aux autres. FSC, PEFC et le RDUE sont en train de travailler pour que ces certi­fi­ca­tions prennent en compte ce que demandent les régle­men­ta­tions. Mais comme tu l’as dit, en amont de tout cela, il faut se poser les bonnes ques­tions pour ne pas être soumis et subir, revoir soi-même sa chaîne d’ap­pro­vi­sion­ne­ment. Et là, on en vient à la tran­si­tion écolo­gique : si on fait bien les choses d’un point de vue écolo­gique, ça sera plus facile de répondre aux régle­men­ta­tions, parce que l’objec­tif de ces dernières, si on regarde bien, c’est simple­ment de préser­ver la nature.

L’Union euro­péenne vient d’ailleurs de sortir une nouvelle régle­men­ta­tion sur la restruc­tu­ra­tion de la nature et cela concerne l’air, l’eau, les forêts, etc. Sur la partie forêt, tous les États membres vont devoir faire un bilan à l’Union Euro­péenne basés sur neuf critères, neuf indi­ca­teurs, sur lesquels ils devront progres­ser. L’un de ces critères, c’est l’aug­men­ta­tion des coupes non rases par exemple, les futaies irré­gu­lières. Une futaie régu­lière, c’est un ensemble d’arbres du même âge et de la même espèce : on coupe tout et on replante. Alors qu’une futaie irré­gu­lière, c’est plusieurs âges diffé­rents, plusieurs espèces, et on coupe en fonc­tion de critères respec­tant l’éco­sys­tè­me…

toutes les ONG écolo­­gistes sont super contentes parce qu’elles ont enfin un outil juri­­dique pour pouvoir taper sur les entre­­prises qui font n’im­­porte quoi 

Du vrai bon sens écolo­gique, non ?

Oui ! Et toutes les ONG écolo­gistes sont super contentes parce qu’elles ont enfin un outil juri­dique pour pouvoir taper sur les entre­prises qui font n’im­porte quoi (voir notam­ment ce repor­tage d’Arte qui montre à quel point Ikea n’a aucun égard pour l’en­vi­ron­ne­ment), sachant que la RDUE ne concerne pas que l’im­por­ta­tion mais aussi l’uti­li­sa­tion du bois en Europe et son expor­ta­tion. Après, on va voir comment cela va se passer, car il y a des écolos raison­nés comme des extré­mistes qui voudraient qu’on ne coupe plus rien. Or, tous les êtres vivants ont toujours vécu en préle­vant des ressources natu­relles.

Dura lex, sed lex

Certes, mais si on a dit beau­coup de mal des règle­men­ta­tions à propos de l’agri­cul­ture récem­ment, il faut souli­gner qu’en l’ab­sence de règle­men­ta­tions, l’homo sapiens a fait dispa­raître deux tiers des forêts sur la planète et a enclen­ché un effon­dre­ment foudroyant de la biodi­ver­si­té…

Tout à fait : la régle­men­ta­tion, c’est une bonne chose, même si on s’y prend trop tard et que les parties prenantes ne sont pas assez contac­tées en amont, ne sont pas solli­ci­tées pour qu’on puisse travailler sur un outil qui puisse répondre aux exigences envi­ron­ne­men­tales et demeure appli­cable.

jacques-gab-2018Les règle­men­ta­tions ne sont donc pas appli­cables ?

Disons que les outils les concer­nant sont très perfec­tibles d’abord parce que, comme ils ont été conçus sans avoir correc­te­ment consulté les utili­sa­teurs finaux, ça peut prendre énor­mé­ment de temps de tout décla­rer… En outre, les règle­men­ta­tions sont souvent contra­dic­toires. Une société spécia­li­sée dans le papier expliquait par exemple pour se confor­mer aux exigences de la RDUE, elle était obli­gée de se mettre dans l’illé­ga­lité vis-à-vis d’autres régle­men­ta­tions euro­péennes sur la confi­den­tia­lité des infor­ma­tions !

S’ins­crire dans ces régle­men­ta­tions, c’est du coup plus facile quand on est une toute petite entre­prise comme un luthier ou quand on est une grosse entre­prise comme Yamaha ou Selmer ?

Disons que contrai­re­ment à une usine comme Buffet-Cram­pon, Selmer ou Martin, un luthier a beau­coup moins de choses à gérer. Sa four­ni­ture en bois, en géné­ral, va repo­ser sur un four­nis­seur auquel il fait confiance. Sauf que s’il n’est pas dans une asso­cia­tion, il risque de ne pas être au courant des règle­men­ta­tions et peut, à un moment donné, se mettre dans l’illé­ga­lité sans le savoir. Par exemple, quand les palis­sandres ont été exemp­tés, l’un d’eux m’a dit : « super, j’ai du Rio, je vais pouvoir enfin le vendre ! ». Sauf que non ! Le Rio est en annexe I de la CITES. Si tu n’as pas de facture prou­vant que tu l’as acquis léga­le­ment, tu ne peux pas… Du coup, dans ce secteur, si tu n’es pas informé, tu risques de te faire lami­ner. C’est le désa­van­tage des petits arti­sans face aux grandes socié­tés qui font de la veille sur ces sujets, mais qui ne sont pas toujours aussi adap­tables que leurs moyens le lais­se­raient suppo­ser, notam­ment sur les règle­men­ta­tions plus complexes encore comme celles sur les produits chimiques et qui peuvent remettre en ques­tion des procé­dés de fabri­ca­tion sur lesquels reposent des chaînes entières de fabri­ca­tion…

C’est-à-dire ?

Sur les compo­sants, par exemple, qu’on trouve dans les clari­nettes, les saxo­phones, les cordes, il y a des alliages avec du nickel, du plomb, des PFS, des PFAS, etc. L’élec­tro­nique, aussi, est régle­men­tée avec les marquages CE…

Juste­ment, la régle­men­ta­tion REACH devait être mise à jour et incor­po­rer un tas de nouvelles substances prohi­bées, mais a été aban­don­née sous la pres­sion des lobbys pétro­chi­miques. Où en est-on là-dessus ?

Elle n’a pas été vrai­ment aban­don­née mais elle doit être complè­te­ment restruc­tu­rée. Ça a été retardé parce qu’il y a plusieurs annexes, c’est encore plus compliqué que la CITES : ils ont une base de données qui s’ap­pelle SCIP (Substances of Concern In articles as such or in complex objects (Products)), qui liste toutes les substances préoc­cu­pantes. Dès qu’ils en trouvent une nouvelle, ils l’en­re­gistrent et tous les fabri­cants doivent inscrire tous leurs produits utili­sant cette substance dans un registre public. Tu y retrouves toutes les guitares Fender, par exemple, de la première à la derniè­re…

Encore faut-il avoir conscience d’uti­li­ser cette substan­ce…

Tout à fait. Par exemple, quand tu utilises du vernis poly­uré­thane pour la fini­tion d’une guitare élec­trique, il se trouve que tu utilises un produit chimique qui s’ap­pelle diiso­cya­nate et qui est très nocif. Or, pour faire ça, il faut que le luthier fasse une forma­tion obli­ga­toire et s’il ne l’a pas, il doit payer…

non seule­ment il faut qu’on soit vertueux, mais il faut qu’on donne l’exemple

Toutes ces régle­men­ta­tions, est-ce que tu crois qu’elles se réper­cutent sur le prix de l’ins­tru­ment ? Devoir cocher autant de cases, faire atten­tion à tant de choses, c’est du temps de travail et donc un coût, non ?

Inévi­ta­ble­ment oui, et le bois est d’ailleurs en constante augmen­ta­tion. Mais pas seule­ment à cause des règle­men­ta­tions, à cause du réchauf­fe­ment clima­tique aussi, comme on le voit avec les épicéas.

Oui, c’est là que la règle­men­ta­tion trouve son sens, dans la préser­va­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, et de la forêt notam­ment…

Oui ! Après soyons prag­ma­tique : ce n’est pas parce que la luthe­rie, minus­cule acteur de la consom­ma­tion de bois, va arrê­ter d’uti­li­ser les bois tropi­caux que ça va chan­ger quoi que ce soit pour la forêt, même le fait de plan­ter des arbres à notre petite échelle (les arche­tiers ont planté notam­ment 300 000 pernam­boucs, alors qu’à l’échelle française ils ne consomment qu’un arbre par an, et 14 à l’échelle mondiale) parce qu’on ne va pas plan­ter 3 milliards d’arbres : on n’en a pas les moyens. Bref, ce n’est pas parce que nous on va chan­ger notre fonc­tion­ne­ment, notre façon de faire, que ça va aider la forêt à se déve­lop­per.

Par contre, ce qui est inté­res­sant, et c’est là où je mets l’ac­cent avec notre nouvelle asso­cia­tion, c’est que non seule­ment il faut qu’on soit vertueux, mais il faut qu’on donne l’exemple. Parce que la musique, elle est écou­tée partout et que les artistes ont un pouvoir de diffu­sion de parole que nous, nous n’avons pas. L’idée, c’est donc vrai­ment de faire au mieux dans notre domaine. Et comme on sait que ce n’est pas suffi­sant pour sauver la forêt, c’est de dire aux autres : « faites pareil ! ». Il faut donner l’exemple.

L’état de l’Art et de la Science

Les luthiers sont de grands connais­seurs du bois. Ils ont donc cette vraie exper­tise et peuvent, à petite échelle, mettre en place des choses vertueuses qui vont être imitées par les plus grands construc­teurs ?

Disons qu’au niveau des connais­sances, le luthier a des connais­sances qui sont empi­riques pour la plupart. Or, ce qui est inté­res­sant, c’est que depuis plusieurs années, on travaille de plus en plus avec des scien­ti­fiques. Et en France, on a la chance d’avoir des labo­ra­toires en acous­tique et en méca­nique des bois.

On n’est même pas inté­gré au Centre Natio­nal pour la Musique, signe que la facture instru­men­tale n’est pas recon­nue.

Comme l’ITEMM…

Comme l’ITEMM, le LAM de Jussieu (Luthe­ries Acous­tique Musique), le LAUM (Labo­ra­toire d’Acous­tique de l’Uni­ver­sité du Mans), etc. : on est vrai­ment très bien lotis sur ce point. Et quand on travaille sur la facture instru­men­tale, ces gens nous apportent des infor­ma­tions qui nous sont complè­te­ment étran­gères, sur l’ana­to­mie du bois. De sorte que les luthiers, en regard de leur expé­rience, comprennent de plus en plus le fonc­tion­ne­ment physique et chimique du bois. Par ailleurs, ils sont allés en forêt, dans le Jura, pour en savoir plus sur le terrain et prendre conscience des enjeux dans leur globa­lité. Tout cela permet de combattre des a prio­ri…

En effet, si l’on dit toujours qu’on ne change pas quelque chose qui marche, la situa­tion envi­ron­ne­men­tale nous oblige à chan­ger…

Oui, d’au­tant que ça fonc­tion­nait très bien avant sans passer par des bois tropi­caux, avec des essences locales comme des poiriers, des cormiers, etc. Pour sauver les forêts, il faut que la prise de conscience aille très au-delà des fabri­cants et c’est pour cela qu’il faut commu­niquer, sensi­bi­li­ser le public… Et pour cela, on a besoin notam­ment des artistes parce que nous, on n’a aucune visi­bi­lité, ce qui est vrai­ment dommage. On n’est même pas inté­gré au CNM par exemple (Centre Natio­nal pour la Musique, équi­valent musi­cal du célèbre CNC), signe que la facture instru­men­tale n’est pas recon­nue.

De même que la facture instru­men­tale n’a pas accès aux subven­tions accor­dées par le minis­tère de la Culture pour la tran­si­tion écolo­gique : c’est aber­rant !

Ils nous ont oubliés ! Mais c’est plus globa­le­ment cultu­rel : à la fin d’un concert, tu verras l’ar­tiste qui va remer­cier tout le monde, ingé son, ingé lumière, roadies, la salle, le tour­neur, mais jamais celui qui a fait son instru­ment… Bref, on se bat pour que l’ins­tru­ment de musique retrouve sa place en France. Et on y arrive petit à petit. Le minis­tère de la Culture a ainsi déta­ché une personne spécia­le­ment pour nous pour suivre les régle­men­ta­tions. On sent qu’on est écouté, même si on n’en fait pas partie, alors qu’il suffi­rait d’un décret pour chan­ger ça…

Montrer l’exemple

Se faire entendre passe souvent par le tissu asso­cia­tif : peux-tu nous parler de la nouvelle asso­cia­tion Initia­tive Arbres et Musique ?

On a créé cette nouvelle asso­cia­tion pour prendre en main tout ce qui a été déjà initié par les asso­cia­tions d’ins­tru­ments de musique, comme la replan­ta­tion du Pernam­bouc par exemple. Et là, on va plan­ter du cormier parce que c’est un arbre inté­res­sant pour la facture instru­men­tale, très rési­lient face au réchauf­fe­ment clima­tique et qui a plus ou moins disparu de France.

à la fin d’un concert, tu verras l’ar­tiste qui va remer­cier tout le monde, ingé son, ingé lumière, roadies, la salle, le tour­neur, mais jamais celui qui a fait son instru­ment

Parlons-en du projet Cormier, d’ailleurs…

cormierQuand on a fait la première réunion d’IAM, (Initia­tive Arbre et Musique), on savait juste­ment qu’il fallait qu’on trouve une alter­na­tive locale à l’ébène car ce dernier va très proba­ble­ment rejoindre l’An­nexe 2 à la prochaine COP en 2025. On a alors pensé au Cormier et il se trouve que je suis tombé sur un projet nommé Cormier 3R né en 2021, finançant un inven­taire du cormier. Et comme le groupe de recherche a obtenu un nouveau finan­ce­ment pour pour­suivre son étude, nous nous sommes dit que c’était là l’oc­ca­sion parfaite pour s’en­ga­ger là-dedans. L’idée, c’est de travailler à la réim­plan­ta­tion du cormier en en plan­tant d’abord dans des arbo­re­tums, et notam­ment l’ar­bo­re­tum de la grande Lienne qui veut mettre en avant les bois utili­sés par la facture instru­men­tale, avec un panneau expliquant les carac­té­ris­tiques de l’arbre, son histoire et le fait qu’il soit utilisé dans la facture instru­men­tale. Là encore, il s’agit d’éduquer les gens car ça peut éviter l’ex­tinc­tion des ébènes… Pour la plan­ta­tion, il s’agira ensuite de s’adres­ser aux gens compé­tents, ce qu’on a toujours fait par le passé… On voudrait plan­ter 1000 arbres pour en utili­ser un seul, sachant que le cormier, il faut attendre au moins 200 ans avant de pouvoir l’uti­li­ser, ce qui montre bien qu’on n’est pas là pour faire du green­wa­shing mais penser à long terme aux futures géné­ra­tions et à la future facture instru­men­tale.

bouyouDans le même ordre d’idées, j’ai entendu qu’une formi­dable initia­tive s’est montée grâce au luthier Philippe Bouyou ?

Effec­ti­ve­ment, ça s’est passé en Bour­gogne : Philippe est en contact avec l’ONF comme avec des parti­cu­liers proprié­taires de forêt. À un moment donné, il y avait des frênes qui étaient au bord d’une rivière et qui commençaient à être dange­reux.Ils ont donc décidé de les couper et il y en avait un bon paquet. Du coup, Philippe a demandé ce qu’ils allaient en faire. Quand on lui a répondu que ça partait en bois de chauf­fage. Philippe a sauté sur l’oc­ca­sion pour les récu­pé­rer et du coup, il a aussi contacté l’ONF.

On a fait la liste de toutes les espèces qu’on pouvait utili­ser dans la région comme bois de luthe­rie : « Si vous en coupez et que vous le mettez en bois de chauffe, on l’achète ! ». On a récu­péré 22 mètres cubes de bois de la sorte, ce qui est énorme : un cormier, des meri­siers, des noyers, des érables, des frênes…

Et à bon prix, j’ima­gine ?

Oui, tout le monde est gagnant car ça fait partie de l’en­tre­tien de la forêt et ça permet aux luthiers d’avoir des bois de qualité pas chers, sans sortir du terri­toire. Et c’est valo­ri­sant de savoir que le bois qu’on coupe va deve­nir un instru­ment de musique… Or, Philippe a travaillé avec un agent de l’ONF, ce qui a mené à une réunion d’une jour­née complète avec 30 agents de l’ONF venus de tout le dépar­te­ment, de toute la région voire d’autres régions. Il a expliqué son concept et les gens étaient hallu­ci­nés : « Qu’est-ce qu’il vous faut ? Moi, j’en ai plein ! »

On va ainsi pouvoir faire notre marché sachant que l’idée, c’est de travailler de plus en plus avec l’ONF. Là, on le fait en Bour­gogne, mais on va essayer de le faire dans diffé­rentes régions, sachant qu’on ne veut surtout pas se mettre en concur­rence avec les four­nis­seurs de bois de luthe­rie qui font un travail remarquable, comme Florent qui a repris le bois de luthe­rie de Bernard Michaud. Nous, on veut travailler avec lui car pour nous, il est précieux. L’idée, c’est aussi de pouvoir mettre ces gens aussi dans la boucle…

avoir ce réflexe de véri­fier si une espèce est mena­cée, si elle risque de l’être, et de se poser ensuite la ques­tion : qu’est-ce que je peux utili­ser d’autre ?

Est-ce que les grands construc­teurs s’in­té­ressent à ça ?

Je ne sais pas. S’ils le font, j’ai­me­rais qu’ils le fassent dans les clous, parce que quand il y a eu un problème sur les palis­sandres par exemple, Fender a acheté tout ce qu’ils pouvaient en Pau Ferro sans trop se soucier de quoi que ce soit : ils ont tout vidé. Moi, ça m’énerve car ce que j’es­saie d’in­culquer à un luthier, à un fabri­cant, c’est d’avoir ce réflexe de véri­fier si une espèce est mena­cée, si elle risque de l’être, et de se poser ensuite la ques­tion : qu’est-ce que je peux utili­ser d’autre ?

C’est tout le sens de notre asso­cia­tion, d’ai­der les luthiers à savoir ce qu’ils peuvent faire, sans obli­ger personne, comme de travailler à la partie conser­va­tion des bois, qu’ils soient locaux ou tropi­caux et d’ai­der à la recherche d’al­ter­na­tives, en travaillant avec les scien­ti­fiques français et même avec d’autres labo­ra­toires en Euro­pe…

le Pub sociétal : romainvialaComment ça se passe d’ailleurs entre luthiers et scien­ti­fiques ?

Il y a encore 10 ans, le courant passait mal entre scien­ti­fiques et luthiers mais ce n’est plus le cas car on a notam­ment la chance d’avoir Romain Viala (pôle inno­va­tion de l’ITEMM) qui a plusieurs casquettes : c’est un scien­ti­fique très carré, mais qui est aussi musi­cien et fabrique comme restaure des instru­ments, il connaît du coup les problé­ma­tiques des luthiers et des musi­ciens.

Après ce qu’on constate, c’est que sur certains instru­ments, il n’y aura pas vrai­ment de souci pour convaincre les fabri­cants et les musi­ciens de chan­ger d’es­sence de bois. Mais sur d’autres, ça va être très compliqué, notam­ment pour les clari­nettes avec la grena­dille et pour les archets avec le pernam­bouc. Les scien­ti­fiques disent qu’on peut s’en passer tandis que les arti­sans disent qu’ils ont essayé sans rien trou­ver. Or, il me semble que ce qui est inté­res­sant, c’est de nour­rir ce débat contra­dic­toire dans une visée construc­tive, de réus­sir à trou­ver une solu­tion et de s’as­su­rer que tout ce petit monde se rencontre. De faire descendre les scien­ti­fiques dans les ateliers et faire descendre les luthiers dans les labo­ra­toi­res…

Sachant qu’il est hélas probable que le pernam­bouc dispa­raisse de toute façon, si l’on en croit la litté­ra­ture scien­ti­fique concer­nant l’Ama­zo­nie comme l’im­pos­si­bi­lité de faire de l’in­gé­rence au Brésil dont l’éco­no­mie repose en partie sur l’ex­port de bois…

Si malgré nos efforts, le pernam­bouc dispa­raît, alors il faudra effec­ti­ve­ment se tour­ner vers une alter­na­tive, sachant que l’autre partie qui est très impor­tante, c’est la sensi­bi­li­sa­tion et la forma­tion profes­sion­nelle. Comme je te l’ai dit, il y a très peu d’ar­ti­sans qui sont formés aux régle­men­ta­tions, mais qui ne sont pas non plus formés à toutes les méthodes de luthe­rie qui vont être néces­saires pour rele­ver les défis de demain. Si on a de plus petits épicéas, il va falloir faire des tables en quatre parties par exemple. Bref c’est un ensem­ble…

oliviaEt pour sensi­bi­li­ser le public qui juste­ment réclame de l’ébène, du pernam­bouc, du palis­sandre ?

Pour cela on a trouvé une membre d’hon­neur : Olivia Gay. C’est une violon­cel­liste très enga­gée dans la cause envi­ron­ne­men­tale et qui fait des spec­tacles dans la forêt même. Elle en profite pour expliquer la nais­sance de la graine d’épi­céa et toute l’his­toire du bois jusqu’à son instru­ment, ce qui permet d’ap­por­ter un peu notre discours au grand public… L’idée serait d’avoir plusieurs musi­ciens qui s’en­gagent et nous aident à sensi­bi­li­ser le plus grand nombre. C’est un travail très long et ce n’est pas demain qu’on va chan­ger les choses, mais on avance, mine de rien, on avance !

si on ne fait rien, la facture d’ins­tru­ments va être le premier dommage colla­té­ral de la tran­si­tion écolo­gique

Quand on parle de sobriété, on sait bien qu’il s’agit d’un mot poli­tique­ment correct pour évoquer la décon­som­ma­tion et donc la décrois­sance. Comment aborde-t-on ça chez les luthiers comme les fabri­cants d’ins­tru­ments ? Est-ce qu’on envi­sage que l’ave­nir, c’est de construire moins d’ins­tru­ments ?

Il y a des tendances, déjà actuel­le­ment. L’oc­ca­sion repré­sente désor­mais 24 % du marché de la guitare en France (33 % du marché des instru­ments de musique) et ça se déve­loppe de plus en plus en regard de la réces­sion écono­mique. Après il y a aussi le fait que les guita­ristes possèdent plusieurs guitares. Or, je ne pense pas que ce soit ça le problème si on a des guitares qui sont écoconçues. Après il y a forcé­ment une adéqua­tion entre prix et écores­pon­sa­bi­lité, de sorte qu’on va proba­ble­ment se trou­ver face aux choix d’ache­ter une guitare durable et écoconçue plutôt que dix dix fois moins chères qui ne le sont pas…

Est-ce que tu aurais un message à déli­vrer, que ce soit aux musi­ciens, ou peut-être aux luthiers, aux facteurs d’ins­tru­ments ?

Évidem­ment ! Ce que je veux que les gens comprennent, c’est que si on ne fait rien, la facture d’ins­tru­ments va être le premier dommage colla­té­ral de la tran­si­tion écolo­gique parce qu’on est tout petit. Du coup, si on ne montre pas qu’on essaie d’être vertueux, on ne sera pas écouté et on ira droit dans le mur, c’est-à-dire que tous ces métiers vont dispa­raître en France ou dans l’Union Euro­péenne, qu’il n’y aura plus que de l’im­port…

Tant que l’im­port sera possible, ou pour le moins rentable, selon le prix du pétro­le… ;-)

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J’ai vu le futur du studio… et il s’appelle Hey!

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