Quid de la fabrication des instruments de musique à l’heure de la transition écologique ? Pour le savoir, nous sommes allés à la rencontre de Jacques Carbonneaux, le loup blanc de la lutherie française qui nous explique les perspectives et les couacs d’un secteur en pleine mutation…
Toujours souriant et toujours à courir entre mille projets, Jacques Carbonneaux est de ces passionnés qui comptent dans le petit monde de la lutherie française. On lui doit le lancement de Laguitare.com en 1999, mais aussi d’avoir co-fondé l’APLG (Association Professionnelle des Luthiers en Guitare et autres cordes pincées) comme l’European Guitar Builders, l’association des luthiers guitare européens, d’avoir participé à monter aussi divers salons : le Holy Grail Guitar Show à Berlin ou le Guitare au Beffroi de Montrouge… Et ce n’est pas un hasard, du coup, si on le retrouve au sein de la vénérable CSFI (Chambre Syndicale de la Facture Instrumentale) où il est en charge de faire, entre autres, de la veille sur les règlementations touchant les instruments de musique et d’être le référent sur ce sujet, pour la France comme pour l’Europe puisqu’il diffuse l’information à d’autres référents en Finlande, Allemagne, Italie, Espagne, chargés quant à eux d’informer les facteurs et luthiers de leurs territoires. Disons que si certains ont droit de cité, lui aurait plutôt un devoir de CITES…
Devoir de CITES et rude RDUE
La CITES, tu peux nous rappeler de quoi il s’agit ?
La CITES, c’est la convention de Washington qui réglemente depuis 1975 le commerce international de toutes les espèces menacées de la faune et de la flore. Grâce à elle, dès qu’une espèce est menacée, en fonction de la gravité de la menace, on l’inscrit à la demande du pays dans une des trois annexes.
Dans l’annexe 1, il y a tout ce qu’il est formellement interdit de prélever, comme les éléphants ou le Palissandre de Rio par exemple. Dans l’annexe 2, on trouve tout ce qui est protégé mais qui peut faire l’objet de prélèvements sur autorisation. Il s’agit là d’encadrer et c’est dans cette annexe qu’on trouve les 300 autres espèces de palissandre en dehors du palissandre de Rio… Quant à l’annexe 3, elle liste les espèces qui sont placées sous surveillance, pour voir s’il s’agit de les placer en annexe 1 ou 2…
Est-ce qu’il y a dans la CITES une notion de traçabilité ? Savoir que tel arbre vient de telle parcelle de forêt et a été abattu par telle boîte ?
Non, ça c’est l’objectif du RDUE, un nouveau règlement sur la déforestation qui exige effectivement que le bois qui est importé ne contribue pas à la déforestation ou à la dégradation des forêts. Sachant que c’est assez compliqué car il y a plusieurs définitions de la déforestation, et qu’une forêt, c’est un écosystème extrêmement complexe qu’il faut étudier, comprendre pour pouvoir prendre de bonnes décisions… C’est toutefois le fournisseur de bois qui porte tout le poids de cette réglementation RDUE, et non les fabricants tant qu’ils ne vont pas se servir eux-mêmes dans une forêt…. Ce qui nous concerne tous en revanche, c’est la CITES…
Avec cette dernière, j’imagine qu’il y a une limite en termes de quantité de bois ?
Non, mais il faut que tu puisses prouver que le bois que tu as acheté a été acquis légalement et sans porter préjudice à la survie de l’espèce… C’est aussi une façon pour les états de contrôler le prélèvement du bois, qu’il n’y ait pas de contrebande, et évaluer le commerce en somme…
Mais j’imagine qu’il y a encore des règlementations européennes et nationales qui viennent se greffer sur la CITES qui est internationale ? Comment gère-t-on tout cela ?
Disons qu’il faut partir de la de la plus restrictive en allant à la moins restrictive en sachant que la règlementation de l’Union Européenne est la plus stricte au monde, mais que la France peut être encore plus exigeante que l’Union Européenne. Sur l’ivoire par exemple, à un moment nous avons eu un arrêté français qui était plus strict que la règlementation européenne ou la CITES. Or, aujourd’hui, c’est l’Union Européenne qui est encore plus stricte que la règlementation française.
De sorte qu’à présent que l’ivoire est en annexe 1, certains luthiers se reportent sur l’Ivoire de mammouths qu’on récupère dans le sol sibérien, c’est ça ?
C’est ça ! Et c’est un gros problème parce que si on se disait que c’était écologique de se reporter sur une espèce disparue plutôt que sur une espèce menacée, il se trouve que ceux qui récupèrent les mammouths détruisent complètement l’environnement pour le faire. Du coup, Israël a demandé en 2019 à inscrire l’Ivoire de mammouth à l’annexe 1, ce qui en a fait sourire plus d’un et n’a pas été fait au final car la CITES ne gère pas les espèces éteintes…
Et côté contrebande, on en est où ?
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’une réglementation augmente inévitablement le commerce illégal. Si on met en place une réglementation, il faut donc immédiatement déployer des moyens pour combattre ce dernier. Or, comme on le voit pour la drogue ou la fiscalité, la répression ne suffit pas et il faut sensibiliser les gens. Comme disait Coluche « Il suffirait que les gens ne l’achètent pas pour que ça ne se vende pas »… C’est donc au niveau du consommateur qu’il faut travailler car c’est sa demande qui va peser sur l’offre…
Et toutes ces règlementations qui émanent d’instances différentes, elles sont harmonisées ?
Tu pointes un autre problème car souvent, elles ne sont pas cohérentes entre elles : tu peux par exemple être tout à fait en conformité avec la RDUE et ne pas l’être avec la CITES pour le même bois, ou vice et versa, parce que les critères ne sont pas exactement les mêmes…
Ça doit être un enfer de fabriquer un instrument en respectant les réglementations ! Dès lors, est-ce que le plus simple pour les fabricants, ce n’est pas finalement de s’imposer eux-mêmes des règles encore plus strictes pour ne pas souffrir de ces évolutions ?
C’est effectivement la conclusion à laquelle j’arrive après quelques années de travail sur les réglementations. La seule chose qu’on peut faire de notre côté, c’est d’être le plus vertueux possible : c’est grâce à cela qu’on obtient des exemptions comme les archetiers en ont obtenu avec le pernambouc et qu’on peut anticiper des règlementations qui se durcissent.
Cours, forêt ! Cours !
Après soyons clairs, le volume de bois consommé par la facture instrumentale est dérisoire en regard d’autres domaines…
Tout à fait : la contrebande de bois tropicaux, elle vient surtout du mobilier chinois car c’est quelque chose de très culturel chez eux. Ils ont une nomenclature nommée Hongmu qui liste toutes les espèces précieuses. Et quand tu deviens riche, Il faut que tu te fasses faire des meubles avec ces espèces de bois. C’est un peu comme en Occident avec les bagnoles en somme, où une grosse voiture est synonyme de réussite sociale… Or, comme le pouvoir d’achat a explosé en Chine ces dernières années, le meuble chinois connaît un boum…
J’ai entendu parler de gens qui se faisaient faire des planchers en palissandre…
Oui, c’est ce genre de choses incroyables qui font que l’import de palissandre en Chine a été multiplié par vingt. Cela représente des millions de mètres cubes quand nous n’en consommons nous que des milliers pour la facture instrumentale… Et le pire, c’est que les sociétés qui font l’abattage d’arbres font ce qu’on appelle des coupes rases, c’est-à-dire qu’ils détruisent toute la forêt, et que plus rien ne peut repousser derrière, si ce n’est des monocultures…
Alors que l’idée, quand on respecte un peu la forêt, c’est de prélever des arbres à partir d’un certain diamètre, ou d’une certaine hauteur…
C’est exactement ça. Pour cela, on a des outils, des certifications, comme FSC (Forest Stewardship Council) ou encore PEFC (Programme de reconnaissance des certifications forestières) qui peuvent certifier tout l’approvisionnement jusqu’au produit fini. Mais c’est payant et même très coûteux, de sorte que c’est hors de portée d’un artisan… En revanche, plusieurs reportages ont montré que la certification PEFC a été donnée à un stade de foot ou même une centrale nucléaire, parce qu’ils n’ont même pas vérifié le truc…
Mais dans l’idéal, ces certifications permettent de faciliter le respect des règlementations ?
Oui dans l’idéal, mais encore faut-il que les unes soient pensées par rapport aux autres. FSC, PEFC et le RDUE sont en train de travailler pour que ces certifications prennent en compte ce que demandent les réglementations. Mais comme tu l’as dit, en amont de tout cela, il faut se poser les bonnes questions pour ne pas être soumis et subir, revoir soi-même sa chaîne d’approvisionnement. Et là, on en vient à la transition écologique : si on fait bien les choses d’un point de vue écologique, ça sera plus facile de répondre aux réglementations, parce que l’objectif de ces dernières, si on regarde bien, c’est simplement de préserver la nature.
L’Union européenne vient d’ailleurs de sortir une nouvelle réglementation sur la restructuration de la nature et cela concerne l’air, l’eau, les forêts, etc. Sur la partie forêt, tous les États membres vont devoir faire un bilan à l’Union Européenne basés sur neuf critères, neuf indicateurs, sur lesquels ils devront progresser. L’un de ces critères, c’est l’augmentation des coupes non rases par exemple, les futaies irrégulières. Une futaie régulière, c’est un ensemble d’arbres du même âge et de la même espèce : on coupe tout et on replante. Alors qu’une futaie irrégulière, c’est plusieurs âges différents, plusieurs espèces, et on coupe en fonction de critères respectant l’écosystème…
Du vrai bon sens écologique, non ?
Oui ! Et toutes les ONG écologistes sont super contentes parce qu’elles ont enfin un outil juridique pour pouvoir taper sur les entreprises qui font n’importe quoi (voir notamment ce reportage d’Arte qui montre à quel point Ikea n’a aucun égard pour l’environnement), sachant que la RDUE ne concerne pas que l’importation mais aussi l’utilisation du bois en Europe et son exportation. Après, on va voir comment cela va se passer, car il y a des écolos raisonnés comme des extrémistes qui voudraient qu’on ne coupe plus rien. Or, tous les êtres vivants ont toujours vécu en prélevant des ressources naturelles.
Dura lex, sed lex
Certes, mais si on a dit beaucoup de mal des règlementations à propos de l’agriculture récemment, il faut souligner qu’en l’absence de règlementations, l’homo sapiens a fait disparaître deux tiers des forêts sur la planète et a enclenché un effondrement foudroyant de la biodiversité…
Tout à fait : la réglementation, c’est une bonne chose, même si on s’y prend trop tard et que les parties prenantes ne sont pas assez contactées en amont, ne sont pas sollicitées pour qu’on puisse travailler sur un outil qui puisse répondre aux exigences environnementales et demeure applicable.
Les règlementations ne sont donc pas applicables ?
Disons que les outils les concernant sont très perfectibles d’abord parce que, comme ils ont été conçus sans avoir correctement consulté les utilisateurs finaux, ça peut prendre énormément de temps de tout déclarer… En outre, les règlementations sont souvent contradictoires. Une société spécialisée dans le papier expliquait par exemple pour se conformer aux exigences de la RDUE, elle était obligée de se mettre dans l’illégalité vis-à-vis d’autres réglementations européennes sur la confidentialité des informations !
S’inscrire dans ces réglementations, c’est du coup plus facile quand on est une toute petite entreprise comme un luthier ou quand on est une grosse entreprise comme Yamaha ou Selmer ?
Disons que contrairement à une usine comme Buffet-Crampon, Selmer ou Martin, un luthier a beaucoup moins de choses à gérer. Sa fourniture en bois, en général, va reposer sur un fournisseur auquel il fait confiance. Sauf que s’il n’est pas dans une association, il risque de ne pas être au courant des règlementations et peut, à un moment donné, se mettre dans l’illégalité sans le savoir. Par exemple, quand les palissandres ont été exemptés, l’un d’eux m’a dit : « super, j’ai du Rio, je vais pouvoir enfin le vendre ! ». Sauf que non ! Le Rio est en annexe I de la CITES. Si tu n’as pas de facture prouvant que tu l’as acquis légalement, tu ne peux pas… Du coup, dans ce secteur, si tu n’es pas informé, tu risques de te faire laminer. C’est le désavantage des petits artisans face aux grandes sociétés qui font de la veille sur ces sujets, mais qui ne sont pas toujours aussi adaptables que leurs moyens le laisseraient supposer, notamment sur les règlementations plus complexes encore comme celles sur les produits chimiques et qui peuvent remettre en question des procédés de fabrication sur lesquels reposent des chaînes entières de fabrication…
C’est-à-dire ?
Sur les composants, par exemple, qu’on trouve dans les clarinettes, les saxophones, les cordes, il y a des alliages avec du nickel, du plomb, des PFS, des PFAS, etc. L’électronique, aussi, est réglementée avec les marquages CE…
Justement, la réglementation REACH devait être mise à jour et incorporer un tas de nouvelles substances prohibées, mais a été abandonnée sous la pression des lobbys pétrochimiques. Où en est-on là-dessus ?
Elle n’a pas été vraiment abandonnée mais elle doit être complètement restructurée. Ça a été retardé parce qu’il y a plusieurs annexes, c’est encore plus compliqué que la CITES : ils ont une base de données qui s’appelle SCIP (Substances of Concern In articles as such or in complex objects (Products)), qui liste toutes les substances préoccupantes. Dès qu’ils en trouvent une nouvelle, ils l’enregistrent et tous les fabricants doivent inscrire tous leurs produits utilisant cette substance dans un registre public. Tu y retrouves toutes les guitares Fender, par exemple, de la première à la dernière…
Encore faut-il avoir conscience d’utiliser cette substance…
Tout à fait. Par exemple, quand tu utilises du vernis polyuréthane pour la finition d’une guitare électrique, il se trouve que tu utilises un produit chimique qui s’appelle diisocyanate et qui est très nocif. Or, pour faire ça, il faut que le luthier fasse une formation obligatoire et s’il ne l’a pas, il doit payer…
Toutes ces réglementations, est-ce que tu crois qu’elles se répercutent sur le prix de l’instrument ? Devoir cocher autant de cases, faire attention à tant de choses, c’est du temps de travail et donc un coût, non ?
Inévitablement oui, et le bois est d’ailleurs en constante augmentation. Mais pas seulement à cause des règlementations, à cause du réchauffement climatique aussi, comme on le voit avec les épicéas.
Oui, c’est là que la règlementation trouve son sens, dans la préservation de l’environnement, et de la forêt notamment…
Oui ! Après soyons pragmatique : ce n’est pas parce que la lutherie, minuscule acteur de la consommation de bois, va arrêter d’utiliser les bois tropicaux que ça va changer quoi que ce soit pour la forêt, même le fait de planter des arbres à notre petite échelle (les archetiers ont planté notamment 300 000 pernamboucs, alors qu’à l’échelle française ils ne consomment qu’un arbre par an, et 14 à l’échelle mondiale) parce qu’on ne va pas planter 3 milliards d’arbres : on n’en a pas les moyens. Bref, ce n’est pas parce que nous on va changer notre fonctionnement, notre façon de faire, que ça va aider la forêt à se développer.
Par contre, ce qui est intéressant, et c’est là où je mets l’accent avec notre nouvelle association, c’est que non seulement il faut qu’on soit vertueux, mais il faut qu’on donne l’exemple. Parce que la musique, elle est écoutée partout et que les artistes ont un pouvoir de diffusion de parole que nous, nous n’avons pas. L’idée, c’est donc vraiment de faire au mieux dans notre domaine. Et comme on sait que ce n’est pas suffisant pour sauver la forêt, c’est de dire aux autres : « faites pareil ! ». Il faut donner l’exemple.
L’état de l’Art et de la Science
Les luthiers sont de grands connaisseurs du bois. Ils ont donc cette vraie expertise et peuvent, à petite échelle, mettre en place des choses vertueuses qui vont être imitées par les plus grands constructeurs ?
Disons qu’au niveau des connaissances, le luthier a des connaissances qui sont empiriques pour la plupart. Or, ce qui est intéressant, c’est que depuis plusieurs années, on travaille de plus en plus avec des scientifiques. Et en France, on a la chance d’avoir des laboratoires en acoustique et en mécanique des bois.
Comme l’ITEMM…
Comme l’ITEMM, le LAM de Jussieu (Lutheries Acoustique Musique), le LAUM (Laboratoire d’Acoustique de l’Université du Mans), etc. : on est vraiment très bien lotis sur ce point. Et quand on travaille sur la facture instrumentale, ces gens nous apportent des informations qui nous sont complètement étrangères, sur l’anatomie du bois. De sorte que les luthiers, en regard de leur expérience, comprennent de plus en plus le fonctionnement physique et chimique du bois. Par ailleurs, ils sont allés en forêt, dans le Jura, pour en savoir plus sur le terrain et prendre conscience des enjeux dans leur globalité. Tout cela permet de combattre des a priori…
En effet, si l’on dit toujours qu’on ne change pas quelque chose qui marche, la situation environnementale nous oblige à changer…
Oui, d’autant que ça fonctionnait très bien avant sans passer par des bois tropicaux, avec des essences locales comme des poiriers, des cormiers, etc. Pour sauver les forêts, il faut que la prise de conscience aille très au-delà des fabricants et c’est pour cela qu’il faut communiquer, sensibiliser le public… Et pour cela, on a besoin notamment des artistes parce que nous, on n’a aucune visibilité, ce qui est vraiment dommage. On n’est même pas intégré au CNM par exemple (Centre National pour la Musique, équivalent musical du célèbre CNC), signe que la facture instrumentale n’est pas reconnue.
De même que la facture instrumentale n’a pas accès aux subventions accordées par le ministère de la Culture pour la transition écologique : c’est aberrant !
Ils nous ont oubliés ! Mais c’est plus globalement culturel : à la fin d’un concert, tu verras l’artiste qui va remercier tout le monde, ingé son, ingé lumière, roadies, la salle, le tourneur, mais jamais celui qui a fait son instrument… Bref, on se bat pour que l’instrument de musique retrouve sa place en France. Et on y arrive petit à petit. Le ministère de la Culture a ainsi détaché une personne spécialement pour nous pour suivre les réglementations. On sent qu’on est écouté, même si on n’en fait pas partie, alors qu’il suffirait d’un décret pour changer ça…
Montrer l’exemple
Se faire entendre passe souvent par le tissu associatif : peux-tu nous parler de la nouvelle association Initiative Arbres et Musique ?
On a créé cette nouvelle association pour prendre en main tout ce qui a été déjà initié par les associations d’instruments de musique, comme la replantation du Pernambouc par exemple. Et là, on va planter du cormier parce que c’est un arbre intéressant pour la facture instrumentale, très résilient face au réchauffement climatique et qui a plus ou moins disparu de France.
Parlons-en du projet Cormier, d’ailleurs…
Quand on a fait la première réunion d’IAM, (Initiative Arbre et Musique), on savait justement qu’il fallait qu’on trouve une alternative locale à l’ébène car ce dernier va très probablement rejoindre l’Annexe 2 à la prochaine COP en 2025. On a alors pensé au Cormier et il se trouve que je suis tombé sur un projet nommé Cormier 3R né en 2021, finançant un inventaire du cormier. Et comme le groupe de recherche a obtenu un nouveau financement pour poursuivre son étude, nous nous sommes dit que c’était là l’occasion parfaite pour s’engager là-dedans. L’idée, c’est de travailler à la réimplantation du cormier en en plantant d’abord dans des arboretums, et notamment l’arboretum de la grande Lienne qui veut mettre en avant les bois utilisés par la facture instrumentale, avec un panneau expliquant les caractéristiques de l’arbre, son histoire et le fait qu’il soit utilisé dans la facture instrumentale. Là encore, il s’agit d’éduquer les gens car ça peut éviter l’extinction des ébènes… Pour la plantation, il s’agira ensuite de s’adresser aux gens compétents, ce qu’on a toujours fait par le passé… On voudrait planter 1000 arbres pour en utiliser un seul, sachant que le cormier, il faut attendre au moins 200 ans avant de pouvoir l’utiliser, ce qui montre bien qu’on n’est pas là pour faire du greenwashing mais penser à long terme aux futures générations et à la future facture instrumentale.
Dans le même ordre d’idées, j’ai entendu qu’une formidable initiative s’est montée grâce au luthier Philippe Bouyou ?
Effectivement, ça s’est passé en Bourgogne : Philippe est en contact avec l’ONF comme avec des particuliers propriétaires de forêt. À un moment donné, il y avait des frênes qui étaient au bord d’une rivière et qui commençaient à être dangereux.Ils ont donc décidé de les couper et il y en avait un bon paquet. Du coup, Philippe a demandé ce qu’ils allaient en faire. Quand on lui a répondu que ça partait en bois de chauffage. Philippe a sauté sur l’occasion pour les récupérer et du coup, il a aussi contacté l’ONF.
On a fait la liste de toutes les espèces qu’on pouvait utiliser dans la région comme bois de lutherie : « Si vous en coupez et que vous le mettez en bois de chauffe, on l’achète ! ». On a récupéré 22 mètres cubes de bois de la sorte, ce qui est énorme : un cormier, des merisiers, des noyers, des érables, des frênes…
Et à bon prix, j’imagine ?
Oui, tout le monde est gagnant car ça fait partie de l’entretien de la forêt et ça permet aux luthiers d’avoir des bois de qualité pas chers, sans sortir du territoire. Et c’est valorisant de savoir que le bois qu’on coupe va devenir un instrument de musique… Or, Philippe a travaillé avec un agent de l’ONF, ce qui a mené à une réunion d’une journée complète avec 30 agents de l’ONF venus de tout le département, de toute la région voire d’autres régions. Il a expliqué son concept et les gens étaient hallucinés : « Qu’est-ce qu’il vous faut ? Moi, j’en ai plein ! »
On va ainsi pouvoir faire notre marché sachant que l’idée, c’est de travailler de plus en plus avec l’ONF. Là, on le fait en Bourgogne, mais on va essayer de le faire dans différentes régions, sachant qu’on ne veut surtout pas se mettre en concurrence avec les fournisseurs de bois de lutherie qui font un travail remarquable, comme Florent qui a repris le bois de lutherie de Bernard Michaud. Nous, on veut travailler avec lui car pour nous, il est précieux. L’idée, c’est aussi de pouvoir mettre ces gens aussi dans la boucle…
Est-ce que les grands constructeurs s’intéressent à ça ?
Je ne sais pas. S’ils le font, j’aimerais qu’ils le fassent dans les clous, parce que quand il y a eu un problème sur les palissandres par exemple, Fender a acheté tout ce qu’ils pouvaient en Pau Ferro sans trop se soucier de quoi que ce soit : ils ont tout vidé. Moi, ça m’énerve car ce que j’essaie d’inculquer à un luthier, à un fabricant, c’est d’avoir ce réflexe de vérifier si une espèce est menacée, si elle risque de l’être, et de se poser ensuite la question : qu’est-ce que je peux utiliser d’autre ?
C’est tout le sens de notre association, d’aider les luthiers à savoir ce qu’ils peuvent faire, sans obliger personne, comme de travailler à la partie conservation des bois, qu’ils soient locaux ou tropicaux et d’aider à la recherche d’alternatives, en travaillant avec les scientifiques français et même avec d’autres laboratoires en Europe…
Comment ça se passe d’ailleurs entre luthiers et scientifiques ?
Il y a encore 10 ans, le courant passait mal entre scientifiques et luthiers mais ce n’est plus le cas car on a notamment la chance d’avoir Romain Viala (pôle innovation de l’ITEMM) qui a plusieurs casquettes : c’est un scientifique très carré, mais qui est aussi musicien et fabrique comme restaure des instruments, il connaît du coup les problématiques des luthiers et des musiciens.
Après ce qu’on constate, c’est que sur certains instruments, il n’y aura pas vraiment de souci pour convaincre les fabricants et les musiciens de changer d’essence de bois. Mais sur d’autres, ça va être très compliqué, notamment pour les clarinettes avec la grenadille et pour les archets avec le pernambouc. Les scientifiques disent qu’on peut s’en passer tandis que les artisans disent qu’ils ont essayé sans rien trouver. Or, il me semble que ce qui est intéressant, c’est de nourrir ce débat contradictoire dans une visée constructive, de réussir à trouver une solution et de s’assurer que tout ce petit monde se rencontre. De faire descendre les scientifiques dans les ateliers et faire descendre les luthiers dans les laboratoires…
Sachant qu’il est hélas probable que le pernambouc disparaisse de toute façon, si l’on en croit la littérature scientifique concernant l’Amazonie comme l’impossibilité de faire de l’ingérence au Brésil dont l’économie repose en partie sur l’export de bois…
Si malgré nos efforts, le pernambouc disparaît, alors il faudra effectivement se tourner vers une alternative, sachant que l’autre partie qui est très importante, c’est la sensibilisation et la formation professionnelle. Comme je te l’ai dit, il y a très peu d’artisans qui sont formés aux réglementations, mais qui ne sont pas non plus formés à toutes les méthodes de lutherie qui vont être nécessaires pour relever les défis de demain. Si on a de plus petits épicéas, il va falloir faire des tables en quatre parties par exemple. Bref c’est un ensemble…
Et pour sensibiliser le public qui justement réclame de l’ébène, du pernambouc, du palissandre ?
Pour cela on a trouvé une membre d’honneur : Olivia Gay. C’est une violoncelliste très engagée dans la cause environnementale et qui fait des spectacles dans la forêt même. Elle en profite pour expliquer la naissance de la graine d’épicéa et toute l’histoire du bois jusqu’à son instrument, ce qui permet d’apporter un peu notre discours au grand public… L’idée serait d’avoir plusieurs musiciens qui s’engagent et nous aident à sensibiliser le plus grand nombre. C’est un travail très long et ce n’est pas demain qu’on va changer les choses, mais on avance, mine de rien, on avance !
Quand on parle de sobriété, on sait bien qu’il s’agit d’un mot politiquement correct pour évoquer la déconsommation et donc la décroissance. Comment aborde-t-on ça chez les luthiers comme les fabricants d’instruments ? Est-ce qu’on envisage que l’avenir, c’est de construire moins d’instruments ?
Il y a des tendances, déjà actuellement. L’occasion représente désormais 24 % du marché de la guitare en France (33 % du marché des instruments de musique) et ça se développe de plus en plus en regard de la récession économique. Après il y a aussi le fait que les guitaristes possèdent plusieurs guitares. Or, je ne pense pas que ce soit ça le problème si on a des guitares qui sont écoconçues. Après il y a forcément une adéquation entre prix et écoresponsabilité, de sorte qu’on va probablement se trouver face aux choix d’acheter une guitare durable et écoconçue plutôt que dix dix fois moins chères qui ne le sont pas…
Est-ce que tu aurais un message à délivrer, que ce soit aux musiciens, ou peut-être aux luthiers, aux facteurs d’instruments ?
Évidemment ! Ce que je veux que les gens comprennent, c’est que si on ne fait rien, la facture d’instruments va être le premier dommage collatéral de la transition écologique parce qu’on est tout petit. Du coup, si on ne montre pas qu’on essaie d’être vertueux, on ne sera pas écouté et on ira droit dans le mur, c’est-à-dire que tous ces métiers vont disparaître en France ou dans l’Union Européenne, qu’il n’y aura plus que de l’import…
Tant que l’import sera possible, ou pour le moins rentable, selon le prix du pétrole… ;-)