Très attendue, la version II de l’instrument virtuel consacré aux pianos signée Synthogy est enfin disponible. Quelles sont les surprises concoctées par l’éditeur ? Revue de détail.
S’il est bien une catégorie d’instruments qui a profité de la puissance offerte par les ordinateurs récents, c’est, à mon avis, celle des pianos virtuels. Si certains pianos électroniques (en meuble) ont parfois pu donner la sensation de se retrouver devant un vrai piano, tant par le toucher que par des systèmes de diffusion sonore qui reproduisaient plus ou moins fidèlement la projection du son, le piano version instrument virtuel est souvent entendu par la personne qui le pratique via deux enceintes frontales, et n’est pas toujours joué depuis un clavier de commande digne de ce nom. Mais qu’ils soient à base de modélisations (comme celui de Modartt) ou d’échantillons lus par un moteur plus ou moins maison (la quasi-totalité des pianos actuels), à la fois la puissance de traitement et les vitesses accrues de bus, Ram et disques durs (ainsi que la capacité de stockage de ces derniers) ont permis aux éditeurs de proposer des instruments qui sont de plus en plus réalistes, et bien souvent devant les versions hardware de pianos virtuels en termes de restitution finale.
Fin des années 90, de nombreux éditeurs ont travaillé sur des banques de sons de piano dédiées aux échantillonneurs hardware (avec de sérieuses limites en termes de capacités de stockage), et aux récents GigaSampler et exs24 (qui explosaient ces limites en en apportant d’autres, hélas…). En 2002, Steinberg et Wizoo proposent The Grand, premier réel instrument virtuel basé sur des échantillons de piano, incluant ce qui semble être un Kawai (je n’ai jamais eu le moyen d’avoir confirmation, même si Wizoo a travaillé pour le facteur de piano sur ses MP9000 et MP9500). L’instrument lançait la lignée des pianos virtuels basés sur des échantillons, en étant dotés d’un moteur dédié et autonome, et d’une bibliothèque de 1,9 Go de samples lus en streaming depuis le disque dur. Autant dire que, à l’époque, il fallait une machine performante, vu les limites Ram/bus/DD qui avaient cours… Puis, au Winter Namm de 2004, Joe Ierardi présente Ivory, moteur 32 bits (!) qui offre trois pianos parmi les plus recherchés (Bösendorfer 290, Yamaha C7 et Steinway Model D) grâce à une banque de 41 Go regroupant plus de 3500 samples… Une révolution.
Et le départ d’une course au gigantisme permise par l’avancée de l’informatique, course qui n’est contrebalancée que par le travail de Modartt autour de la modélisation. Ainsi, les pianos virtuels signés Native (Akoustik, quatre pianos, 12 Go d’échantillons), Best Service (avec le Galaxy, trois pianos, 6000 samples, l’équivalent de 30 Go non compressés), AcousticsampleS (comme le Old Black Grand Pleyel, 13 Go), Steinberg avec la version 3 de The Grand (cinq pianos, 32 Go de samples), East West (QL Pianos, quatre instruments, 68000 samples, 263 Go !) ou Imperfect Samples (le Braunschweig et ses 15 Go d’échantillons ou son récent Fazioli, 162 Go pour 72000 samples !) n’auraient pu être conçus il y a seulement quelques années.
L’éditeur Synthogy vient donc de sortir la nouvelle version de son Ivory, Ivory II (299 euros, upgrade à 79 euros ou gratuit suivant la date d’achat de la version I), qui a bénéficié de modifications tant au niveau du moteur que de la bibliothèque. Voyons ce qui se cache sous le couvercle.
Introducing Ivory II
Avant tout changement qualitatif, parlons de celui purement quantitatif : si la bibliothèque est toujours constituée des trois mêmes pianos, elle passe de 41 à 77 Go. On peut toujours installer les pianos au choix plutôt que toute la bibliothèque, il faut quand même compter entre 25 et 28 Go pour un seul modèle.
L’éditeur a retenu le même principe d’autorisation, à savoir iLok. L’installation a posé quelques problèmes : au bout d’un moment, les fichiers 11 et 12 du Bösendorfer sont signalés comme défectueux et l’installation se bloque, avec un message d’erreur (Error –36 I/O). Ayant été l’un des premiers à faire remonter le problème à l’éditeur, et dans l’attente d’une solution, j’ai essayé quelques trucs, dont un tout bête, un glissé-déposé depuis le DVD vers le dossier Ivory Items. Eh bien ça fonctionne, l’installeur, relancé, voit les deux fichiers comme installés, donc passe au 13 directement… Depuis, le problème a été identifié et résolu. Vous trouverez dans la FAQ du site de Synthogy un mode d’emploi, et la mise à disposition de quatre fichiers de remplacement en téléchargement. Bonne nouvelle : si vous souhaitez recevoir un DVD de remplacement, il suffit de contacter Synthogy (ou Best Service), qui se fera un plaisir de vous le faire parvenir.
Il faut savoir que l’installation “écrase” Ivory I s’il est présent, mais pas ses fichiers, ni dossiers de samples. Mais ce qui est vraiment appréciable, c’est que Ivory II se glisse en toute transparence à la place de son aîné dans tous les projets l’ayant utilisé. On ne peut que féliciter l’éditeur pour ce changement sans aucune obligation de sauvegarder presets, configurations, Channel Strips et autres manipulations trop souvent rencontrées lors d’updates d’instruments virtuels, plug-ins, etc. D’autant que les presets et Keysets d’origine sont toujours présents.
Lifting
De nombreux changements dans l’interface sont intervenus : ainsi, l’accès à quatre fenêtres est situé en haut de l’interface. La fenêtre Session est maintenant indépendante de l’interface principale, et intègre l’ancienne page Velocity. Une quatrième page est ajoutée, Preferences, dédiée aux seuls affichages de version et de choix de réponses des commandes de l’interface (Linear ou Radial). Quel luxe…
Du nouveau aussi côté Browser, bien plus agréable et rapide à l’usage, bravo. Rappelons que chaque élément essentiel de l’instrument peut être sauvegardé indépendamment (programme, effets, vélocité). Dans la fenêtre Session, le principe est toujours le même, préparer un ensemble de données de commandes, d’accord, de comportement, de réponse à la vélocité, et le sauvegarder sous forme de preset qui contiendra aussi tous les autres réglages. Pratique quand on utilise plusieurs claviers de commande, ou pour passer du studio à la scène, etc. Ainsi, on dispose d’un choix de plusieurs courbes par défaut de vélocité (nommées Arc) que l’on modifiera avec le réglage Hardness. Le plus simple étant de paramétrer cette réponse en fonction de son clavier, en envoyant la vélocité minimale et maximale grâce au bouton Set.
Buffer Size a été renommé Memory Use, certainement à cause de la confusion possible avec un réglage influant sur la latence, ce qui n’est pas le cas ici. Trois choix, les ordinateurs les plus récents et les systèmes 64 bits permettant d’utiliser beaucoup de Ram, il conviendra à chacun de trouver le réglage approprié à son usage, sachant qu’il dépend étroitement d’un autre choix, celui du nombre de voix stéréo, de 4 à 160… À propos du 64 bits, l’éditeur, ayant choisi le mode de protection via iLok, attend toujours que Pace rende ses outils compatibles sur Mac (ce qui est déjà le cas sur PC…) pour sortir une version compatible avec les dernières versions de Mac OS X.
Autres nouveautés dans cette page, la fonction Half Pedaling, qui permet de retrouver l’action d’une véritable pédale de sustain, à condition de pouvoir utiliser une pédale de sustain (différente de la simple pédale On/Off habituelle) et un clavier compatibles. Autre fonction, Silent Key Vel (enfin !) qui donne la possibilité de définir une vélocité ne produisant aucun son, comme sur un vrai piano. Fonction fondamentale, d’autant qu’elle est maintenant particulièrement utile en ce qui concerne la résonance et une technique de jeu particulière, héritée de la musique contemporaine (voir plus bas).
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Enfin, sous les différentes options d’accord (Octave, Transpose, Stretch, Equal, etc.), on découvre la fonction Tuning Table qui permet de programmer des accords personnalisés, via les messages Midi appropriés ou par modification d’un fichier texte. Une fonction extrêmement puissante, vu la latitude totale laissée à l’utilisateur afin de créer ses propres accords ; mais on aurait aussi apprécié l’import de fichiers Scala, ce qui aurait pu mettre les nombreux accords disponibles à ce format à la portée de tout un chacun.
Au Program…
Du côté de la fenêtre Program, on retrouve le type de disposition de son aîné, en plus aéré. Puisque toutes les informations et réglages de session et de vélocité ont été reportées ailleurs, les potards et écrans affichant les valeurs sont plus logiquement répartis, afin de laisser la place à tout un lot de nouvelles fonctions.
Ainsi dans la partie dédiée centrale, on découvre un nouveau rotatif, Trim, contrôle de gain pre-FX. Et un réglage Timbre Shift qui, s’il n’est absolument pas utilisable dans un contexte réaliste (quoique…), est néanmoins très intéressant, puisqu’il permet, via une action conjuguée et inversée de pitch-shift et de transposition, de modifier significativement le timbre. Voici quelques exemples de son action sur le son du Steinway :
Pour justifier le “quoique” précédent, on peut tout aussi bien, avec quelques effets appropriés, obtenir des pianos de type électrique (à partir du Yamaha), voire des approches de clavinet/clavecin suivant les réglages (à partir du Steinway) :
Juste à côté se trouve un autre paramètre, Lid. Il s’agit bien sûr du couvercle des pianos, qui peut être placé de cinq façons : pleinement ouvert, demi-ouvert, avec la petite perche, fermé, plus une position avec seulement l’abattant ouvert. Il est évident que chaque position n’a pas fait l’objet d’un échantillonnage complet, mais plutôt de modélisation, comme le dit Joe Ierardi : “Nous avons effectué une série d’enregistrements des instruments avec les différentes positions de couvercle. Ensuite, George Taylor [concepteur du moteur, des DSP et de l’interface] a conçu un modèle utilisant filtres, EQ et réverbe pour obtenir un résultat semblable à ce que nous entendions sur nos enregistrements.”
Voici ce que donnent les cinq positions sur un des exemples du test :
Même le layer Synth, que l’on peut ajouter aux pianos, a bénéficié d’améliorations, notamment en gagnant une mini-enveloppe D/R et une transposition (par octave, plus ou moins deux). Notons que l’on peut quasiment tout automatiser.
Des échantillons à foison
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Le Steinway passe à 18 layers, le Bösendorfer et le Yamaha à 16. La première question qui se pose est de savoir comment, sept ans après la sortie de la première version, ces nouveaux layers, ces nouveaux échantillons s’intègrent à ceux déjà présents. La réponse est nette : sans aucun problème. Pourquoi ? Parce que tous ces échantillons ont été enregistrés à la même époque, pendant les sessions originales et dans les mêmes lieux : un studio haut de gamme (pas moyen d’avoir une info), la Austin Peay State University, le Domaine Forget et la State University of NY. Ils n’ont pas été intégrés à l’époque, comme l’a expliqué Joe Ierardi, tout simplement : “…à cause de la demande en ressources sur les ordinateurs de l’époque. Maintenant que les systèmes informatiques sont plus performants, nous les avons inclus, ainsi que d’autres fonctions supplémentaires qui demandaient, elles aussi, plus de puissance de calcul.”
De plus, l’éditeur a ajouté une technologie maison, nommée Advanced Timbre Interpolation (le successeur de la Spectral Interpolation ?), afin de peaufiner toutes les transitions et ajuster les caractéristiques sonores, de volume, de timbre, de tout ce petit monde. Le résultat parle de lui-même, le toucher, les sensations de jeu sont très réalistes, et il est quasi impossible d’entendre des sauts de notes, des défauts dans les montées de vélocité. Les progrès par rapport à la première version sont évidents, c’est tout dire, car Ivory I était déjà une réussite.
À titre de (petit) témoin, voici le même morceau joué (même fichier Midi) sur les trois pianos, dans l’ordre Bösendorfer 290 Grand, German Concert D Grand et Studio C7 Grand 16. Le fichier d’origine a été enregistré avec le Bösendorfer en son témoin :
Mais je vous encourage à aller écouter les démos sur la page dédiée de l’éditeur, très parlantes quant à la qualité de l’instrument.
On notera aussi sur la page Program l’apparition de deux autres réglages, Pedal Noise, un effet qui est maintenant systématiquement implanté dans les bibliothèques et instruments virtuels de piano, et qui reproduit le bruit de l’action/relâchement des étouffoirs. L’exemple suivant le fait entendre seul, en ayant réglé son volume au maximum et en ayant remonté le volume du fichier :
Son ajout en proportion bien plus discrète, participe au réalisme des sensations (attention, premier accord très faible, mais le suivant fff…).
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Ivory I s’était déjà fait remarquer par la véracité apportée en plus des échantillons “de base” par la qualité de ses échantillons de relâchement et de pédale douce (una corda, qui ont encore été améliorés pour cette version). Et bien sûr, au réglage des bruits de note, et aux différentes résonances de cadre et table d’harmonie, que l’on retrouve ici (11 types différents).
On peut maintenant y ajouter Sympathetic Resonance, modélisation de la résonance sympathique des cordes. Chaque note tenue résonnera si une note en relation harmonique est jouée :
C’est indéniablement un énorme progrès, voire une révolution, car ce type de comportement (sauf erreur de ma part) n’était jusque-là disponible qu’au sein de Pianoteq, le piano à base de modélisation signé Modartt, et jamais dans un instrument à base de samples. Même si la fonction peut rester discrète (son réglage de volume indépendant permet de façonner très précisément la réponse), il est très difficile de revenir en arrière, de l’enlever une fois qu’on s’est habitué à jouer avec. À noter qu’à la différence d’échantillons de résonance, solution parfois adoptée, la fonction est ici dynamique, c’est-à-dire qu’elle change réellement suivant la vélocité jouée. Un grand bravo pour cette réussite.
D’autant qu’elle permet, conjointement avec la nouvelle fonction Silent Key Vel, une chose attendue par bon nombre de pianistes, le jeu d’un accord “muet” (touches enfoncées très doucement, les “marteaux” ne rentrent pas en action, mais les étouffoirs sont levés) et la mise en résonance des notes, des harmoniques de cet accord en jouant cette fois normalement des notes en relation harmonique. Dans l’exemple ci-dessous, je joue le même accord que dans l’exemple précédent (mi-la-ré), puis je vais monter quelques notes chromatiquement, ce qui fera entendre les résonances, en constatant que les harmoniques ne sont pas seulement déclenchées par les mêmes notes jouées à l’octave :
Et, pour finir, un bref hommage (qu’ils me pardonnent…) à deux musiciens parmi mes préférés, réalisé avec deux Ivory II, l’un pour la rythmique, l’autre pour le thème. Tous deux utilisent un German Concert D Grand, mais avec des réglages différents.
Bilan
Il faut distinguer deux choses : l’écoute de l’instrument en le jouant, et son écoute une fois enregistré. Dans le premier cas, à moins de disposer d’un système de diffusion multicanal (et encore) et d’une pièce de travail susceptible d’héberger un piano à queue (donc pour les possibilités d’espace, de résonances qu’elle implique), il paraît difficile en termes de sensation d’approcher celles que l’on ressent, en tant que joueur, devant un Steinway dans un audi, studio ou plateau dédié. En revanche, la réponse au toucher, à l’intention, les finesses (ou pas) de jeu sont parfaitement restituées, et les nombreuses possibilités de sound design permettent de réellement adapter les pianos proposés à vos exigences d’instrumentiste. On sait la difficulté de jouer sur un instrument réel ne répondant pas comme on l’entend à ce que l’on a travaillé et retravaillé… Avec Ivory II, de ce côté-là, aucun souci, tout est adaptable, et le clavier, c’est le vôtre.
Et puis il y a l’autre écoute, celle effectuée une fois la partie couchée et mixée. Là, on ne peut dire qu’une chose : impressionnant. Les pianos sont d’un réalisme étonnant, que ce soit dans le domaine classique avec les deux pianos de concert, même si on peut très bien se prendre pour Tori Amos ou George Duke avec le Bösendorfer et que le Steinway, avec quelques réglages, s’adapte sans aucun problème à un contexte jazz, ou intimiste. Le Yamaha, avec la brillance et l’attaque qui le caractérise (ouf, on ne dépend pas ici de la dureté du toucher des pianos du facteur…), passera haut la main toutes les chausse-trapes de mixage rock, moderne, etc. L’usage approprié d’une bonne réverbe à convolution fait aussi des merveilles. La conjonction du nombre de layers et de la nouvelle technologie d’interpolation rend encore plus lisse le son des pianos (au sens dépourvus de sauts de note, de timbre), quant à la résonance sympathique, c’est un plus indéniable qui apporte une certaine vie à des échantillons que l’on pourrait croire par défaut figés.
Bref, à la sortie de Ivory I, la plupart des pianistes avaient dit “enfin !”. C’est d’ailleurs le piano que j’utilise le plus dans mon travail pour tout ce qui concerne les pianos à queue réalistes, justes et pouvant être facilement adaptés à diverses contraintes. N’ayant pas les Upright de l’éditeur, je fais appel pour les pianos droits à d’autres éditeurs, en particulier des pianos abîmés, incluant des défauts, le choix d’un piano droit devant signifier quelque chose, et parfois aussi pour des pianos à queue dont l’intérêt repose plus dans leur “caractère” que dans leur justesse ou leur véracité. Avec la sortie d’Ivory II, l’éditeur conforte sa place en tête des facteurs de pianos virtuels, montrant un savoir-faire qui ne repose pas que sur l’assemblage plus ou moins maîtrisé d’échantillons. Une réussite totale.