Du côté des pianos, et face à l’échantillonnage quasi omniprésent, la modélisation s’immisce pourtant ça et là, et plutôt du côté des instruments logiciels sous forme de plug-ins que sous forme embarquée dans du clavier hardware. Après le V-Piano de Roland, sorte de précurseur en la matière, voici le Physis, signé du facteur d’orgues Viscount.
Qu’il est loin le temps du premier piano « virtuel » impressionnant, celui du Kurzweil 250 (et ses 12 notes de polyphonie…). Dans la continuité de cet instrument novateur, et ce depuis 1984 (date de présentation du Kurzweil), les différents pianos embarqués dans des instruments hardware (c’est-à-dire regroupant le système de production sonore et un clavier plus ou moins lesté dans un ensemble autonome) se sont sans cesse améliorés et quasi tous les fabricants ont présenté leurs modèles voire des gammes entières de pianos dits numériques, censés être des pianos d’appartement ou de scène, voire les deux. Yamaha, Roland, Studiologic, Kawai, Technics, Korg, Kurzweil, Casio, Gem, Clavia (liste non exhaustive), avec des réussites et une régularité différentes, ont tous mis en vente des pianos pour tous les goûts et toutes les bourses, avec des écarts en qualité sonore et d’ordre financier très importants. Il y a en effet un monde entre les instruments de base à la ROM minuscule dotés de deux haut-parleurs d’entrée de gamme et les modèles intégrés dans un meuble façon crapaud ou quart de queue, équipés d’un système de diffusion à multiples haut-parleurs.
Du côté de l’informatique, les éditeurs ne sont pas en reste, débarrassés d’une des grosses problématiques, le clavier, et ont utilisé au maximum les nouvelles capacités à la fois en terme de puissance CPU, de stockage rapide (Sata, SSD) et copieux et de RAM : on dispose maintenant de bibliothèques de piano frôlant les 100 Go par instrument, voire plus… Nombre d’entre ces produits ont été passés au crible par les testeurs d’Audiofanzine, on les trouvera sur les pages idoines.
Quelques éditeurs se sont frottés à la modélisation, notamment Modartt avec Pianoteq, qui a aussi été testé sur AF, et qui semble le plus réussi des pianos virtuels virtuels (c’est-à-dire uniquement sous forme logicielle). Car il y a maintenant les pianos virtuels non virtuels, si je puis me permettre (mais faites donc… Merci). Le premier déjà mentionné est le V-Piano de Roland (non testé). Pour être tout à fait juste, il faudrait rappeler les instruments Gem du début des années 2000, utilisant la technique Drake (Promega entre autres), un mélange de modélisation et d’échantillon.
Celui qui arrive dans le studio est le dernier arrivé dans le domaine de la modélisation, il est signé Viscount (avec l’aide de quelques intervenants dont nous reparlerons plus tard) et se nomme Physis H1. Dans cette nouvelle gamme nommée Physis Piano on trouve un très haut de gamme embarqué dans une ébénisterie, le VP100 ainsi que deux petits frères respectivement nommés H2 (88 notes toucher lesté) et H3 (73 notes toucher lesté). Étonnant, non ?
Introducing Viscount Physis H1
Le carton, massif, contient une belle triple pédale dotée d’une prise 13 broches, le câble d’alimentation, un manuel papier trilingue (une rareté de nos jours, et l’on peut aussi le télécharger à l’adresse suivante et bien évidemment le piano lui-même, belle bête de 88 notes et affichant un joli 27 kg sur la balance. La pédale et le piano permettent donc le travail quasi complet de cet outil complexe à maîtriser, avec la tonale (sustenuto), l’una corda et la forte, ainsi que la pratique de la demi-pédale.
Une fois posé sur le porte-clavier en lieu et place du vénérable K2500X, le Physis montre une esthétique particulièrement recherchée et frappe par ses dimensions très réduites (en largeur et hauteur évidemment, puisqu’en longueur, il faut quand même caser les 88 notes quelque part…). La mécanique en bois, toucher lourd Graded Hammer avec revêtement « sensation ivoire » (assez convaincant, en tout cas plus agréable que les touches plastique communément utilisées) est signée Fatar, et semble, d’après les informations disponibles, être une création exclusive à partir du clavier du TP/40WOOD de la marque, disposant de trois capteurs au lieu de deux.
L’informatique embarquée repose sur six processeurs motorisés par un système conçu à partir de Linux. Ces processeurs auraient pu être des Sharc, Viscount les utilisant déjà pour ses orgues utilisant eux aussi la modélisation, mais un des consultants ayant travaillé sur le piano a cité Texas Instruments (plus précisément des DSP OMAP), et (le grand) John Bowen en personne a confirmé l’information. Notons que ledit consultant, Gary Girouard, travaille normalement chez Kurzweil… Amusant, surtout au moment où ce dernier fabricant sort une nouvelle gamme de claviers (Artis, testé en ce moment même).
Du clavier aux modèles
Paramètres Le fabricant, plutôt que de proposer une édition en profondeur, via une myriade de réglages, a choisi de réduire leur nombre apparent et de regrouper sous une forme concentrée plusieurs éléments intervenant sur un même réglage. Par exemple, par la dureté d’un marteau, un curseur commun affectera à la fois Hardness, Mass, Knock et Hit Point. On pourra pourtant modifier indépendamment ceux-ci, mais l’effet « Master » du curseur sera perdu. Voici quelques exemples de paramètres accessibles, variant suivant le type d’instrument : taille, accord, résonance, marteau, type de corde, point de frappe, étouffoir, taille de la barre tonale, taille de la reed, bruit de relâchement, position des micros, matériau, vitesse de rotor, etc. Si l’édition n’est pas aussi pointue et profonde que celle de Pianoteq (pas de réglages par note), l’accès aux principaux paramètres permet cependant de sculpter différents instruments à partir d’une base commune au type de piano. Mais on peut regretter ce côté simplifié, car la puissance de la modélisation réside aussi dans ce paramétrage fin et puissant, offrant un véritable ciselage du son. |
En sus du connecteur pour la triple pédale, le fabricant ne s’est pas montré avare en connectique, du trio Midi à la prise USB, de la prise casque aux jacks asymétriques doublés par des XLR (on trouvera tout le détail de ces prises, entrées et sorties dans le manuel mis en lien plus haut). On apprécie l’USB et le casque en face avant, petit détail souvent négligé par la concurrence. On regrette en revanche le manque de rappel des prises situées à l’arrière via une sérigraphie sur le dessus visible lorsque l’on joue ou quand on doit brancher quelque chose alors que le clavier est intégré dans un set-up. On dispose aussi d’une sortie S/P-Dif, permettant de se connecter directement à une interface audio disposant de ce type de connectique.
Disons-le tout de suite : le clavier, même si la mécanique est sans échappement, est l’un des plus agréables rencontrés jusqu’ici. La sensation au toucher, le rebond, le retour, l’enfoncement, tout cela même ressenti et pratiqué piano éteint est très plaisant. Dès que l’on allume l’instrument, les premières impressions sont confirmées.
Parlons de l’allumage : Viscount a retenu le principe d’une surface tactile multipoint, sans aucun bouton autre que l’interrupteur d’alimentation situé, lui, à l’arrière. L’effet est très agréable, très lisible (contraste bleu azur/bleu roi sur fond noir, par défaut, on peut personnaliser certaines couleurs), et l’écran central offre une surface suffisamment large, et en couleurs, pour permettre une lecture confortable des nombreuses indications fournies. Cet écran est bordé de quatre touches de fonctions, qui permettront de sélectionner tous les paramètres, l’in/décrémentation, les réglages et les diverses procédures s’effectuant grâce aux flèches de navigations (quatre directions), le curseur ± et les touches Enter et Exit. À l’usage, le choix semble être pertinent, même si l’on peut préférer un rotatif pour naviguer rapidement dans les présets, ou agir précisément sur un paramètre.
Le fabricant a regroupé les différents sons disponibles (192 d’usine, autant pour l’utilisateur) en six familles, Acoustic Piano, Electric Piano, Mallet, Keyboard, Ensemble, Bass/Guitar. Les trois premières utilisent un moteur à modélisation (au nombre de cinq, Acoustic Piano Model, Electric Piano Model, Wurly Piano Model, Clavi Piano Model, Acoustic Mallet Model, polyphonie illimitée !) et les trois suivantes un High Definition Sound Engine à base d’échantillons, doté d’une bibliothèque d’un Go (polyphonie maximum, 128 voix…). Les banques et sons faisant appel à la modélisation sont affublés d’un signe représentant la lettre Phi grecque (qui est aussi le symbole du Nombre d’Or, tant qu’à faire dans la simplicité…).
On dispose donc d’un éventail très large de sons, incluant toute une armada de sons de synthés, de guitares, de cordes, d’orchestre. On se concentrera pour ce test sur les sons pianos, en précisant cependant que les sons non modélisés sont dans la bonne moyenne de ceux rencontrés dans ce type d’instruments, avec quelques réussites plus évidentes (les sons DX, les chœurs, les orgues, la basse acoustique, etc.) et de beaux ratés (certaines cordes, les guitares, sons d’orchestre…). À noter que certains sons d’orchestre plutôt médiocres seuls fonctionnent très bien en layers. Car c’est un des avantages du Physis H1 que de pouvoir travailler selon trois modes : Single, Layer ou Split. Bravo, il me semble que c’est une première dans le domaine de la modélisation ! Seul dommage, on ne peut pas utiliser deux sons d’une même famille en Layer ou Split…
Premier avantage de la modélisation, il n’y a pas d’effet de palier sur toute l’étendue de la dynamique. Le son ne révèle pas ce qui est souvent une des faiblesses des instruments à base d’échantillons (certains l’évitent…), le passage audible d’une couche d’échantillons à une autre en fonction de la vélocité appliquée.
La plage dynamique est très étendue, permettant la totalité des accentuations et mouvements de dynamique. En voici un simple exemple.
Passons ensuite à un autre phénomène attendu, celui de la résonance sympathique, et l’un des moyens retenus dans les différents tests effectués sur les précédentes bibliothèques de piano : on plaque un accord (mi, la, ré) sans le faire sonner (touches enfoncées très doucement, les “marteaux” ne rentrent pas en action, mais les étouffoirs sont levés, tous les pianos virtuels n’en sont pas capables, Physis si), puis on monte quelques notes chromatiquement et staccato, ce qui fera entendre les résonances, en constatant que les harmoniques ne sont pas uniquement déclenchées par les notes de l’accord à l’octave.
Curieusement, les réglages par défaut ne font pas entendre une grande résonance (moins que Ivory II, Pianoteq ou True Keys), et il faudra rentrer dans l’édition pour accentuer le phénomène, même si le principe retenu pour Physis pour ladite édition ne permet pas autant de souplesse que chez quelques-uns de ses concurrents (voir encadré).
Question de son
Passons donc au son, maintenant, en commençant par le piano acoustique. Si aucun nom de grands facteurs n’est mentionné, la nomenclature retenue par l’éditeur est quand même assez parlante : d’après les suffixes ITA, German, US, J6, PL, EU, etc., on reconnaîtra facilement les Fazioli, Bösendorfer, Steinway, Yamaha, Kawai et autres instruments réels.
Un petit mot sur l’organisation des sons selon Viscount : le fabricant propose à la fois des présets d’instrument (Sound, regroupant instrument et effets) et des présets plus complexes, accessibles via la touche Memory, regroupant des configurations exploitant les possibilités offertes par les modes Dual et Split. Un reproche tout de suite : il y a un temps d’accès entre présets beaucoup trop long pour une utilisation immédiate (changement de préset commandé par une séquence via Midi, pour passer d’un acoustique à un électrique par exemple), ce qui pénalise l’instrument. Quand on continue à jouer en changeant de préset (Sound ou Memory), le piano fait entendre une sorte d’arpège avant de répondre convenablement, quand ce n’est pas un bruit plus désagréable. Même chose quand on édite le son tout en jouant. Un véritable moins, pour le coup, par rapport à la concurrence : les modifications sur un Pïanoteq, par exemple, sont instantanées.
Précision, l’avis sur les sons sera donné tout à la fin plutôt qu’après chaque exemple, afin de vous laisser vous faire votre propre opinion. On commence par Romance (autant que possible, les exemples audio font appel aux mêmes exemples que ceux des tests de pianos précédents, afin de permettre la comparaison), d’abord avec le (Memory) Physis Grand, puis avec le (Sound) Romantic Grand.
On entend clairement les différences de timbre, de résonance (la plupart du temps, les effets et la réverbe ont été coupés, sauf quand ils sont indissociables du sound design de l’instrument), d’action de la pédale, etc.
On continue avec Triplets, d’abord avec le J6 Modern Grand suivi du US Jazz Grand, tout deux provenant des Sounds.
Ensuite une émulation de piano bastringue, avec le Saloon Upright.
Ensuite le morceau Emotional, faisant appel à des basses très appuyées en contraste avec le côté médium du reste, d’abord par le Physis Grand et l’Upright Piano (tous deux provenant de Memory).
Pour en finir avec les acoustiques, voici d’abord l’US Stage Grand.
Puis un des mythiques pianos électro-acoustiques, le CP-80.
On notera les harmoniques tournant sur la tenue de l’accord final (et non dues à l’effet chorus).
Electro c’est trop
Passons maintenant aux différents pianos électromécaniques. D’abord avec le EP Early Case, censément un Rhodes Suitcase, sans les effets.
Ensuite une version d’un Suitcase avec les effets cette fois-ci.
Pour avoir la chance de jouer régulièrement d’un Rhodes de 79–80 neuf (oui, il n’avait jamais été joué, laissé à l’abandon dans une cave), sans parler pour le moment du son, je ne peux m’empêcher d’encore une fois pointer ce qui pêchera toujours dans l’imitation des claviers électromécaniques : le clavier. Sur le Physis, il est parfait pour les acoustiques, mais trop loin de celui des Rhodes, Wurlitzer et compagnie, même si l’on peut « piloter » les sons correctement, mais il faut alors penser « toucher piano » et « résultat Rhodes », ce qui fait très mal à la tête. Mais après tout, tous les joueurs de synthé subissent cette dualité entre le geste et le résultat sonore…
Ne parlons pas des Clavinet, mais là, leur clavier est tellement unique, qu’à moins de fabriquer un clavier maître uniquement dédié à l’instrument, on ne retrouvera jamais cette incroyable sensation. Puisqu’on parle du loup, voici un exemple avec d’abord la version Physis du E7, puis du D6.
Aux ancêtres maintenant, avec d’abord un Harpsichord suivi d’un Spinet.
Un tour du côté des Mallet avec un vibraphone.
Viscount étant quand même dans la place depuis plusieurs décennies, on finit avec un extrait utilisant deux orgues, enregistrés en deux temps (puisqu’on ne peut utiliser simultanément deux sons de la même famille). Là, aussi, le clavier n’est pas conçu pour…
Bilan
Machines de test Viscount Physis H1, firmware v.1.3.1 MacPro Xeon 3,2 GHz OS 10.8.5 Logic Pro 10.0.5 TC Studiokonnekt 48, v.3.0.1 |
Indéniablement, le Physis H1 est d’abord une très belle réussite esthétique, ergonomique (bon, un petit potard par ci, par là, ça n’aurait pas été de refus…) et il est doté d’un clavier quasiment idéal. Les sensations de jeu sont presque inégalées dans le rapport intensité-volonté-interprétation et résultat, notamment dans les masses sonores en jouant de piano à mezzoforte. La diversité des modèles, les réglages (même si simplifiés), la bonne qualité des effets, les nombreux présets, la connectique plus que complète, la triple pédale, les possibilités de layering et split sont indéniablement des atouts supplémentaires. Les pianos électriques, Rhodes, Wurlitzer et CP sont très réussis, offrant une réelle alternative aux versions via échantillons, d’autant que là, la réponse dynamique est continue et très réussie.
Pourtant, malgré toutes ces qualités, il reste bien des imperfections, notamment en regard du prix final (plus de 4490€ TTC prix catalogue). Dès que l’on dépasse une certaine force d’attaque (par ailleurs assez semblables malgré les modifications, comme provenant d’un seul modèle), les pianos acoustiques deviennent métalliques, agressifs, notamment les pianos « de concert » (et particulièrement les J6). Et il y a toujours un « je ne sais quoi » dans les mediums qui se rappelle à l’auditeur, « dénonçant » la technique employée.
Les Mallet métal sont en retrait, alors que les bois (marimba, xylo) sont plutôt agréables. Impossible d’obtenir un beau vibraphone, rond, plein et répondant aux attaques de façon satisfaisante. On peut aussi regretter sur un clavier de ce prix, en 2014, de ne pas disposer d’aftertouch (même si le but premier du clavier ne le nécessite pas forcément), ni de molettes de modulation et de pitch bend. Et le délai entre sélection/passage d’un préset à l’autre le coupe d’une utilisation pertinente sur scène (à moins d’un avoir deux…).
Pour conclure, le Physis montre une intégration idéale d’une technique encore en développement. Son prix le place hors de portée de nombreux musiciens, s’adressant ainsi aux professionnels avant tout. Ceux-ci seront en droit d’attendre, principalement sur les pianos acoustiques, une qualité sonore meilleure que celle disponible actuellement et l’amélioration de quelques détails ergonomiques rédhibitoires. L’instrument a déjà subi plusieurs updates, il n’est pas interdit de penser que la qualité des modèles et des présets se verra améliorée au fur et à mesure des mises à jour. Après tout, il y a un monde entre le Pianoteq première version et la dernière mise à jour (version 4.5.4). On peut être en droit d’attendre la même évolution du Physis, qui n’en est après tout qu’à sa version 1.3.1.