Petit retour en arrière sur un appareil intéressant qui a marqué l'histoire de la musique, de sa création à sa diffusion. Cette semaine, nous nous penchons sur un modèle phare de la série d'enregistreurs 4-pistes Portastudio, lancée par TEAC/TASCAM en 1979 : le modèle 244.
Cette semaine nous continuons cette série rétro, qui mettra en avant, dans chacun de ses articles, un appareil important dans l’histoire de la musique, qu’il s’agisse de sa création, son enregistrement ou sa diffusion. Comme d’habitude, nous tentons d’allier un éclairage historique, pour bien comprendre le caractère influent de cet appareil (ou du type d’appareils auquel il appartient), à une description complète et une analyse de ses performances, en se fondant sur un exemplaire réel qui se trouve, pour un temps, entre mes mains. À travers ce « portrait » d’appareil, nous tentons surtout de dépasser la nostalgie et d’éclairer des appareils qui, s’ils ne sont pas récents, gardent une forme d’actualité par l’usage pérenne qu’en font toujours les professionnels comme les amateurs.
Et cette semaine, nous nous penchons sur un appareil, le TASCAM 244, et à travers lui une série d’appareils, les Portastudios, qui ouvrirent grand les portes de l’enregistrement analogique en home-studio pour de nombreux musiciens. Et pas que des amateurs ou des inconnus, puisque d’assez nombreux disques ont été enregistrés avec ces machines (dans leur intégralité ou en partie) : on cite toujours le Nebraska de Sprinsteen, mais il faut aussi inclure Selected Ambient Works I d’Aphex Twin, Roman Candle d’Elliott Smith, Twoism de Boards of Canada, les deux premiers albums de John Frusciante, 4-Track Demos de PJ Harvey, Other People’s Songs de Damien Jurado et Richard Swift, le premier album de Mac De Marco, d’Iron and Wine…
Description rapide
Le Tascam 244 est le deuxième modèle d’enregistreur 4-pistes sur K7 produit par la marque, branche professionnelle de TEAC (nous y reviendrons), et le premier qui porte le nom de Portastudio. Il offre peu de variations par rapport au premier modèle, le 144 : seules les distinguent quelques options de routage supplémentaires, et des circuits de préampli/égalisation révisés pour une légère amélioration des performances sonores.
Je reprends ici la photo de couverture de l’article :
L’appareil pose les bases qui seront reprises par la marque tout au long de la série Portastudio, mais aussi par ses concurrents (Akai, Yamaha ou Fostex, par exemple) :
- À gauche, la console : 4 tranches avec contrôle de gain, égalisation, envoi vers le bus auxiliaire, panoramique et fader.
- Au centre la tranche écoute/enregistrement/master, avec contrôle de l’envoi du programme vers les sorties casque (plus niveau de sortie), options d’enregistrement, niveau de l’entrée auxiliaire, niveau du master. La section du bus d’écoute (« monitor ») est complétée sur la droite, en haut, par les quatre potentiomètres doubles du circuit « tape cue », qui peut être assigné à la sortie casque. Nous y reviendrons en détail.
- Sur la droite, le réceptacle de la cassette, et les contrôles de transport : lecture/(rem-)bobinage/enregistrement, plus les options de contrôles du compteur de défilement.
À part les deux sorties casque, situées à l’avant, toutes les entrées et sorties se trouvent sur le panneau arrière :
- À droite, les 4 entrées micro/ligne sur prise jack 6,35 mm TS
- au centre, les boucles d’effets des 4 tranches (en haut, avec des cavaliers), la sortie du circuit « tape cue », l’entrée auxiliaire, et 4 sorties mono après bande, une par piste.
- À gauche, la sortie principale et sa sortie « aux out », qui reprend exactement le même signal (les deux sorties sont en parallèle), la « vraie » sortie « aux send », c’est-à-dire la sortie du bus auxiliaire, et la connexion sur jack 6,35 de la commande externe.
Pour finir cette présentation rapide, les commandes de transport (nous n’y reviendrons pas, car elles sont relativement simples et évidentes) :
- En haut, rembobinage et bobinage rapide, et lecture.
- En bas, enregistrement (avec sa LED indicatrice), stop, pause (avec sa LED indicatrice).
- À droite, le compteur (affichage à sept segments), plus son bouton « reset » (qui permet de redéfinir le zéro), et « zero return » (avec sa LED indicatrice), qui permet de s’arrêter au point zéro en bobinage et rembobinage rapide.
Le boîtier en plastique n’est qu’une surface externe, puisque l’intégralité des éléments internes est montée sur un « squelette » interne, un grand boîtier métallique très rigide. Pour travailler sur l’appareil, il est donc possible (et conseillé) de commencer par ôter complètement l’habillage plastique : cela peut se faire sans détacher un seul circuit imprimé, ni un seul bouton d’ailleurs. On se retrouve avec un appareil nu, mais complet et tenant d’une seule pièce sur l’établi. Sur la photo à gauche, on devine bien cette construction boîtier externe/structure interne.
PS : je note ce point, car de nombreux appareils qui s’inspirent du même modèle (chez Fostex par exemple) n’ont pas cette structure interne autonome, les circuits étant montés directement sur le boîtier plastique. De plus, certains sont montés partiellement sur la plaque supérieure, partiellement sur l’inférieure, ce qui oblige à faire des « éclatés » d’appareil sur l’établi, au risque de surtendre des nappes de câbles qui relient les différentes parties. Ces premiers Portastudios ont donc une construction beaucoup plus rationnelle et professionnelle.
Pour finir, comme on peut le voir ci-dessus, le 244 bénéficie d’un circuit DBX non débrayable (grand circuit en bas à droite sur la photo), d’un entrainement à courroie, avec un large volant de cabestan permettant un bon filtrage des variations de vitesse, et une alimentation linéaire interne (plutôt qu’un boîtier de transfo secteur externe, comme les modèles suivants).
Un peu d’histoire
Portastudio est un nom déposé : il appartient à TASCAM, branche pro (ou plutôt prosumer pour reprendre le mot-valise anglophone qui signifie entre les niveaux domestiques et pros) de la marque TEAC (fondée en 1953, à Tokyo). TEAC commença à produire des magnétophones à bande à partir de 1956, sous l’impulsion des frères Katsuma et Tomoma Kani, deux ingénieurs (seul Katsuma travaillait pour TEAC) passionnés d’audio.
Leur première réalisation, le modèle TD-102 (voir ci-contre, avec son créateur), inspiré par le modèle Ampex 300 que les deux ingénieurs avaient pu examiner.
Bien avant l’introduction des Portastudios par TASCAM, TEAC produisait déjà des magnétophones dont les modes d’opération se prêtaient aussi bien à l’écoute HiFi qu’au home studio (même si ce deuxième usage n’avait pas été initialement envisagé par l’entreprise). Ainsi, si le format quadriphonique Q4, largement employé par TEAC dès 1972, ne fut pas adopté sur un large marché audiophile, les magnétos 4-pistes A3340 et A2340 furent rapidement employés par de nombreux musiciens désireux de s’enregistrer et de produire de la musique de façon autonome. Le A3340S (modèle amélioré) reste un magnétophone de grande qualité aujourd’hui, particulièrement prisé des home-studistes, avec la possibilité d’utiliser des bobines larges (10 pouces/26 cm) à une vitesse de défilement de 15 pouces par seconde (limite basse pour une utilisation pro).
TASCAM, division créée en 1971 par Katsuma Tani sur le sol américain (c’est le « AM » de TASCAM), avait pour but le développement d’appareils permettant la démocratisation des moyens d’enregistrement. C’est dans ce cadre que la série des Portastudios (et leurs cousins miniatures, les Ministudios) fut lancée à partir de 1979.
Le TASCAM 144 (le nom Portastudio n’est pas encore inventé) est alors présenté à la réunion annuelle de l’AES (Audio Engineering Society) au Waldorf Astoria à New York. Un enregistrement de Sgt Pepper Lonely Heart’s Club Band (la chanson) est passé sur le 144 en comparaison de deux magnétos Ampex professionnels, démonstration qui impressionne beaucoup les participants. Le 144 récolte donc des articles élogieux dans Billboard Magazine et Pro Sound News (ce dernier le décrivant comme l’appareil le plus révolutionnaire présenté lors cette année-là). Le 144 sera mis en vente au prix conseillé de 1100 dollars, somme impressionnante certes, mais nettement plus démocratique que n’importe quel enregistreur 4-pistes distribué jusque là.
Description détaillée (et mesurée)
Pour commencer, nous allons nous concentrer particulièrement sur les E/S, le routage du signal, et son traitement.
Les entrées les quatre tranches se font, comme nous l’avons vu sur quatre prises jack 6,35 mm TS. Elles amènent à un premier étage driver (constitué, assez classiquement, d’une paire différentielle de transistors FET et d’un ampli op, pour les intéressés), avec un contrôle de gain.
Gain max mesuré sur l’appareil entre nos mains : 52,13 dB.
Ci-dessous, pour être plus clair, l’extrait du manuel utilisateur qui montre la série de contrôles d’une tranche, puis leur répartition effective le long du trajet du signal :
On voit bien comment une fois passé le réglage de gain (2) le signal est routé vers un commutateur (4) qui sélectionne l’entrée de la tranche : soit l’entrée micro avec son premier étage d’amplification (que nous venons de décrire) soit la sortie de la carte de préamplification « après bande », c’est-à-dire le signal enregistré sur bande.
Après ce sélecteur, le signal est envoyé vers une boucle d’effet (5) représentée schématiquement avec son cavalier. Il n’est pas compliqué d’imaginer d’autres usages pour cette boucle que la simple insertion d’effets. Je vous laisse inventer…
Le signal est ensuite envoyé à l’entrée de l’égaliseur à 2 bandes paramétrables (62 Hz-1.5 kHz & 1 kHz-8 kHz) puis le fader (8). Le signal est ensuite envoyé à un potentiomètre de panoramique, qui permet d’envoyer le signal mono plus ou moins sur le canal droit et/ou gauche du bus master.
Avant et après ce bloc 8, le signal est prélevé pour être envoyé vers les bus « Aux ». Un commutateur permet de sélectionner la provenance du signal (avant ou après le fader). Puis le signal passe par un étage d’amplification (à ampli-op), et par un réglage de panoramique passif qui l’envoie plus ou moins vers la voie droite et/ou gauche du canal auxiliaire.
Ce canal stéréo est à la fois envoyé vers la sortie « aux send » et vers le circuit « monitor », c’est-à-dire l’écoute au casque (après être passé par un autre étage d’amplification). Il permet par exemple de réaliser un mix alternatif (entre autres, car la qualité de ce genre d’appareil est à la mesure de l’inventivité de l’utilisateur).
Voici les performances mesurées d’une tranche (EQ à zéro), gain réglé pour obtenir le meilleur résultat en THD+N :
Je précise que cet appareil n’a pas reçu de rénovation électronique complète (il est plutôt passé entre mes mains pour des travaux mécaniques). On est frappé par la qualité du circuit après toutes ces années : un déviation de moins de 0,5 dB sur l’ensemble du signal, une THD+N tournant autour de 0,02 %. Rien à redire donc.
L’EQ donne des résultats également satisfaisants :
Gain d’égalisation mesuré à 62 Hz et 8 kHz (fréq. min et max permises par l’appareil) puis au point milieu de la course des potentiomètres : 185 Hz et 2,7 kHz.
On remarque que les ±15 dB annoncé par le constructeur sont un peu « prudents » : on est plus à 17 dB d’accentuation, et cela est variable selon la fréquence choisie.
Le circuit « Aux » quant à lui, ne passant pas par les deux étages amplificateurs supplémentaires du circuit « master », offre des résultats encore meilleurs, en particulier en THD+N :
Pour l’instant, nous sommes restés sur les aspects les plus simples du routage du signal. Si l’on rajoute à cette explication rapide les circuits de lecture de bande, le système « tape cue », l’écoute casque, et les sorties autonomes de pistes, on découvre les nombreuses possibilités offertes par l’appareil :
- Le sélecteur d’enregistrement permet d’assigner chaque tranche à sa piste (4 CH REC) ou d’enregistrer seulement jusqu’à deux pistes à la fois (SYNC), dont les signaux sont alors, respectivement, les canaux droit et gauche, pris après le master. En utilisant les panoramiques des tranches, on peut donc mixer ensemble plusieurs signaux et les envoyer sur une seule piste. Les sélecteurs d’envoi des bus gauche et droite permettent par ailleurs de n’enregistrer qu’une seule piste à la fois, si désiré.
- Nous l’avons compris, les tranches in line permettent, après enregistrement, de mixer les pistes enregistrées en les renvoyant chacune sur sa tranche respective.
- De plus, à l’entrée des tranches, le prélèvement du signal en lecture se fait sur les sorties « tape out ». Ce qui veut dire que ces sorties sont en parallèle de chaque tranche : il est alors possible de dévier le signal avant le gain (« tape out »), après le gain (avec les boucles d’effets), et sur le canal aux avant et après le fader (sortie « aux out »). Par ailleurs, les sorties « tape out » sont très utiles pour numériser des pistes non mixées.
- Les retours de signaux peuvent se faire sur les entrées « mic/line » disponibles, sur les retours des patchs d’effets, sur l’entrée « aux in » (entrée stéréo qui se situe juste avant le master) et sur les sorties « tape out » qui peuvent faire offices d’entrées lorsque les tranches sont commutées en mode « tape ». Voir schéma ci-contre pour s’en convaincre… Parfait pour un signal niveau ligne, et si vous voulez minimiser le bruit apporté par l’étage de gain, et cela d’autant plus que l’entrée « mic/line » est conçues pour des signaux lignes de moins de 0,4 V (-8,7 dBu), niveau qui paraît assez faible aujourd’hui.
En ce qui concerne le système « tape cue », celui-ci se situe en parallèle des tranches (lorsque celles-ci sont utilisées en mode « tape »), et permet de créer un mix brut, avec pour seuls réglages le niveau de chaque piste, et son panoramique.
Les quatre pistes ainsi sommées en deux pistes stéréo sont envoyées vers la sortie « tape cue ». Pratique pour s’installer une petite écoute de contrôle en cours d’enregistrement, pratique aussi pour mettre en place une seconde écoute casque.
La sortie casque, justement, est polyvalente :
Comme on le voit ci-dessus, elle bénéficie d’un sélecteur permettant de choisir entre trois sources internes :
- « remix », il s’agit du signal après le master fader (signal provenant donc au choix des entrées micro/ligne ou de la bande repassée par les tranches et/ou de l’entrée « aux send »). Seule cette source passe par un atténuateur de niveau de sortie.
- « aux », qui est le signal passant par le circuit aux, pas de surprise.
- « cue », c’est-à-dire le signal lu sur la bande, passant par le circuit « tape cue ». Deux détails importants : comme on le voit, la borne « cue » est également reliée à la borne « remix » (juste après le potard), et elles peuvent donc être mixées à l’écoute ; on le voit aussi, la borne « cue » a une liaison vers quelque chose qui est coupé dans cette capture d’image… il s’agit de l’autre bornes « cue ». En effet, le signal « cue » est une sommation mono, à la sortie casque, des différents signaux mixés.
Et maintenant, la question piège.
Pourquoi enregistrer sur un 4-pistes K7 aujourd’hui ?
La raison me semble simple. La voici :
Comparaison de la courbe de gain avant et après bande. On voit très bien se dessiner une courbe spécifique, et une distorsion (et coloration) qui va avec. Les variations en dents de scie, quant à elle, sont dues au pleurage & scintillement, qui pourtant n’est pas si audible que cela sur la machine que j’ai eu entre les mains.
Comme je l’avais déjà dit auparavant, l’intérêt des machines à bandes, aujourd’hui, ce sont leurs défauts. Un magnétophone professionnel, parfaitement entretenu, calibré, aligné, sonne si proche du numérique que la différence est potentiellement inaudible et donc, fétichisme mis à part, son utilisation est caduque.
Voilà pourquoi, en plus du plaisir inventif de créer des connexions/patchs/boucles inattendus, avec des effets parfois vraiment surprenants, l’usage des Portastudios (et autres appareils similaires) garde aujourd’hui sa pertinence : dans le cadre d’un home studio, il apporte une couleur exploitable et un élément d’imprévisibilité qui compensent son usage potentiellement laborieux.
Les générations de Portastudio qui suivirent les 144 et 244, si elles proposèrent plus d’options et plus de tranches, le firent souvent au détriment de la qualité de construction et de la durabilité. Les seuls concurrents sérieux à ces premiers multipistes K7, dans le même format, sont probablement l’Akai MG614 et l’Audio Technica AT-RMX6, qui en conservent les meilleures qualités tout en ajoutant des fonctions pratiques pour un travail de home-studiste plus étendu :
Mais aujourd’hui ils ne se trouvent qu’à des prix élevés sur le marché de l’occasion, là où un 244 coûte généralement 200 euros. De quoi redonner envie d’utiliser ces bonnes vieilles cassettes pourtant si souvent vilipendées !
Je remercie chaleureusement E. Sornin de m’avoir autorisé à utiliser son appareil en illustration de cet article.