Jamais l'orchestre symphonique n'aura bénéficié d'autant de versions virtuelles, dans des approches complètes ou par éléments. Avec Albion, Spitfire Audio, éditeur anglais, nous en propose sa vision, selon un point de vue plutôt original.
Si l’on en croit le nombre de versions virtuelles proposées, il semble que les produits les plus demandés par les utilisateurs de la MAO soient les percus/batteries, le piano et l’orchestre. Si les premières sont a priori relativement faciles à mettre en œuvre (une bonne acoustique, un parc de micros et de préamplis de premier choix et un bon instrumentiste) et à reproduire (le plus de couches de vélocité possible, une gestion de la repisse maîtrisée), il en est autrement des deux autres. Toutes les subtilités du piano font débat quant à savoir qui de la modélisation ou de l’échantillonnage exhaustif, voire d’un mélange des deux, sera à même de les reproduire le plus fidèlement possible et m’est avis que la discussion est loin d’être close malgré les avancées indéniables des éditeurs, qu’ils utilisent l’une ou l’autre des techniques.
Quant à l’orchestre… Là aussi, les deux approches techniques sont à l’œuvre, et les banques basées sur l’échantillonnage profitent des avancées informatiques en termes de stockage et de gestion de la Ram (un bon ordi multicœur avec un OS ou une DAW en 64 bits, une capacité de stockage interne pouvant dépasser les 8 To et 32 Go de Ram, ça dépote…) et des développements logiciels : les dernières versions de Kontakt avec leurs possibilités d’écriture de scripts (legato, reconnaissance du jeu en temps réel, etc.) sont un support idéal pour ce type de bibliothèques gigantesques. Reste qu’en dehors de l’approche de Sample Modeling qui conjugue à merveille échantillons, scripts et modélisations, certaines choses ne sont pas encore possibles malgré la (très souvent) très bonne qualité sonore des banques orchestrales. À moins de prendre des chemins de traverse comme Orchestral Tools par exemple, dont le premier produit était consacré aux runs, phrases difficilement jouables ou programmables depuis les autres banques. Et qu’en dehors de certaines exceptions, comme l’approche de Sonokinetic par exemple, la plupart des bibliothèques sont conçues sur le principe de sections instrumentales séparées ou d’instruments solo à jouer, programmer, afin de recréer un ensemble, ce qui est assurément un des plus sûrs moyens d’obtenir exactement ce que l’on cherche, mais un moyen qui peut parfois être long, fastidieux et dont le résultat, par manque d’articulations, de finesse, de savoir-faire aussi, ne sera peut-être pas toujours à la hauteur des espérances.
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Forts de ces divers constats et de leur expérience de compositeurs, les créateurs de Spitfire Audio revendiquent une approche différente : « Notre but est de reproduire les conditions des meilleures sessions d’enregistrement de musique de film, et d’approcher l’échantillonnage comme si nous enregistrions une B.O. note à note. D’enregistrer des performances, et de cela des parties, plutôt que des échantillons scientifiquement créés. Pour reproduire le timbre d’un ensemble de musiciens de première classe, ainsi que l’acoustique de l’endroit dans lequel ils jouaient. Si vous voulez des échantillons parfaitement accordés, normalisés, « secs », vous vous êtes probablement trompés d’adresse. Ici, vous trouverez quelques bizarres grincements de cordes, une note de trompette un peu « trop », et beaucoup « de pièce », mais assemblez le tout, composez quelque chose de beau, et soudain, notre bibliothèque et notre approche prendront tout leur sens. » Joli discours marketing, mais que recouvre-t-il réellement ? Eh bien, plongeons en piqué dans la V2 de cette bibliothèque, vérifier si de l’éditeur le cahier des charges sans impair fit d’Albion ce qu’il en promettait.
Introducing Spitfire Audio Albion V2
La banque est conçue pour Kontakt et Kontakt Player (merci), à partir de la version 4 (version la plus récente recommandée), donc suivant les compatibilités de l’échantillonneur de Native, et prendra à peu près 25 Go de place sur votre disque dur, correspondant à 43 Go de samples avant compression via l’algorithme non destructif de Native. Uniquement disponible au téléchargement sur le site de l’éditeur, elle est vendue 349 livres, soit 435 euros au moment de la rédaction de ce test. Installation et autorisation sont sans notables procédures, l’éditeur ayant jeté son dévolu sur l’utilitaire Java de Continuata, que l’on commence à rencontrer fréquemment, le numéro de série devant quant à lui être renseigné dans l’habituel Service Center de Native, et la bibliothèque se mettant en place via l’onglet Add Library.
Elle est découpée en 22 fichiers .rar, plus trois dossiers contenant les Instruments V2, la doc et autres fichiers propres à Kontakt et pour finir les Multis. Le manuel (en anglais seulement hélas) est bien fait, avec cet art de l’understatement typiquement british. Albion offre pour tous ses sons quatre prises différentes aux Air Studios à Londres (Close, Tree, Ambient et Outrigger, sur bande 2" via micros à lampes et ruban, préamplis et console Neve, convertos Prism, etc.), et est décomposée en quatre familles, Albion Orchestra proprement dit, Brunel Loops (en référence à Isambard Kingdom Brunel), des boucles qui seront détaillées plus avant, Darwin Percussion Ensemble (le titre dit tout) et Stephenson’s Steam Band (en référence à Robert Stephenson), ensembles de sons composés à partir de l’orchestre, dans une esthétique sound design. Le tout, on l’aura compris, se voulant résolument à destination de la musique à l’image, qu’il s’agisse de films, de jeux vidéo ou de tout autre média mélangeant les deux arts.
Pré – dispositions
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Le dossier Instruments V2 propose donc les quatre familles, chacune plus ou moins divisées en sous-familles. On pourra si on le souhaite retirer les instruments de la première version (que l’on reconnaîtra s’il existe un Preset du même nom doté du suffixe V2) afin de gagner en clarté. On découvre donc une architecture inhabituelle pour l’orchestre, puisque chaque grande famille est divisée en deux, Hi et Low. Ainsi des Brass, String, Woodwind. Un dossier Piano est aussi présent, mais que l’on ne s’attende pas à un Steinway multisamplé. Là, l’éditeur préfère nous offrir des clusters, des effets (majoritairement des cordes frottées avec de très longues résonances), quelques notes jouées normalement dans les octaves graves, avec quatre échantillons Round Robin (avec reset via KeySwitch) ainsi qu’un intéressant bouton Neighbouring Zones, qui une fois activé permet de produire de faux Round Robin en utilisant les zones avoisinant la note jouée (avec transposition en temps réel, bien sûr), d’autant plus intéressant que les algorithmes de transposition de la version 5 de Kontakt sont de bien meilleure qualité que les précédents. Voici un exemple utilisant le programme Piano staccato, une fois avec la prise Tree, une autre fois avec les quatre prises mixées.
Apprécions le beau boulot sur la phase : aucun problème. Certains concurrents peuvent en prendre de la graine… Parlons rapidement de l’interface, conçue en trois onglets : le premier avec un symbole de clé (outil) permet de sélectionner, mixer les prises (boutons parfois capricieux), gérer les échantillons, la transposition, les offset, les Round Robins et la courbe de réponse à la vélocité. Le second, avec une clé de Sol est l’outil Ostinatum, le troisième avec un symbole de niveau est FX Panel, le séquenceur d’effets (voir encadré). Comme son nom l’indique, Ostinatum permet de construire des phrases continues, note à note ou par accord. On dispose d’un bypass, de réglages de longueur, de vélocité (bien trop petit…) et de sélection des notes : dans l’ordre, ascendant, descendant et en accord. Une fois activé, on peut choisir une résolution, de la ronde à la quadruple croche. La ligne Key permet de choisir les notes plaquées (jusqu’à 10) et ainsi de les faire jouer dans l’ordre choisi via les chiffres à modifier (par exemple, 1, 7, 3, 1, 5, etc., avec possibilité de silence, un vrai miniséquenceur pas à pas). L’onglet n’est pas toujours disponible, seulement dans les programmes Ostinatum eux-mêmes, et dans quelques Staccato et Short. Voici un exemple d’ostinato sur mesure impaire utilisant les Celli (prises de son CTA).
Un moyen très rapide et efficace de créer ce type de phrasés (très appréciés de certains monteurs et réalisateurs), directement depuis Kontakt, sans utiliser sa DAW. Bien entendu, au sein d’un séquenceur, le rythme s’adaptera aux changements de tempo, sans aucun problème.
On peut sauvegarder les patterns ainsi créés, et donc les rappeler, et ce même pour un tout autre instrument, bravo ! Voici par exemple les mêmes Celli avec les WW Hi.
Sonorités
Reprenons le déroulé des instruments disponibles. Première famille, les Brass, Hi et Low, donc. On dispose d’effets (ce sera une constante), de programmes courts, longs et legato. La plupart voient leur dynamique et le passage d’un layer à l’autre gérés par la molette de modulation, une habitude pas toujours évidente à prendre, mais qui fonctionne bien. L’action n’est donc pas seulement sur le volume (ce qui serait irréaliste) mais bien aussi sur le timbre des instruments. Il faut parfois faire attention aux notes sur lesquelles la tessiture des différents instruments se recouvre, la polyphonie augmentant alors sérieusement. Voici les Hi Brass Legato (prise de son T). On notera les chutes de son et le bon rendu de la dynamique.
Puis les LoBrass (prises de son TA).
Et quelques-uns de leurs effets (prise de son C). Quelques bouclages audibles, mais nous ne sommes pas là dans des tenues importantes.
On continue avec les Strings, la plus riche des familles d’Albion. Strings Hi propose en effet outre les effets, des programmes Violons 1 et 2, ainsi que des 1 et 2 plus Altos, des programmes legato à l’octave, des Ostinatum, legato, longs, short et pizz. Et quasiment la même chose pour les Strings Lo. Voici un exemple des beaux V1V2VaLegato (prises de son CTA).
Puis, avec une simple copie de la piste Midi, une transposition globale plus une sur quelques notes, la même phrase avec les VCCBOctaveLegato. On apprécie les petits décalages de justesse, d’attaque, de release qui, sans modifier la position des notes, offrent un rendu plus réaliste.
Loops, Percs & Steam
Du côté de Brunel Loops, on dispose de 32 programmes regroupant plusieurs octaves de boucles, constituées de différents instruments et effets sur ces instruments, comme des flûtes en bambou, des boîtes en carton, des verres, des baguettes et toutes sortes de choses plutôt inhabituelles. D’un point de vue pratique, les noms des Presets précisent les divisions rythmiques contenues (croche, triolet, double) et la gestion ou non de la dynamique via la molette de modulation. Voici quelques exemples de boucles. Précisons tout de suite qu’elles n’ont pas été enregistrées selon les mêmes dispositions de micro, et qu’il faudra donc si nécessaire les placer dans une réverbe ; on regrette alors qu’Albion n’utilise pas la réverbe à convolution de Kontakt et qu’aucune réponse impulsionnelle ne soit fournie afin de pouvoir fondre les boucles dans le même espace que celui du reste de la banque.
Deuxième reproche, les boucles ne sont pas du tout harmonisées au niveau du volume, et l’on sature souvent si l’on n’y prend garde. Les Darwin Percussions, elles, reprennent bien l’architecture multiprise, cependant limitée à trois positions, Close, Tree et Ambiance. On retrouve de gros impacts typiques des B.O. et trailers hollywoodiens. Bref, rien de révolutionnaire, ou de détaillé, pas de percussions orchestrales « fines » (ou de cymbales dont on manque cruellement), mais des toms de concert, des grosses caisses, etc.
Pour finir, Stephenson’s Steam Band reprend des sons de l’orchestre en les trafiquant de tous les côtés, avec parfois de belles réussites, dans les pads, les drones, etc. Mais on pourrait souhaiter avoir plus de sons orchestraux de base à la place. En voici quelques exemples. À noter, le volume encore non ajusté, qui fait que l’on sature dès que l’on ouvre trop la molette de modulation.
Téléchargez les fichiers sonores : flac.zip
Bilan
D’un point de vue qualité sonore, Albion fait partie du haut de gamme. Les prises de son sont impeccables, la gestion de la phase quasi parfaite, bouclage et édition très propres, rien à redire de ce point de vue. Après, il faut s’habituer à travailler uniquement avec des programmes regroupant plusieurs pupitres à la fois. D’autant que l’orchestre n’est pas forcément complet : on manque de notes aiguës par exemple dans les Woodwinds, et même si ces derniers disposent de programmes avec flûtes accentuées, il manque quand même une octave (même chose pour les cuivres) et deux si l’on prend en compte les piccolos.
Ensuite, et vu le principe retenu, il n’est pas toujours facile de faire ressortir un pupitre ou un autre, à part les cordes. Donc, adieu les beaux passages de cors, ou les trompettes brillantes, sauf à tout mettre sur le même plan. Attention aussi au nombre de musiciens sur des programmes type Octave, ou comprenant plusieurs instruments (comme les Violons 1 et 2 plus Altos), puisqu’on ne peut faire de divisi. Mais Albion ne se veut pas aussi détaillée et précise que ces consœurs. Elle est idéale pour coucher des idées (sur un portable par exemple, avec une seule prise de son, puis à repasser en 5.1 sur la machine de studio), mais pas seulement. En complément d’autres banques, elle apporte une couleur, un son très particulier. Et la V3 (gratuite pour les utilisateurs) apportera de nouveaux sons (dont notamment les cuivres « medium » qui manquent et des cymbales…).
Bref, Albion est une excellente bibliothèque, dont l’approche permet de mettre en forme des compositions très rapidement, avec une qualité sonore remarquable. Peut-être pas une banque pour commencer, surtout si l’on n’est pas très à l’aise avec l’orchestration, mais un ajout auquel il faut réfléchir une fois que l’on dispose d’une base offrant tous les instruments séparés, plutôt que d’emmagasiner des banques gargantuesques. Par exemple, on peut imaginer une configuration très performante incluant Albion (en comptant la V3 à venir), le Wivi Player et les produits Orchestral Tools et Sample Modeling. Sachant que dans ce domaine comme dans d’autres à base d’informatique, les choses bougent très vite…