La polyvalence - souvent décriée dans notre pays (et faussement associée à un amateurisme latent) - est malgré tout la passerelle vers une expérience de vie bien riche. En ce sens, le réalisateur israélien Yoad Nevo - qui officie depuis quelques années en Angleterre - use de son incroyable expérience pour la mettre à profit dans tous les projets sur lesquels il travaille. Nous voulions donc recueillir ses réflexions et ses points de vue quant à son métier, ses activités et l'industrie de la musique. Nous avons été servis.
Interview
Bootz : Salut Yoad! Sur quoi travailles-tu actuellement ?
Yoad Nevo : Je suis en train de mixer Sia et Leftboy, et je viens juste de terminer un album pour un groupe originaire du Devon et qui s’appelle These Reigning Days, qui doit sortir prochainement. C’est un groupe super cool, un trio qui fait un genre de rock, pop, très mélodique. J’ai également commencé la réalisation d’un album pour un groupe qui vient d’Allemagne et qui s’appelle Glasperlenspiel. C’est un duo – une fille et un mec – et ils sont plutôt bien connus là-bas. Ils sont super tous les deux, et très jeunes. Ils font une sorte de pop-dance, un truc très très cool. On a commencé à travailler il y a tout juste un mois (Interview réalisée fin 2012… NDR) et on est au milieu de la réalisation de l’album. Sauf cette semaine pour aller chez Waves, où je suis actuellement. C’est ma visite mensuelle. En général, j’y viens une semaine par mois pour participer au développement des plug-ins Waves. En dehors de ça, je fais beaucoup de mastering au travers de mon site www.nevomastering.com, qui est notre service de mastering en ligne. Et je travaille aussi sur d’autres projets que je mixe donc c’est plutôt varié ! Entre mon travail pour Waves, le mastering, les mixages et la réalisation, c’est assez éclectique.
J’aimerais revenir sur les débuts de ta carrière. J’ai lu que tu avais débuté en Israël; peux-tu m’expliquer comment tu as commencé dans ce milieu ?
Quand j’avais 16–17 ans, j’ai entendu parler de cette école d’ingénieur du son et j’y suis resté une année entière. En fait, c’était plus un genre de formation courte qui durait 8 mois. Ils ont entendu parler qu’un des plus gros studios de Tel-Aviv recherchait un assistant et l’école m’a recommandé – ce qui était une véritable chance pour moi ! – parce que c’était franchement l’un des studios les plus cool. Malheureusement, ce studio n’existe plus aujourd’hui… Mais j’ai commencé à travailler là-bas, en tant qu’assistant, j’avais 17 ans environ…
À cette époque, tout était bien sûr fait en studio, il n’y avait rien ou pratiquement rien qui était fait à la maison, en home studio ou dans un autre endroit
C’est jeune !
Oui c’est plutôt jeune, en effet ! J’ai beaucoup appris. Bien que je n’aie été assistant que très peu de temps en fait, car, sur l’une des séances – qui était avec un des plus grands artistes israéliens – l’ingénieur du son reçoit un appel – tu sais, comme dans les histoires ! (Rires) – et il a dû quitter le studio en plein milieu de la séance. Le réalisateur me dit : « Tu crois que tu peux reprendre la séance ? » Et j’ai dit : « Oui, bien sûr, sans aucun problème ! » Et franchement j’avais une trouille ! (rires) Mais bon, finalement, j’ai réussi à survivre à cette séance ; on devait faire des overdubs de guitare et bien entendu, c’était sur bande analogique, je devais faire attention à ne pas effacer quoi que ce soit… Après ça j’ai repris la session pour de bon et j’ai fini par co-réaliser et enregistrer l’album tout entier, ce qui était complètement dingue, car j’avais 17–18 ans. Et c’était un des plus grands artistes ici en Israël. C’est drôle parce que ce soir je vais justement dîner avec ce réalisateur qui m’a donné ma chance il y a si longtemps…
Cet album a mis un an pour se terminer. À cette époque, tout était bien sûr fait en studio, il n’y avait rien ou pratiquement rien qui était fait à la maison, en home studio ou dans un autre endroit. Donc j’ai passé une année en studio. Après ça, j’ai senti que je n’avais pas vraiment envie d’assister d’autres ingénieurs donc j’ai quitté ce studio pour devenir freelance. J’étais très jeune et n’avais pas beaucoup de contacts. Je suis donc resté près du téléphone pendant un an et il ne s’est rien passé ! (rires) Mais j’ai finalement commencé à travailler en freelance et j’ai réalisé un autre projet pop qui a vraiment bien marché ; j’ai commencé à mixer et mixer pendant à peu près 13 ans encore, à fond, 18 heures par jour, mixer et réaliser des albums ou des singles. C’était complètement fou. J’avais des assistants que j’aimais bien dans 2–3 gros studios à Tel-Aviv. Ce que je faisais, c’est que je venais enregistrer les rythmiques, les 3–4 premiers jours, je les laissais faire les overdubs puis je revenais pour le mixer. Je pouvais donc optimiser mon temps au maximum pour pouvoir mixer l’album. Je faisais entre 10 et 12 albums par an. C’était juste dingue ! Mais j’ai beaucoup appris parce qu’Israël est un petit pays et tu es amené à faire plusieurs styles de musique, pas qu’un seul. Ce n’est pas comme un ingénieur qui ne fait que du rock par exemple. Aujourd’hui c’est peut-être un petit plus comme cela, mais à l’époque, j’étais amené à expérimenter dans plein de genres différents en tant qu’ingénieur et mixeur. Ce qui est vraiment bien parce que je crois que ça a pas mal contribué à élargir mon champ d’activités, mes connaissances et ça m’a également apporté une certaine confiance pour pouvoir tout faire, de la musique classique à… n’importe quoi, la musique world, le rock, la pop… En tant que réalisateur, je pense que ce fut une bonne chose pour moi d’acquérir toutes ces compétences.
Comme je le disais, Israël est un tout petit marché et après un certain moment, tu peux avoir l’impression de faire et refaire la même chose, encore et encore, parce que je travaillais avec les plus grands artistes ici. J’avais l’impression de tourner en rond… Je pense qu’en France c’est un petit peu semblable, car vous avez des artistes « phares » qui vieillissent, leur public vieillit aussi et continue de les suivre et ces artistes continuent de sortir un album, puis encore un album… Et moi, je faisais ces albums avec ces 4 plus grands artistes, encore et encore, et bien que le salaire – comme les conditions de travail – étaient bons…
Tu avais besoin de « changer d’air » ?
Exactement. J’ai donc décidé de déménager à Londres et de recommencer à zéro. C’est ce que j’ai fait en 1998.
Tu as donc suivi la voie « classique » d’assistant à ingénieur puis réalisateur, en Israël. Puis tu décides de t’installer à Londres et de développer quelque chose de nouveau. Te souviens-tu de la première fois, ici ou à Londres, où tu as travaillé sur un album majeur ?
En fait, je ne pense pas savoir quand un projet va fonctionner. Je pense que c’est même plutôt le contraire. Je veux dire, il y a eu plein de moments quand je travaillais sur un projet où je me suis dit : « Ça, ça va marcher ! » Et en fait derrière il ne se passe rien ! (Rires) C’est très difficile de savoir quand tu bosses sur un projet parce qu’il y a tellement de facteurs qui rentrent en ligne de compte : le marketing, la date de sortie et toutes choses qui ne sont pas directement liées à la musique que tu es en train de faire. Évidemment, j’essaie de faire de mon mieux pour que les projets sur lesquels je travaille sonnent super bien donc c’est un bon point de départ : je donne du potentiel pour que cela devienne un hit. Mais après ça, ça n’est plus de mon ressort. Je ne pense plus en ces termes à présent. J’essaie juste de faire en sorte que ça soit top en espérant que ça devienne un hit. Et parfois ça arrive, ce qui me rend heureux, évidemment ! (Rires)
Dans ton cas c’est arrivé une paire de fois… !
Oui, quelques fois, c’est vrai !
J’ai un seul point de repère, quand je travaille sur un projet – que ce soit une prise de batterie, une mise à plat, un mix ou du mastering – je me demande toujours : « Est-ce que ça sonne aussi bien que ce que je voudrais? »
Quand tu t’es installé à Londres justement, qu’as-tu découvert ou appris en comparaison de ce que tu avais vécu en Israël ?
Je pense que je suis arrivé à la fin de la période des grosses productions avec les gros budgets et tout le toutim… Donc, en ce sens, c’était un peu la même chose. La grande « transition » de l’industrie s’est faite alors que j’étais déjà à Londres, donc ça je l’ai principalement vécu à Londres. Alors c’est sûr, à Londres, l’industrie musicale est bien plus importante qu’en Israël ; tu trouves des sociétés de management de réalisateurs et d’ingénieurs par exemple que tu ne trouves pas en Israël, parce qu’il n’y a pas de réels besoins pour cela. Oui, il y a peut-être une ou deux sociétés comme celles-ci, mais à Londres, je ne sais pas, c’est tellement différent. La ville est tellement grande, il y a tellement de groupes de personnes différents… Tu peux travailler toute ta vie à East London par exemple et ça pourrait très bien te convenir ! Tu vois ce que je veux dire ?
Juste pour terminer avec tes débuts : est-ce que tu as eu dans ton parcours un mentor ou quelqu’un qui t’a appris les ficelles du métier ou des choses que tu utilises toujours aujourd’hui dans ton travail ?
Pas vraiment parce que j’ai été assistant pendant une très courte période. J’ai travaillé avec de très très bons ingénieurs, mais je n’ai jamais vraiment eu la chance d’approfondir leurs méthodes de travail…
En vérité, je n’ai été assistant sur un album de A à Z que sur un seul projet. J’ai été assistant sur quelques séances par-ci par-là, avec de très bons ingénieurs et réalisateurs, mais quand j’ai quitté mon poste d’assistant – et je pense l’avoir quitté un peu trop tôt – je suis devenu freelance et j’ai dû tout découvrir par moi-même.
L’avantage de cela malgré tout, c’est que, travaillant comme freelance pour d’autres réalisateurs, j’ai eu l’opportunité d’apprendre en les regardant travailler. Mais en tant qu’ingénieur il a fallu que j’apprenne par moi-même, sur le tas, vraiment. Et c’est encore un peu le cas aujourd’hui : je réalise en premier lieu ou je mixe pour les autres, mais généralement ils m’envoient les fichiers et je travaille presque tout seul donc je dois tout découvrir par moi-même à travers ce travail.
Puisque tu as dû tout découvrir par toi-même, penses-tu que c’est ce qui t’amène aujourd’hui au point où tu as la « vision globale » d’un projet bien plus tôt, assez facilement ?
Oui, je pense que si tu fais quelque chose pendant suffisamment longtemps, que tu travailles dur et que tu t’investis vraiment à fond, ça aide… J’ai un seul point de repère, quand je travaille sur un projet – que ce soit une prise de batterie, une mise à plat, un mix ou du mastering – je me demande toujours : « Est-ce que ça sonne aussi bien que ce que je voudrais ? » Et, quelque part, à l’intérieur de moi, je connais la réponse. Et si cette réponse est : « Non » – ce qui est souvent le cas ! - alors je continue à creuser et à faire mon maximum pour que ça sonne le mieux possible. C’est mon seul point de repère. Je n’ai pas besoin que quelqu’un d’autre me le dise, tu vois ce que je veux dire ? Quelque part, je « sens » cette réponse et c’est la seule chose qui me guide, vraiment.
OK ! On peut passer à l’aspect technique des choses alors. J’aimerais d’abord parler un peu de ton studio, qui est construit autour d’une Neve 5116. Il me semble que cette console ait été conçue pour le broadcast au départ ? Peux-tu nous dire pourquoi tu as choisi cette console ?
Oui, c’est ça ! Le truc avec cette console c’est que… c’est une console vraiment spéciale, un peu unique puisque c’est la dernière console Neve à bénéficier des transformateurs Classe A en entrée et en sortie. Et c’est une console qui est construite sur la base de modules séparés plutôt que sur des PCB comme ceux que l’on peut trouver sur la série VR. Bien qu’elle soit une série « V » et qu’elle ressemble beaucoup aux VR – les potentiomètres sont petits, pas comme sur les vieilles Neve – la technologie utilisée est similaire aux anciennes. En ce sens, c’est une console unique. Mais c’est aussi – d’après ce que j’en sais – la première Neve à bénéficier de la section dynamique sur chacune de ses voies. Donc la combinaison de tout cela plus le fameux son Neve des années 70… Cette console sonne incroyablement bien. Le fait que ce soit une console de broadcast plutôt qu’une console in-line n’affecte pas vraiment ma façon de travailler parce que je fais du mixage « hybride » donc je fais avec le meilleur des deux mondes. J’ai réussi à me procurer deux de ces consoles, parce qu’elles ont été fabriquées dans de petites configurations. Elles avaient, je crois, 24, 36 et 48 voies au maximum. J’ai réussi à trouver deux consoles 36 voies et je les ai couplées pour en avoir une plus importante. D’ailleurs, l’une d’entre elles a été modifiée pour le mixage film, donc la section centrale comporte 8 canaux d’écoute, ce qui veut dire que je peux travailler en surround 5.1 et même 7.1. Je travaille principalement en stéréo, mais c’est bien pratique d’avoir cette option à portée de main.
Si je comprends, quand tu dis que tu mixes de manière hybride, tu veux dire que tu « éclates » certaines pistes selon tes choix ou que tu organises des stems dans Pro Tools et qu’ensuite tu utilises la console comme un sommateur géant avec une section EQ et dynamique intégrée ?
Oui, c’est un peu ça. J’ai 48 sorties qui vont vers la console donc je fais pas mal de préparation dans le Pro Tools, mais j’ai également le Q-Clone (plug-in de modélisation d’EQ hardware NDR) – qui est une de mes inventions puisque j’ai un brevet dessus – qui me permet d’utiliser l’EQ de la console et ensuite de la conserver sur ma piste de Pro Tools. Et comme je le fais sur la console à la base, je n’ai vraiment pas l’impression d’utiliser ma console comme un simple sommateur. C’est sûr, j’ai le son fabuleux de cette console quand j’enregistre et après, au mix, je le retrouve évidemment. Mais je peux utiliser les EQ de la console et c’est également sauvegardé avec la session. Ensuite je peux aligner mes faders à zero et faire un recall très rapidement. Je peux donc facilement installer une configuration de mixage en utilisant le Q-Clone parce que j’égalise chaque tranche et j’ouvre les pistes dans Pro Tools, Logic ou n’importe quel autre DAW, mais j’utilise la console pour égaliser. Après je peux faire une balance super rapidement, mettre d’autres plug-ins donc j’ai vraiment la sensation de bosser avec la console. Tout passe à travers la console, les faders, le mix bus et tout le reste. Et j’ai un compresseur de mix bus SSL sur le master. Quand je mixais tout en analogique, j’utilisais principalement des consoles SSL donc je suis bien habitué à cette compression de mix bus… Je profite du meilleur des deux mondes. Et puis, le fait que je n’aie pas vraiment de recall analogique à faire…
Ce qui peut vraiment être ennuyeux !
Oh oui, c’est le terme !
Tu es donc concepteur de plug-ins pour Waves, mais j’ai lu que tu étais également consultant depuis quelques années maintenant. Peux-tu nous expliquer comment cela a commencé et quelles sont les raisons qui t’ont amené à évoluer vers cela ?
Oh, j’ai commencé à travailler avec Waves il y a un moment déjà, en 1996, je crois. Gilad Keren – l’un des fondateurs de Waves – m’a appelé pour faire le lien entre le « terrain » et le « monde des geeks »… (Rires) Et je dirais que c’est un peu ce que je fais depuis ! J’ai tellement appris sur les aspects techniques des outils numériques. Je travaille avec eux depuis 16 ans maintenant et je suis à l’origine de pas mal de plug-ins comme le Q-Clone, mais j’ai également un brevet sur le Stereo to Surround, des trucs comme ça… Mais je suis impliqué dans chaque produit que nous fabriquons. Parfois, un concept peut être théoriquement viable, mais tu as besoin que ça sonne super bien, l’interface doit avoir du sens… Il y a tant à faire, à développer, pour chaque produit, c’est assez fou !
Mais comment procédez-vous pour concevoir et développer un nouveau plug-in ? Vous vous installez autour d’une table et vous vous dites : « OK, on devrait faire un truc dans ce genre parce que je sens qu’il y a un besoin pour ce type de produit » ? Par exemple, pour le plug-in NLS, vous êtes-vous dit : « J’ai une Neve V51 et je suis presque sûr qu’on devrait modéliser son étage de sortie dans un plug-in » ?
En fait, parfois ça marche comme ça, mais parfois c’est bien plus compliqué. Parce qu’il y a tellement de personnes en jeu, d’agendas à caler, de plannings à respecter, de personnes impliquées dans différents projets… Parfois, ça prend un certain temps de concrétiser une idée et de la matérialiser dans un produit. Et même dans ce cas, bien souvent, ces idées ne sortent jamais au grand jour – quel que soit le degré d’avancement dans le développement du produit et l’investissement qu’on a pu réaliser – parfois on les range au placard.
la NS-10 Yamaha a vraiment déterminé le son des années 80
Donc parfois vous commencez quelque chose sans être réellement certains que cela aboutisse à quelque chose de concret ?
Oui, absolument. Parce qu’on explore, on prend un concept, une idée et on essaie de l’emmener le plus loin possible. On essaie de la perfectionner, de faire en sorte que ça sonne incroyablement bien et la plupart du temps, ça devient un produit excellent. Mais parfois ça n’est pas le cas ! C’est comme ça. Mais je dois dire que le processus est plutôt fascinant et j’aime toujours autant y prendre part.
Ca te permet d’avoir un point de vue supplémentaire sur comment les choses évoluent. Je veux dire, quand tu travailles avec un artiste, étant toi-même compositeur, ingénieur, mixeur, chaque « fonction » te permet de perfectionner une autre. Est-ce que tu dirais que c’est une sorte de « feedback » perpétuel entre chaque étape ?
Absolument. Tu vois, je crée des produits qui vont être utilisés par des réalisateurs et des mixeurs comme moi-même d’ici 2 ans environ. Tu vois ce que je veux dire ? Ça me donne une perspective incroyable et une vision à long terme parce qu’évidemment, j’explore ces nouvelles technologies et tendances et je pense que cela affecte la façon dont les gens mixent et créent une certaine mode dans le choix des sons. Bien sûr, cela s’applique à certains plug-ins plus que d’autres. Je suis certain que le L-2 Limiter a changé la façon dont la musique a été mixée et masterisée. Et pas forcément en bien tu sais ! (Rires) Ça a eu un réel impact. Je pense que le SSL Channel a été un plug-in important par exemple. Je pense qu’il a contribué au fait que les ingénieurs puissent passer du mixage analogique au mixage In The Box ou aux systèmes hybrides.
Ce que tu dis à propos des conséquences que cela peut avoir sur la façon dont la musique est faite, c’est très intéressant…
Pour moi, par exemple, la NS-10 Yamaha a vraiment déterminé le son des années 80. Elles étaient là et les gens les utilisaient, en fait tout le monde les utilisait et elles avaient UN son. Dans un registre un peu similaire, quand le DX-7 est sorti, ça a changé pas mal de choses dans la pop ! Alors bien sûr aujourd’hui il y a tellement de produits qu’un seul ne peut vraiment déterminer comment les gens vont mixer ou créer. Mais je crois qu’il y a certains produits chez Waves qui ont été déterminants dans la transition vers le mixage In The Box, vers une approche moderne. J’aime toujours autant la musique qui a été faite dans les années 70 ; il n’y avait pas de plug-in, pas d’ordinateur et ça reste la période que je préfère en musique. Attention, je ne dis pas que la musique d’aujourd’hui est meilleure ou plus mauvaise ; c’est juste qu’on doit vivre avec notre temps.
J’utilise tout ce que j’ai !
En parlant de matériel, j’ai lu que tu aimais expérimenter avec les effets, les périphériques, les pédales de guitare… Est-ce qu’il existe des produits sans lesquels tu ne peux travailler ?
Hum, j’ai ce truc qu’Evgeny Klukin chez New Old Sound a conçu spécialement pour moi. En fait, il travaille en partenariat avec Waves et il a conçu tout le matériel chez Waves. Il le fait encore aujourd’hui. C’est un type extraordinaire. Je lui ai demandé de me construire la meilleure DI pour guitare qui soit… Et c’est ce qu’il a fait ; cette DI sonne à merveille ! Tu branches ta guitare, après ça elle va dans la Neve, mais même sans ça, le son de base de la guitare est quelque chose que je n’avais jamais entendu auparavant ! C’est comme un instrument acoustique. En général, la plupart des DI sonnent un peu froides et ça n’est pas très excitant de travailler avec. Mais avec ce truc, tu as l’impression de n’avoir besoin de rien d’autre parce que ça traduit les propriétés de l’instrument, la guitare électrique devient comme un instrument acoustique. Désormais, j’enregistre de moins en moins avec des amplis. J’utilise principalement le plug-in GTR pour l’enregistrement. La combinaison de cette DI avec ce plug-in est vraiment terrible. J’ai l’impression de pouvoir obtenir tellement de sons possibles, avec autant de contrôle… Et aussi parce que je n’ai pas à installer les micros, gérer les amplis – mais plutôt d’avoir tout ça à portée de main – je pense que ça laisse de la place pour la créativité, pour le jeu, les choix de son, etc. Peut-être que ça ne sonne pas tout à fait comme un ampli. Mais dans bien des situations, c’est très proche, et parfois même meilleur, parce que c’est propre, il n’y a pas de bruit. Et le fait que tu sois assis devant un écran, tu as tant de sonorités possibles en un instant, ça facilite vraiment la créativité. Pour moi, c’est bien plus important que le son en lui-même, le média ou le format.
Mais de cette façon tu obtiens rapidement une idée de ce que ça va donner.
Exactement. Tu peux l’enregistrer et garder l’interprétation, super rapidement. Et aussi parce que tu enregistres le signal de la DI et que tu mets le plug-in sur la piste en question, tu n’es pas obligé de garder le même son tout au long du processus, comme tu le fais lorsque tu enregistres avec un ampli. Parce que, quand tu enregistres avec un ampli, tu enregistres ce qui vient des micros donc tu enregistres le son final. Le fait d’utiliser le plug-in GTR et d’enregistrer à travers une DI me donne tout le contrôle du monde ! Parfois tu te dis que tu doublerais bien le son de la DI, avec deux distorsions différentes, tu sais, juste pour avoir un peu plus de solutions…
Donc tu aimes te laisser les décisions finales pendant le mix ?
En général, 9 fois sur 10, je ne vais pas changer de son de guitare, mais j’aime avoir le choix. Parfois, pendant le mix, tu te dis : « Cette guitare est un petit peu trop saturée … ou pas assez saturée ». Tu peux donc changer cela très facilement, pendant le mix. J’essaie de ne pas changer de son pendant cette étape parce que, quelque part, toute la production est basée autour de ce son et tu n’as pas envie de tout changer…
Pendant qu’on parle du mix justement, quels périphériques aimes-tu utiliser ?
Évidemment j’ai cette Neve donc c’est comme un périphérique géant si tu préfères ! Comme je le disais, j’utilise le SSL Master Bus Compressor, mais en dehors de cela, je fais un maximum de choses in the box. À part avec le Q-Clone, parce que j’aime tellement les EQ de la Neve… Mais oui, en dehors de ça j’aime bien expérimenter avec de nouveaux processeurs ou de nouvelles façons de faire. Parfois, je vais faire un groupe de batterie et parfois je vais traiter chaque élément individuellement, parfois je fais les deux… J’essaie de garder un esprit ouvert et voir ce qui convient le mieux au style de la chanson. Je ne dirais pas que j’ai un outil spécifique que j’aime utiliser plus que le reste en dehors de la Neve.
Je suppose donc que tu n’as pas de « pré-réglages » de tes machines, de ton câblage, etc. À chaque fois que tu commences un mix, tu repars de zéro ?
En fait, c’est difficile pour moi d’appliquer les mêmes recettes parce que je travaille dans différents styles de musique. Je pourrais dire que, oui, la seule chose que mes mixes ont en commun est que je vais mettre un De-Esser, ou deux, parce que j’aime bien que mes voix soient bien compressées et que ça ramène beaucoup de sifflantes. Comme j’aime bien garder le contrôle là-dessus, je dirais que j’utilise beaucoup les De-Esser. Mais à part ça… Je ne sais pas ! (Rires) J’utilise tout ce que j’ai ! Y compris les plug-ins de base que l’on trouve dans Pro Tools ou Logic. J’adore les plug-ins de Logic d’ailleurs, je les trouve super et je les utilise beaucoup…
Je pense que le travail d’un réalisateur est un petit peu comme celui d’un détective : tu essaies de regarder à l’intérieur des chansons, à l’intérieur de… la partie de guitare par exemple, ou dans « l’atmosphère » de la chanson, ou n’importe quoi d’autre, juste pour trouver des indices qui vont t’aider à déterminer comment procéder
As-tu découvert récemment de nouveaux périphériques, de nouveaux outils, comme des effets ou des reverbs ou des plug-ins qui t’ont marqué ?
Non, pas vraiment. En même temps, je n’utilise pas beaucoup de reverbs. Peut-être je vais en avoir une et encore je ne vais pas la mettre sur la voix. Et généralement, la plupart des instruments n’ont pas besoin de reverbs. Tu sais, avec les synthés virtuels aujourd’hui, tous les sons viennent avec des delays et des reverbs donc… J’essaie donc de me tenir à l’écart des reverbs. Je préfère obtenir de la profondeur avec d’autres choses. J’utilise pas mal de delays, principalement sur les voix d’ailleurs, mais je ne suis pas trop regardant en ce qui concerne les reverbs…
Juste pour en finir avec le côté technique, tu nous as parlé tout à l’heure de ton SSL Mix Bus compressor. Quelle est ta chaîne complète de traitement de Mix Bus ?
Je vais directement dans les convertisseurs; d’ailleurs j’utilise le Waves Maxx BCLcomme convertisseur, parce que c’est un très bon convertisseur. Il a des transformateurs Jensen et j’aime beaucoup le son. Je viens de passer au nouveau système Pro Tools HDX avec convertisseurs Avid HD I/O - j’ai 48 entrées/sorties d’ailleurs, et je trouve qu’ils sonnent super bien ! – mais il y a un truc que le Waves Maxx BCL fait sur le mix stéréo que j’aime bien.
OK, parlons un peu maintenant de tes méthodes de travail, notamment pour la réalisation. Quelles sont les premières choses que tu fais quand tu réalises un disque pour un artiste ?
Euh, je ne sais pas, c’est assez difficile à dire… ! (Rires) Je pense que le travail d’un réalisateur est un petit peu comme celui d’un détective : tu essaies de regarder à l’intérieur des chansons, à l’intérieur de… la partie de guitare par exemple, ou dans « l’atmosphère » de la chanson, ou n’importe quoi d’autre, juste pour trouver des indices qui vont t’aider à déterminer comment procéder. Je ne me vois pas comme LE frontman. J’aime travailler sur un projet et l’emmener plus loin, le rendre plus « communicatif ». Et le produit évidemment : à la fin, c’est un produit, c’est un disque, un CD ou n’importe quoi d’autre. Donc j’essaie de trouver des indices pour me dire comment faire, grâce à la démo ou grâce au live ou grâce à n’importe quoi d’autre qui pourrait m’aider. La plupart du temps, quelque chose va ressortir et je devrais m’y attarder; ce sera cette petite chose sur laquelle je vais travailler et que je devrai améliorer. Mais parfois il faut inventer cet « indice ». En ce sens, c’est très intéressant de découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois, ou alors de laisser les choses venir à toi et se révéler par elles-mêmes. J’aime beaucoup cela.
Mais en même temps je me plais à croire que l’on vit en ce moment même une période très prolifique
Tu as plusieurs casquettes donc : musicien, réalisateur, ingénieur, mixeur, ingénieur mastering… Comment arrives-tu à jongler avec toutes ces casquettes sans perdre le recul nécessaire ?
Je pense que le fait d’avoir été ingénieur pendant toutes ces années m’a apporté une discipline que j’adopte aujourd’hui dans tout ce que je fais. C’est très strict, sans compromis et je crois que cela me permet de faire différentes choses. Tout ce que je fais est lié à ce savoir-faire d’ingénieur du son et je crois que cette perspective m’aide grandement. Évidemment, quand je fais du mastering, c’est du pur savoir-faire d’ingénieur par exemple. Je n’aspire pas à être trop créatif quand je fais du mastering : j’essaie de garder l’essence même des chansons. Je crois que c’est le nerf du mastering d’ailleurs. Tu te dois de garder ce qui existe déjà et de le rendre plus fort, plus gros, et de faire en sorte que ce soit compatible avec différents environnements d’écoute; pour moi, il n’y a pas de processus créatif. Dès que tu commences à être créatif en mastering, cela veut dire que quelque chose ne va pas en amont ! Le mixage c’est très créatif, mais ma référence se situe dans le fait que j’ai un point de vue d’ingénieur. J’ai donc un système de « contrôle » très strict que j’applique à tout ce que je fais et, pour moi, toutes les choses que je fais, bien qu’elles paraissent différentes, ne le sont pas tant que cela au final.
Parlons un peu des artistes avec lesquels tu as travaillé : Bryan Adams, Sophie Ellis-Bextor, les Sugababes… Est-ce que tu vois un point commun entre eux tous ? Est-ce qu’il y a un projet en particulier qui t’a « élevé » dans ta carrière ?
Je pense avoir appris énormément avec chaque projet parce que chaque projet est nouveau pour moi. Tu rencontres d’autres personnes et tu ne sais jamais ce qui va arriver. Je pense que j’ai beaucoup appris et beaucoup aimé travailler avec Bryan Adams parce qu’il est authentique, les pieds sur terre. On s’assoit ensemble, on joue de la guitare et tu sais – juste en le regardant – si c’est bon ou pas et il existe un réel échange. Tu le sais instantanément et c’est quelque chose de très fort. Je pense que c’était vraiment une belle expérience. Mais j’essaie d’apprécier chaque séance que je fais parce que c’est mon quotidien ! J’essaie de faciliter les choses pour les artistes également. Parce qu’en tant que réalisateur, ton devoir est d’assurer que l’artiste ou n’importe qui d’autre dans le studio se sente en confiance, en sécurité, et qu’il ait cette tranquillité d’esprit pour lui permettre d’exprimer sa créativité au mieux.
Que penses-tu de la situation actuelle de l’industrie du disque, du point de vue artistique, commercial et humain ? Comment vois-tu son évolution ?
Tu sais, je pense qu’il y a deux façons de le voir : tu peux le voir d’un point de vue négatif ou d’un point de vue positif. Évidemment, il s’est passé plein de choses et oui c’est triste de voir tous ces studios fermer, etc. Mais en même temps je me plais à croire que l’on vit en ce moment même une période très prolifique. Il y a tellement de possibilités et d’opportunités, tout change constamment et je me sens chanceux d’être en activité en ce moment. Je me sens aussi très chanceux d’avoir vécu cette période où l’on travaillait « à l’ancienne » à l’époque de l’analogique. J’ai commencé en 1986 et c’était la fin de cette « ère ». J’étais là quand les ordinateurs ont commencé à investir les studios. Je me considère donc comme chanceux d’avoir pu travailler avec les anciennes méthodes et de tester toutes ces technologies, en travaillant avec Waves notamment. C’est ce que je fais toujours d’ailleurs et je trouve cela toujours aussi captivant. J’essaie d’incorporer ce que je découvre et développe dans mes réalisations ou mes mixages. Et c’est principalement la raison pour laquelle j’aime autant travailler dans la musique pop parce que c’est là où tu peux tester les nouvelles technologies. Ça a toujours été le cas d’ailleurs. Donc c’est toujours un vrai défi.
Quel conseil donnerais-tu à un jeune ingénieur/réalisateur ou à un étudiant qui aspire à le devenir ?
Eh bien je pense que tu dois travailler dur. Je veux dire, aujourd’hui c’est tellement facile, tu trouves tout sur YouTube, tous ces tutoriels, toutes ces choses qui te permettent d’apprendre. Je me suis d’ailleurs retrouvé à faire des webinaires, ce genre de choses… Donc je ne sais pas, les choses sont très différentes aujourd’hui comparées au moment où j’ai commencé. Je pense que c’est super, mais il faut rester soi-même et essayer de ne pas trop copier les autres, parce que c’est ce qui faisait la réussite d’un projet. C’est donc un dur labeur. Et encore une fois, toujours se demander : « Est-ce que ça sonne le mieux possible ? » à n’importe quel moment. Et après seulement, tu sais.
il faut rester soi-même et essayer de ne pas trop copier les autres
LE HI-5
Quel est ton meilleur/pire souvenir à propos de l’enregistrement d’un disque ?
Je ne pense pas en avoir qu’un seul. J’en ai à la pelle !…Tu sais, c’est juste une seule et même expérience en fait. On m’a souvent posé la question, mais je n’ai pas de réponse… C’est une sorte de souvenir continuel. Ça n’est pas toujours très positif ; ça n’est pas toujours super négatif, c’est ainsi. C’est un tout. Il y a tellement de « catégories d’artistes » : un est positif, un autre est triste, un est techniquement intéressant, un autre est autrement… tu vois, je ne peux pas en choisir un seul.
Avec quel artiste voudrais-tu travailler et pourquoi?
Oh, question très difficile ! Je ne sais pas comment répondre à cela… J’aimerais vraiment travailler avec David Bowie parce que j’aime sa musique. En fait, je voudrais bien le rencontrer. Je ne le connais pas personnellement, mais j’aimerais trouver l’excuse pour l’approcher et j’espère le faire prochainement.
Qu’est-ce que tu aimes dans sa musique?
Je pense qu’il est un peu… mélodique. La façon dont il chante est incroyable et sa créativité… Tout ce qu’il fait à travers sa musique est génial !
Tu es engagé pour travailler avec un artiste, mais tu n’as le droit d’emmener avec toi que 5 instruments/périphériques avec toi. Que prends-tu ?
Eh bien, je dirais une guitare évidemment, car je suis guitariste donc… Oui, une guitare, un clavier, un ordinateur portable…
Il t’en reste deux !
Seulement deux ??!! (Rires) Des enceintes et un convertisseur A/N ! Je veux dire, avec ça tu peux tout faire. Ouais, OK, tu as besoin d’un micro évidemment, mais tu peux utiliser le micro du Mac !! Je l’ai déjà fait auparavant et ça sonne ! (Rires) Donc quand je dis un ordinateur portable, j’imagine que ça comprend le convertisseur N/A parce que, pour du monitoring, c’est suffisant et en plus tu peux brancher ton casque ! Donc oui si je devais choisir cinq choses, ce serait ça.
Quelle guitare par exemple ?
Je ne sais pas ! Quand j’étais petit, je n’avais qu’une seule guitare, une Strat. C’était tout ce que j’avais et je l’adorais ! Mais maintenant j’ai tellement de guitares que ça en devient difficile d’en choisir une par-dessus tout comme c’était le cas avant. Mais… je dirais que j’aime vraiment ma Gibson SG. Elle a vraiment quelque chose… Pas forcément dans le son, parce que sa palette sonore est quelque peu limitée, mais j’aime sa tenue, j’aime jouer cette guitare. Ça n’est peut-être pas la guitare la plus polyvalente pour enregistrer, mais… pour cela j’ai une Gibson The Paul que j’utilise énormément à l’enregistrement parce qu’elle est très polyvalente. D’ailleurs elle ne sonne pas tout à fait comme une Les Paul ; tu peux faire bien plus avec. Mais si je ne devais en choisir qu’une, je choisirais la Gibson SG parce que j’aime vraiment jouer avec cette guitare.
Et en ce qui concerne le microphone, en dehors de celui du Mac ? (Rires)
Si je pouvais trouver un U47 en bon état… pour moi c’est le meilleur micro que tu puisses avoir ! Quand tu en as un dans une bonne condition, c’est tout bonnement incroyable !
Et les claviers ?
Oh les claviers, peu importe… Je veux dire, je joue des claviers, mais je ne suis pas pianiste donc j’utilise ce que j’ai…! Dans mon sac là j’ai un Korg Nanokey et ça me suffit amplement !
Enfin, dernière question : as-tu une citation en musique, un leitmotiv que tu aimes employer ?
Je ne sais pas si j’en ai un… Mais une chose que je conseille – à tout le monde, vraiment – c’est d’écouter à un volume faible parce que premièrement, tu protèges tes oreilles évidemment – qui restent ton outil de travail n°1 -, mais également tu entends plus de détails, parce que tes oreilles sont mieux concentrées. Tu entends moins de « pièce », moins de réflexions parce que la pièce est moins « active » de la sorte. Donc ce serait mon principal conseil. Ça n’est pas une citation à proprement parler, mais c’est ce que je voulais dire !