Enraciné dans la synthèse analogique West Coast des années 70 chère au regretté Don Buchla, l’Easel Command est une version modernisée du célèbre module 208. Est-il digne de 60 ans de savoir-faire ?
Il y a 50 ans, sur la côte nord-est de la baie de San Francisco, déjà fort de 10 ans d’expérience dans la conception de modules sonores (série 100), Don Buchla et son équipe créent un module tout intégré, imaginé pour ne ressembler à aucun autre synthé existant, ni au plan sonore, ni au plan fonctionnel : le Music Easel. Il est pensé comme un instrument de performance en temps réel. Il y a 10 ans, après une longue absence pendant laquelle Don intervient notamment comme consultant pour de grandes marques de synthés, le Music Easel revient dans une nouvelle incarnation, « 208e + 218e », doté d’une interface et de fonctionnalités revues.
Depuis la disparition tragique de Don en 2016, après quelques péripéties juridiques, la société Buchla USA a acquis les droits et repris le développement d’une nouvelle gamme de produits inspirés des créations du pionnier. La série 200 a été rééditée en 2022. Aujourd’hui, c’est au tour du Easel Command de reprendre le flambeau du Music Easel. Pour être plus précis, le 208 C est disponible en version module 200, en version Easel Command (208C + boitier + Midi) ou en valisette (sur commande, avec le clavier de commande LEM218). Nous avons testé la version Easel Command accompagnée d’un LEM218e-V3.
Tour du propriétaire
L’Easel Command est embarqué dans un boitier de 46 × 18 × 8 cm en alu, avec des flancs en bois de 11 mm dont la partie arrière pivote pour former un léger angle de travail. Cela explique sans doute les 2,6 kg sur la bascule, presque un poids plume. La machine est couverte de commandes et prises : 22 curseurs linéaires, 9 potentiomètres de différentes tailles et 24 inverseurs à 2 ou 3 positions, sans oublier un petit poussoir « ONE » pour lancer le module pulseur. On trouve aussi un certain nombre de diodes, dont l’intensité peut varier suivant le niveau de modulation. Il y a enfin 38 prises banane et 9 prises mini-jack, permettant d’interconnecter les modules ou de relier le synthé au monde extérieur (nous y reviendrons). Une prise banane est constituée d’un simple connecteur et est facile à manier (effet ressort de la banane), contrairement à une prise typique Eurorack qui dispose de 2 connecteurs (mini-jack TS) et a un maniement moins souple. Un câble de masse est donc indispensable quand on connecte plusieurs appareils.
A l’arrière, la connectique se compose de 2 sorties audio principales en jack 6,35 vissées (et leur connecteur de masse susmentionné), deux prises USB (types A/B, pour le Midi, prenant en compte les notes + pitchbend + CC des commandes, également utiles pour la mise à jour du micrologiciel), une entrée Midi DIN standard, une entrée pour pédale de maintien au format jack 6,35, deux prises CV/Gate au format Eurorack (1V/octave avec un petit ajustable), un mini-interrupteur secteur et une borne pour alimentation externe 12VDC/3,3A de type gros bloc central. La qualité de construction est assez irrégulière. Autant les connecteurs sont bien ancrés, les curseurs agréables à manier, autant les potentiomètres et les interrupteurs sont un peu branlants. Les assemblages ne sont pas non plus irréprochables, dommage pour une machine de ce prix, le côté artisanal sans doute. Le module offre un grand connecteur baptisé Program Interface, permettant d’enficher une carte optionnelle Program Manager, capable de stocker 48 programmes, afficher leur nom et dumper la mémoire via l’interface USB Class Compliant intégrée. On peut aussi remplacer le connecteur et la carte par une solution comprenant plaque de façade + carte interne…
Prise en main
Le Easel Command est un synthé monodique analogique, pilotable soit en interne, soit via un contrôleur externe (Midi, CV), soit les deux en même temps. Le synthé est semi-modulaire, avec une succession de modules audio : oscillateurs > Low-Pass Gates > mixeur > réverbe > sorties. Les modulations sont constituées d’un séquenceur de tensions, un générateur aléatoire, une enveloppe, un pulseur et un oscillateur modulateur (pouvant fonctionner comme un LFO ou un oscillateur audio). Il est indispensable de connecter les sources de modulation aux modules avec des cordons ou des blocs de shunts (en diagonale, le positionnement des prises étant conçu pour cela). Les signaux véhiculés peuvent être de l’audio, des CV continus (0 à 10V) ou des impulsions (10 V pour le trigger, 5 V pour le maintien). Le Easel Command s’apparente donc à un synthé semi-modulaire classique… jusqu’à ce qu’on l’allume et qu’on cherche à construire son premier patch !
Heureusement, les manuels (208 d’origine + nouveautés du 208 C + prise en main rapide du 208 C) intègrent des cursus d’apprentissage progressifs, avec création sonore commentée. Par exemple, on comprend assez vite que tant que les LPG ne sont pas modulés, soit le son est continu, soit il est redéclenché en boucle, soit il ne se passe rien. La prise en main est donc délicate, mais on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise, au détour d’une mauvaise interprétation des abréviations, d’une inversion de câblage ou d’une position d’interrupteur qui change tout sur un routage ou une modulation. La façade, bien que scindée en différents modules de différentes couleurs, n’est pas des plus limpides. Certains réglages se font vers le bas (temps d’enveloppes, vitesse du pulseur), d’autres vers le haut (niveaux de modulation, volumes) ; l’oscillateur complexe est à droite de l’oscillateur de modulation, mais son LPG est à sa gauche. Bref, un appel à la sérendipité typique de la West Coast !
Sonorités atypiques
S’il y a bien un domaine où le Easel Command met tout de suite les points sur les bananes dès qu’il émet un son, c’est l’originalité de ce qui en sort. Au départ rien, ensuite un drone, puis on commence à patcher, et là les choses sérieuses commencent. On part d’une onde sinus, on dose le mélange avec une onde un peu plus riche, puis on joue sur le contenu harmonique avec le curseur Timbre. On lance le pulser et le séquenceur, on câble les sorties enveloppe sur les entrées LPG, on dose les temps et les quantités de modulation. Un peu de générateur aléatoire pour déclencher les pas du séquenceur et là, ça commence à partir dans tous les sens. On n’hésite surtout pas à utiliser la sortie d’un oscillateur pour moduler l’autre.
Alors, ce qu’on obtient est difficile à décrire. Parfois doux, parfois planant, parfois disjoncté. Tantôt agressif, tantôt métallique, souvent improbable. Les séquences aléatoires mono ou bi-timbrales (vu que les deux oscillateurs sont contrôlables indépendamment), les modulations outrancières de fréquence ou d’amplitude, les spectres ultras évolutifs sont le domaine de prédilection de la machine. La réverbe à ressort ajoute une ambiance étrange aux sons planants, de la profondeur aux impulsions sèches, du mystère aux drones indescriptibles. Pour mieux illustrer tout cela, notre ami Aceboo, heureux propriétaire d’un Easel Command et d’une carte programmable qu’il maitrise très bien, n’a pas hésité à sortir ses plus belles bananes pour nous concocter différents extraits sonores typiquement West Coast. Un grand merci à lui !
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Sources sonores
Le son prend sa source au sein d’un premier oscillateur dit « complexe », couvrant une large plage de fréquences en continu dans le domaine audio (réglage direct de 33 à 3000 Hz) avec une entrée de modulation, un inverseur de polarité et un réglage fin. Il génère une onde sinus mélangée en continu à 3 ondes riches en harmoniques, au choix : triangle, carrée et pointe (une impulsion étroite, que l’on peut basculer en dent de scie avec un strap interne). Ce mélange est modulable grâce à une entrée CV dédiée. On peut aussi en régler et moduler directement le timbre (enrichissement plus ou moins violent du contenu harmonique, créant des formes d’ondes qu’on ne peut pas obtenir par simple filtrage). Le suivi de clavier peut être ajusté (1 à 1,2 V/octave pour fonctionner en tensions Eurorack/Buchla) ou carrément déconnecté, pour les amateurs de drones ou de modulations audio à fréquence fixe. La sortie audio directe permet de créer des modulations à haute fréquence vers une destination à connecter en mini-jack, par exemple le second oscillateur. Ce dernier, dit « de modulation », est capable d’être réglé dans deux gammes de fréquences : audio (33 à 3000 Hz) ou LFO (0,4 à 33 Hz). Il est capable de générer les ondes dent de scie, carrée ou triangle. Sa fréquence est réglable et modulable. Il peut aussi être mélangé à l’oscillateur complexe ou le moduler (FM ou AM, comme déjà dit). Il offre une entrée CV pour la FM, on n’hésitera pas à y entrer une source audio, la sortie de l’oscillateur complexe par exemple, pour un son bien déjanté. Son suivi de clavier peut aussi être ajusté (1 à 1,2 V/octave) ou déconnecté. Il dispose également d’une sortie audio et d’une sortie modulation, vivent les interactions à haute fréquence ! Enfin la troisième source audio est un générateur de bruit blanc ou un préampli pour source externe, avec 3 niveaux de gain, pour s’accommoder à tout type de source.
Les 3 sources audio sont injectées dans 2 Low-Pass Gates : LPG1 pour l’oscillateur complexe, LPG2 pour l’oscillateur de modulation ou le bruit/préampli. La sortie du LPG1 peut être routée vers le LPG2. Mais au fait, qu’est-ce qu’un LPG ? C’est un module qui combine un VCF passe-bas 2 pôles (non résonant hélas) et un VCA. Il peut fonctionner soit en VCF, soit en VCA, soit les deux en même temps. Cela permet de corréler les fréquences filtrées au volume et d’obtenir une belle variété de timbres avec très peu de paramètres, puisqu’on se contente d’un niveau et d’une modulation elle-même modulable par une entrée CV (dans laquelle on ne se privera pas d’injecter de l’audio en plus du CV). En poussant les niveaux sans modulation, on obtient un signal ininterrompu. Il faut donc moduler les deux entrées par l’enveloppe ou le pulseur pour commencer à trancher le son. Chaque LPG dispose d’un réglage de volume final avant la sortie audio (LPG1 vers canal A, LPG2 vers canal B). À ce stade, on peut injecter le signal dans une réverbe à ressort assez sympathique, mais monophonique (cf. extraits sonores terminant par « R »). À noter que la prise casque et les sorties principales disposent de leur propre potentiomètre de volume, une délicate attention. À l’intérieur, il est prévu un emplacement pour carte de traitement numérique optionnelle. Buchla USA parle d’une réverbe numérique stéréo pour remplacer la réverbe à ressort interne.
Modulations bien barrées
Outre la richesse de ses oscillateurs et de ses LPG, le son du Easel Command tient aussi beaucoup à ses différents modulateurs. On passe vite sur l’oscillateur de modulation, déjà décrit précédemment. On poursuit avec l’inverseur, simplement doté d’une entrée et d’une sortie. Vient ensuite le pulseur (générateur d’impulsions) dont la période couvre une très large plage, « descendant » jusque dans l’audio (0,002 seconde). Celle-ci est modulable via son entrée CV. Il peut être déclenché via un clavier, se déclencher seul (bouton ONE) ou via le séquenceur. Il est capable de fonctionner en mode maintien, transitoire ou externe (un signal externe cyclique qui crée l’impulsion). Vient ensuite l’unique générateur d’enveloppe, de type ASD (temps de 0,002 à 10 secondes). Il peut être déclenché par le clavier, le pulseur ou le séquenceur. Il peut fonctionner en mode maintien (durée du Sustain programmé), transitoire (durée de l’impulsion) ou automatique (bouclage). Les 3 segments disponibles sont modulables individuellement via une entrée CV, ce qui permet une belle richesse dans les contours du son.
Place au générateur aléatoire, qui sort une nouvelle tension dès qu’il est déclenché, soit par le clavier, soit par le pulseur, soit par le séquenceur. Il arrive enfin, ce fameux séquenceur de tensions. Il est capable de générer 3–4–5 pas à différentes tensions, réglées avec les 5 curseurs à gauche du panneau. On peut activer/désactiver chaque pas avec un sélecteur, des petites diodes se chargeant de nous dire où on se trouve. Les pas peuvent être déclenchés au clavier ou par le pulseur. Mais comme le pulseur peut également être déclenché par le séquenceur ou le générateur aléatoire, on sent tout de suite la complexité des mouvements que l’on peut obtenir avec très peu de réglages. C’est d’autant plus puissant que les différentes sources évoquées disposent de sorties multiples en plus des connexions directes : 3 pour le pulseur, 4 pour l’enveloppe, 2 pour le séquenceur, auxquelles s’ajoutent 4 sorties pour la pression (venue d’un contrôleur externe type 218e ou du Midi). Une section vraiment bien pensée et finalement efficiente une fois qu’on l’a bien maitrisée.
Conclusion
Le Easel Command est un synthé modulaire très singulier. La conception, l’ergonomie et le son en déboussoleront plus d’un. Après une période de sevrage, on commence à désapprendre la synthèse soustractive tout en s’intoxiquant aux plaisirs de la déformation d’oscillateurs, de la FM et de l’AM, avant de jongler du LPG et du pulseur comme personne. Enfin, de temps en temps, car il n’est pas rare de se perdre dans des bruitages sample-and-holdesques pas toujours très sages ou très exploitables. Instrument de performance par excellence, il est rare de retomber plusieurs fois sur le même son, à moins d’utiliser la carte programmable bien utile pour ceux qui veulent interrompre leur flux créatif, passer à autre chose, puis reprendre les hostilités pacifiques. Certains modules peuvent sembler limités en fonctionnalités ou en occurrences, mais c’est la combinaison du tout qui en fait un instrument efficient et attachant. Difficile de le cantonner dans un rôle, il peut y avoir autant de modes d’utilisation que d’utilisateurs, le plus dur étant de pouvoir le tester avant de se lancer dans l’aventure.