Pour renforcer sa gamme florissante de modules sonores, E-mu lance l'Audity 2000, expandeur multitimbral d'un genre nouveau où les maîtres mots sont rythme et groove. Voyons tout cela avec nos oreilles...
En 1989, le Proteus débarque de Scotts Valley et inonde le monde avec ses 4 Mo de formes d’ondes 16 bit de bonne qualité sur 32 voix de polyphonie. Appareil le plus vendu de la société E-mu Systems, il est, depuis presque dix ans, le doyen d’une famille très prolifique dans laquelle chaque membre couvre un univers sonore différent. L’éventail est impressionnant : pop / rock, orchestral, world music, percussions, synthés vintage, hip hop, techno / dance et musique latine. Il fallait renouveler le genre et améliorer le concept, les concurrents s’étant empressés d’exploiter le filon et de dépasser les pionniers américains sur le plan technique et sonore. L’Audity 2000 est un pari risqué, car il s’adresse aux amateurs de musique qui bouge et aux fondus de la programmation, véritable niche de marché où l’oreille de l’homme a rarement mis le pied. A ce sujet, la publicité américaine de lancement du produit est très claire : « l’avenir du groove et l’extase du rythme ». Ouvrons grand les oreilles.
Prothèse auditive
Comme tous ses prédécesseurs Proteus et dérivés, l’Audity 2000 se présente sous la forme d’un rack 19 pouces 1U de faible profondeur. Le panneau arrière laisse apparaître, outre la prise 3 broches pour alimentation interne, le trio Midi, 6 sorties au format jack 6.35 mm (configurées en 3 paires stéréo soit 1 principale et 2 sub, les 2 dernières autorisant des insertions d’effets externes) et une sortie numérique coaxiale au format S/PDIF (compatible AES). Simple et efficace !
Plus innovant et moins dépouillé, le panneau avant propose davantage de contrôles que sur ses prédécesseurs. En son centre, un large LCD rétro éclairé 2 × 24 caractères fait la loi. Sur la gauche, juste après la prise casque (merci !) et le potentiomètre de volume, 4 potentiomètres rotatifs permettent d’effectuer une édition rapide ou de contrôler en temps réel 8 paramètres de synthèse (au choix sur les programmes en Ram) et 4 paramètres de l’arpégiateur en conjonction avec un sélecteur 3 positions. Sur la droite, 8 touches de mode et un énorme alphadial cranté se chargent des modes de jeux, de la navigation dans les menus et de l’édition (paramètres globaux, paramètres de synthèse et arpégiateur).
Sur l’Audity, l’édition est très conviviale, car les pages menu s’enchaînent sans le moindre sous-menu. Ainsi, lorsque le curseur est placé sur le nom de la page, l’alphadial fait office de navigateur entre pages contiguës et lorsque le curseur se trouve sur un paramètre dans une page, il sert à entrer les données. Une simple pression sur la touche Home / Enter suffit alors à le ramener sur le nom de page. Pas aussi astucieux que le système de navigation des machines MR Ensoniq utilisant deux alphadials (ou aplhadiaux ?) – le premier servant à la navigation entre les pages et le second à l’édition des paramètres – mais tout de même très convivial. Bien vu E-mu !
Empire Romain
Dans sa première incarnation, le moteur de l’Audity est capable de produire 32 voix de polyphonie sur 16 canaux Midi avec une résolution de 16 bits linéaires à 44.16 kHz. C’est là que les différences avec les précédents modules se font, la fréquence d’échantillonnage étant améliorée par rapport aux 39 kHz des Proteus depuis le G-chip de l’Emax II. La technologie employée reste la même que 90% des boîtes à musique du marché : lecture d’échantillons stockés en Rom (avec tout de même quelques améliorations de taille que nous ne manquerons pas d’aborder). Celle de l’Audity renferme une liste de 287 instruments (ondes multi échantillonnées ou sets de percussions) occupant une taille mémoire généreuse de 16 Mo, un slot d’extension étant prévu pour accueillir une carte supplémentaire de 16 Mo.
Parmi les 287 instruments à dominante synthétique, on trouve 53 ondes élémentaires (sinus, triangle, carrée, dent de scie, PWM, modulation en anneau, synchronisation et dérivés), 29 sons de basse (acid, dance, techno), 5 sons de cloche, 8 sons de voix électroniques, 28 effets spéciaux, 15 transitoires, 134 percussions (52 bouclées et 82 coups uniques) et 14 kits de batterie (acoustique, électronique, dance, hardcore…). C’est là que nous nous sommes assis, concertés et avons partagé notre opinion avec d’autres musiciens et acteurs du marché en dehors de la Rédaction. Le panel proposé est très différent de ce qui existe actuellement et en dehors des ondes élémentaires de base, les échantillons sont des inédits : ondes agressives, gutturales, métalliques et autres synchronisations monstrueuses vont pouvoir enrichir des mixes où la rondeur analogique fait la loi. Bref, il faudra faire preuve de créativité pour exploiter cette panoplie, mais c’est là le but avoué de l’Audity 2000, dédié aux fêlés de l’exploration sonore. Une Rom qui laisse baba !
Monsieur Spock
Passons à l’écoute des 640 programmes d’usine. Ceux-ci sont répartis en 5 banques de 128 presets classés en 20 catégories. Ainsi on trouve successivement 40 programmes divers (compilation des 20 catégories), 40 sons arpégés, 40 sons plus doux, 40 leads, 11 sons à base d’ondes élémentaires, 64 sons au contenu harmonique riche, 7 sons avec contrôle de tempo du LFO, 8 sons à ondes courtes, 5 hits, 33 claviers, 2 orgues, 53 programmes agressifs, 76 basses, 20 bruits, 30 sons denses, 72 pads, 27 voix, 20 sons de cloches, 22 effets spéciaux, 8 sons de scratches, 20 kits de percussions et 2 presets vides (?).
Les 640 presets sont à l’image du sympathique personnage de Star Trek : extraterrestres et dotées d’oreilles pointues ! En fait, la Rom est mise en scène sous forme de bruits étranges, de nappes et d’arpèges délirantes qui valent le détour par leur originalité mais dont les applications musicales n’en seront que plus délicates. Bref, on aime ou on n’aime pas, un peu comme sur un Microwave !
Pour ceux qui ne se satisfont pas des sons d’usine et qui aiment mettre les mains sous le capot, la machine est dotée d’une profondeur de programmation remarquable et de 256 emplacements pour stocker ses créations. En fait, un son de base est composé de 1 à 4 couches avec fenêtres séparées de jeux et de vélocité (y compris crossfade inférieur et supérieur et modulation dynamique). Le signal émis par un des 287 multi-échantillons passe dans un filtre puis dans un amplificateur. Pour moduler le tout, 2 LFOs et 3 enveloppes multi-segments sont associés à une matrice de modulation surpuissante et un arpégiateur multitimbral (nous y reviendrons). Et quant on sait que tout ce beau monde se synchronise pile poil, on va pouvoir s’amuser. Chaque couche est ensuite dirigée sur un des 3 bus disponibles (équivalents à 3 dosages différents) et envoyé dans un double multi effets avant d’attaquer une des 3 sorties stéréo. Enfin, 3 programmes peuvent être « liés » pour le son ultime à 12 oscillateurs par voix. Pour les durs de la feuille !
Oreille sélective
Depuis le Morpheus équipé de filtres Z-plane 14 pôles hors du commun, les récentes productions E-mu ont eu la chance de se voir dotées de possibilités de filtrage très pointues. Ainsi, les samplers E4 / E-Synth et ESI32 / ESI4000 et les modules Orbit et Planet Phatt bénéficient de filtres Z-plane 6 pôles. Pour sa part, l’Audity 2000 passe à la vitesse supérieure avec une liste de 50 algorithmes de filtres allant jusqu’à 12 pôles. La fenêtre d’édition affiche, outre son nom, le nombre de pôles et le type du filtre choisi. On dispose ainsi de filtres 2, 4, 6 ou 12 pôles dont les types vont des classiques passe-bas, passe-bande et passe-haut à des exotismes du style equalizers dynamiques, formants de voyelles, phasers, flangers, résonateurs ainsi que des modélisations numériques de filtres de synthétiseurs analogiques Vintage (simulations de Moog, Sequential, TB303…).
La puissance de ces filtres réside également dans la possibilité de réaliser un morphing en temps réel entre deux profils de filtrage (d’où le terme Z-plane, signifiant axe des Z ou 3ème dimension, en plus de la fréquence et de l’amplitude). Ceci dit, pour simplifier les choses, l’accès est limité aux deux seuls paramètres fréquence de coupure et résonance, le morphing et les fréquences séparées étant directement gérés par la machine, ce qui n’a pas évolué depuis le Morpheus (c’est bien dommage). Quoi qu’il en soit, les filtres permettent à eux seuls de transformer une forme d’onde banale en monstre rugissant. Ainsi, la moindre onde en dent de scie passée dans un simulateur de voyelle fait apparaître des basses parlées gutturales à souhait à la Art of Noise, avec évolution en temps réel de la fréquence et de la résonance grâce à la matrice de modulation. Pavillon haut et chapeau bas !
Ecoute brouillée
Pour faire bouger ses sons, l’Audity 2000 est équipé d’une section de modulations remarquable. Pour commencer, une batterie de 3 enveloppes (filtre, amplitude et libre) 6 segments (2 attaques, decays et releases) avec temps et niveaux sur chaque segment, sont disponibles pour chaque couche d’un programme. Les niveaux sont bipolaires (à part l’enveloppe d’amplitude) et les temps peuvent être commandés par la fréquence de l’horloge globale de l’Audity 2000. La vitesse d’exécution des enveloppes est alors parfaitement synchronisée aux LFOs et à l’arpégiateur, inédit et excellent ! Quant aux 2 LFOs, ils sont eux aussi synchronisables et disposent de 8 formes d’ondes (triangle, dent de scie, sinus, carrée et 4 pulsations 12, 16, 25 et 33%). La synchro s’effectue sur une étendue allant de 8 fois la note au 32e de note, en passant par les triolets et les valeurs pointées. Enfin, outre le délai, les LFOs disposent d’un paramètre « variation », amenant des fluctuations aléatoires de la vitesse.
Mais le troisième gros morceau de l’Audity 2000 (en plus des filtres et de l’arpégiateur) est sans conteste la matrice de modulation. Par couche, on dispose de 24 cordons (soit 96 par programme !) pour relier 40 sources à 40 destinations, avec réglage bipolaire de la quantité de modulation. Dans la liste des sources, on trouve, en plus des classiques (enveloppes, LFOs, vélocité), le numéro de note Midi, 8 contrôleurs Midi A à H à définir affectés aux 4 potentiomètres, du bruit blanc ou rose ainsi que des fonctions mathématiques. Parmi les destinations, en plus des routages classiques (pitch, cutoff, ampli), on dispose de la résonance du filtre, des points de départ et de boucle des samples, du panoramique, des temps et niveaux des enveloppes, des vitesses des LFOs et des mêmes fonctions mathématiques. Ces dernières permettent entre autres de sommer deux cordons ou de déformer le signal entrant (diode, valeur absolue…), comme les fonctions FUN des K2000 Kurzweil. Les oreilles m’en tombent !
L’ouïe XVI
Pour notre plus grand plaisir, l’Audity 2000 dispose d’un gros arpégiateur capable de jouer 16 patterns différents sur les 16 canaux Midi. Bien que monophonique par canal, celui-ci est très versatile avec ses 100 motifs en Rom et 100 emplacements utilisateur. En fait, les réglages s’effectuent soit au niveau global, soit au sein de chaque programme (les paramètres sont identiques et mémorisés). On commence par choisir l’un des 8 modes de reproduction : en haut, en bas, haut / bas, à l’endroit, à l’envers, endroit / envers, aléatoire et motif. Vient ensuite la durée des notes jouées (de 2 fois la note au 32e de note, compris valeurs pointées et triolets), le numéro de pattern, la vélocité (1 à 127 ou suivant la note jouée), le gate, l’intervalle et la fenêtre de contrôle. Le motif peut être synchronisé à l’enfoncement de touche ou quantisé suivant le pas choisi, retardé et arrêté au bout d’un certain temps. L’arpégiateur peut continuer seul, après relâchement de la note, et son départ peut être synchronisé avec un message Midi Song Start. Enfin, les notes arpégées peuvent être envoyées par Midi Out et le contenu des motifs dumpé sous forme de sysex. Ouf !
En plus des 100 motifs en Rom (très bons), 100 emplacements de 32 pas chacun attendent nos propres réglages. Chaque pas dispose de 4 paramètres : Key, vélocité, durée et répétition. Si les 3 derniers s’expliquent d’eux-mêmes, Key permet de générer un décalage par rapport à la note jouée (+ ou – 48 demi-tons), créer une note pointée avec le pas précédent, introduire un silence, supprimer un pas (ceci est pratique lorsque l’on veut simplement masquer un pas d’un motif existant) et marquer la fin du motif (il sera alors bouclé sur le pas précédent). Pour tirer partie des 16 arpèges simultanées, il faudra un clavier capable d’émettre sur les 16 canaux Midi en même temps. Dommage qu’aucun regroupement ne soit possible (pas de mode performance comme sur le Microwave XT), le reste étant excellent, audio personnage !
Friture sur la ligne
En plus du chorus à profondeur réglable embrayable sur chaque layer (attention, la polyphonie est alors réduite de moitié), l’Audity 2000 dispose d’un double processeur d’effets. Contrairement aux modules E-mu précédents, les effets, tout comme l’arpégiateur, sont mémorisés soit en mode global (un seul réglage qui affecte tous les sons), soit avec chaque programme (on choisit en mode Master quel canal Midi porte le programme dont sont issus les effets). Dans les deux cas, les 16 canaux partagent les mêmes effets sauf s’ils sont routés aux sorties individuelles, toujours « sèches ». Les deux processeurs jouent un rôle différent : le premier (A) est dédié aux effets d’ambiance et contient 44 algorithmes de réverbération (room, hall, plate, gate) avec délai (panning, multitap) et des combinaisons délai + réverbération ; le second (B) est dédié aux effets de modulation et dispose de 32 algorithmes (chorus, ensembles, délais et distorsions). Les deux processeurs sont connectés en parallèle, mais il est possible de régler l’envoi de l’unité B dans l’unité A afin de les placer en série.
Au chapitre gros regrets, notons que le processeur A ne dispose que de 2 paramètres (déclin et absorption des hautes fréquences) alors que le B autorise l’accès à un maximum de 3 réglages (feedback, vitesse du LFO et temps de délai). De plus, il est impossible de moduler ces quelques paramètres en temps réel. Navrant sur un instrument affichant de telles prétentions, mais c’est un reproche global que l’on pourrait faire aux machines E-mu. Dommage, car la qualité sonore de ce double processeur est au rendez-vous.
L’oreille en coin
Avec son énorme banque de CDRoms développés depuis 1981 pour ses échantillonneurs et l’éventail musical impressionnant couvert par la série Proteus, E-mu a exploré tant d’univers sonores que nous saluons la volonté du constructeur de produire un instrument doté de sons sortant de l’ordinaire. Là où d’autres constructeurs ont préféré explorer la piste de synthèses alternatives (modélisation Yamaha, Korg, Access ou Novation, synthèse additive Kawaï, tables d’onde Waldorf ou modulaire Clavia), E-mu a choisi de conserver la lecture d’échantillons avec une Rom et des outils de traitement sonore totalement inédits. Résultat : des sons bizarres venus d’ailleurs pour combler (ou casser) les oreilles les plus blasées. Avec ses capacités de synthèse et de modulation exceptionnelles, la machine a besoin d’être domptée. Mais E-mu respecte sa promesse avec un positionnement de la machine à la fois clair et périlleux : seuls les déjantés passionnés de rencontres sonores inattendues pourront succomber à son charme étrange. Voilà donc un instrument déroutant pour initiés qui ne laisse pas indifférent, et comme l’a si bien dit Beaudelaire : « le beau est toujours bizarre ». A bon entendeur…
Glossaire
Filtres Z-Plane : le plan (ou l’axe) Z est un plan de morphing entre deux profils de filtrage traditionnels où la fréquence occupe l’axe des X et l’amplitude l’axe des Y. Ce plan représente, en quelque sorte, la fameuse 3e dimension.
Patchcords : sur les modulaires, les sorties de certains modules sont reliées aux entrées d’autres modules au moyen de cordons ou patchchords. Aujourd’hui, cette connexion est numérique et la quantité de modulation est souvent réglable.
Modulation matricielle : inaugurée par ARP (série 2500 et 2600), faculté de relier sur une matrice physique, des sources en ligne à des destinations en colonne, en plaçant un contacteur à l’intersection des modulations à créer.