Se connecter
Se connecter

ou
Créer un compte

ou
Interview / Podcast
44 réactions
British mode

Interview de l'ingénieur du son Haydn Bendall

Kate Bush, Massive Attack, Ryuichi Sakamoto ou encore les Pet Shop Boys : Haydn Bendall a enregistré les plus grands, notamment à Abbey Road. À notre tour de l'enregistrer du coup, sachant que la légende ne tarit pas d'histoires à raconter...

Interview de l'ingénieur du son Haydn Bendall : British mode

Son nom ne vous évoque peut-être pas grand-chose, et pour­tant cet ingé­nieur du son anglais fait partie de la grande famille des « chefs étoi­lés » issus des plus grands studios. Avec une carrière ayant traversé les époques et les modes sans jamais vaciller, Haydn Bendall a su faire le grand écart des genres avec une saga­cité dont lui seul a le secret. De Kate Bush au Royal Philar­mo­nic Orches­tra, en passant par Massive Attack, Ryui­chi Saka­moto ou encore les Pet Shop Boys, multiples sont les grands noms de la musique l’ayant rejoint dans sa maison de prédi­lec­tion – les studios Abbey Road – pour concoc­ter de nombreux tubes. Rencontre avec un amou­reux de la musique dont le savoir-faire n’a d’égal que son humi­lité.

haydn-bendall-3Bonjour Haydn, heureux de te voir à Paris ! On est ici à l’Ab­bey Road Insti­tute de Paris ; est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur les ateliers que tu animes ici ?

C’est sympa ! C’est pas mal de boulot, je me retrouve à parler énor­mé­ment, mais c’est super. Les étudiants(es) sont vrai­ment bons.nes, toutes et tous très sympas. En géné­ral, je n’aime pas m’étendre sur ma carrière et mon travail, mais j’aime bien échan­ger avec les étudiants. Pour la jour­née qui vient de se passer, Jean-Philippe Bois­son (direc­teur d’A.R.I. France) et moi-même avons eu l’idée de couper la jour­née en 2 sessions – une le matin et l’autre l’après-midi – pour que les étudiants puissent amener chacun 3 ou 4 mixes. Le but était de pouvoir écou­ter ensemble leur travail, voir un peu ce qu’ils avaient fait, analy­ser ensuite les choses, donner quelques conseils pour amélio­rer leurs tech­niques et parler un peu de la « philo­so­phie » du mixage en géné­ral. C’était vrai­ment inté­res­sant et fran­che­ment, il y avait dans le lot de super morceaux de musique, vrai­ment origi­naux et inté­res­sants, qui n’obéissent pas vrai­ment à des codes en parti­cu­lier, ou quoi que ce soit… C’était vrai­ment sympa. On a évoqué tout un tas de sujets, dont la compres­sion. Je me suis souvenu que, lorsque j’ai commencé à travailler comme ingé­nieur du son, j’ai mis des ANNÉES avant de pouvoir comprendre ce qu’était la compres­sion. Des années. L’éga­li­sa­tion, je l’ai comprise assez vite, mais la compres­sion, ça m’a pris un certain temps ; je trou­vais que c’était un trai­te­ment complexe ! J’ai fait plein d’al­bums – certains sont même deve­nus des clas­siques, d’ailleurs – sur lesquels n’y a pas de compres­sion parce que j’avais trop peur de l’uti­li­ser !

La compres­sion peut faire peur ! (Rires)

Ce fut le cas pour moi ! Bon, main­te­nant, ça ne m’ef­fraie plus ; d’ailleurs, je m’en sers beau­coup… Mais je ne m’en sers pas de la même façon que ce qu’on pour­rait penser : je m’en sers plus comme un EQ, pour chan­ger la « pers­pec­tive », le contenu harmo­nique, pour « sculp­ter » le timbre… Pas pour contrô­ler le niveau. Pour ça, on a de super outils d’au­to­ma­tion. Au lieu de passer 3 secondes à insé­rer un compres­seur tout pourri, je passe une demi-heure à écrire des mouve­ments d’au­to­ma­tion ! (Rires)

Tu as une carrière incroyable, et la liste des artistes avec qui tu as pu travailler est impres­sion­nante ! Mais, tout comme les étudiants.es qui sont ici, il y a bien eu un moment où tu as commencé. Quelle a été « l’étin­celle » pour toi ?

Au départ, je jouais de l’orgue élec­trique. J’avais un groupe au lycée et l’orgue était Vox Conti­nen­tal ; je l’ado­rais. En vérité, j’ai dépensé tout mon argent de l’époque pour me l’of­frir ! Je livrais des jour­naux, le soir je travaillais dans un maga­sin et j’ai écono­misé tout cet argent pendant quelques années pour m’ache­ter ce Vox Conti­nen­tal. Et j’ado­rais répé­ter. On n’écri­vait pas nos propres compo­si­tions, mais on était bons pour faire des reprises de soul, des trucs comme ça…

On parle de quelle époque ? La fin des années 60, avec tous les gros noms de la soul aux États-Unis et en Angle­terre ?

C’est ça, la soul de la Motown, Sam Cooke, des trucs dans ce style… On avait une forma­tion batte­rie, basse, une guitare, voire deux parfois, et moi qui jouais de l’orgue. Les répé­ti­tions étaient super – j’ado­rais ça – mais je détes­tais jouer en concert ! Vrai­ment, je n’ai­mais pas ça. J’avais peur, j’avais le trac, je ne sais pas ; on répé­tait et dès qu’on allait sur scène, personne ne jouait ce qu’on faisait en répé­ti­tion ! C’est dommage ! (Rires) Quel est le but de bosser comme des fous alors ? Juste pour le plai­sir de tout faire foirer en concert ?! (Rires) Et puis je n’ai­mais pas trans­por­ter mon orgue non plus, avec l’AC30 et tout le bazar… On était un groupe de lycée à vrai dire, on n’avait pas un succès dingue, mais on avait quand même des concerts un peu partout dans le pays, et bien sûr on voya­geait en van. Je crois que le père du batteur avait un van ; c’est pour ça qu’il était notre batteur d’ailleurs ! (Rires) On a fait pas mal de kilo­mètres avec ce groupe ; on avait pas mal de concerts dans la région de Leeds, Manches­ter et Londres bien sûr. J’ai­mais vrai­ment tous les aspects du fait de jouer dans un groupe, j’ai­mais vrai­ment tout, sauf le fait de conduire un van, dormir dans un van, porter tout le maté­riel et jouer en concert ; tout le reste me semblait beau­coup plus sympa ! (Rires) Notre mana­ger s’ap­pe­lait Cliff, et il avait cette toute petite usine dans l’East End de Londres – un truc qui faisait de l’em­bal­lage de bonbons dans du cello­phane, je crois – mais au dernier étage, il avait un petit studio de deux pistes, et un Mello­tron. Tu imagines le truc ?

Génial !

Je suis allé le voir à son studio et j’ai fait quelques enre­gis­tre­ments ; on avait cette chan­son qui s’ap­pe­lait « Routine », qui était un peu psyché… Cliff avait deux magné­to­phones stéréo, donc il enre­gis­trait d’une machine sur l’autre. C’est sûr, c’était un peu rudi­men­taire comme confi­gu­ra­tion, mais je trou­vais que c’était incroyable d’être en studio. C’était vrai­ment merveilleux et fasci­nant pour moi. Ensuite j’ai connu un gars qui s’ap­pe­lait Joe Meek, le fameux réali­sa­teur artis­tique anglais…

Attends… Tu veux dire que tu as rencon­tré Joe Meek ?!

Je l’ai bien connu, oui ! J’al­lais chez lui et j’en­re­gis­trais des parties de piano et il me payait 5 livres ! Le truc c’est que je ne pensais pas faire carrière dans la musique, c’était juste quelque chose que j’ai­mais faire. J’ai­mais bien être dans le petit studio de Cliff. Après cela, Cliff a monté une société qui s’ap­pe­lait Oran­ge… Tu vois, les amplis Orange ? Et bien c’est Cliff, Cliff l’a créé !

Je vois bien ! Encore un petit nom dans le monde des fabri­cants de maté­riel ! (Rires)

À l’époque c’était le cas ! Au départ ce n’était pas un fabri­cant d’am­plis d’ailleurs, c’était un maga­sin de guitares d’oc­ca­sion, qui s’ap­pe­lait Orange, et qui était situé rue New Comp­ton, dans le quar­tier de Soho. À l’époque j’al­lais entrer à l’Uni­ver­sité, je voulais être méde­cin, et plus préci­sé­ment pédiatre car je voulais m’oc­cu­per des enfants ; c’était mon truc à l’époque. Cliff avait ce maga­sin de guitares d’oc­ca­sion – il vendait des guitares, des amplis et tout un tas de choses – et au sous-sol, se trou­vait le studio à la pointe de la tech­no­lo­gie de l’époque, c’est-à-dire un studio 4 pistes ! Cliff avait monté ce studio autour d’un magné­to­phone analo­gique Ampex de 4 pistes, et je lui dis : « Écoute Cliff, j’ai besoin de travailler pour écono­mi­ser pour l’Uni­ver­sité. » Il me répond : « OK, tu peux venir travailler au sous-sol. » Je lui ai répondu : « Atten­tion, je ne veux pas travailler dans le maga­sin, à écou­ter des guita­ristes jouer super fort toute la jour­née ! ». Il m’a dit : « Non, non, viens travailler au studio, au sous-sol ! ». Ce fut donc ça mon premier boulot, aux Studios Orange.

À Soho ? À la fin des années 60 ? Plutôt sympa comme premier job !

Tu imagines ? Je n’ai jamais dormi ! (Rires) C’était le para­dis ! J’ai­mais telle­ment ça que je me suis dit que je ne pour­rais plus aller à la fac ; c’est à ce moment que j’ai arrêté d’es­pé­rer deve­nir pédiatre. J’ai travaillé avec des artistes incroyables là-bas, Robin Gibb des Bee Gees, John Miles, Fleet­wood Mac…

Tous ces artistes venaient aux Studios Orange ?

Oui ! Peter Green jouait dans ce groupe de blues qui s’ap­pe­lait « Peter Green’s Fleet­wood Mac » ; ils m’ont demandé de les rejoindre et j’ai répondu : « Non, merci, mais je n’aime pas trop le blues… » Super déci­sion de carrière en effet ! (Rires) Robin Gibb était déjà hyper talen­tueux à cette époque, il venait faire des démos… Quelle voix ! Et ses chan­sons étaient tout aussi incroyables. Il venait, s’ins­tal­lait au piano, chan­tait, faisait quelques guitares, des harmo­nies, des harmo­nies, et encore des harmo­nies… J’aime toujours autant sa voix. Il y a quelque chose de… « pathé­tique » dans sa voix – mais au sens litté­ral du terme, « plein de pathos »… Sa voix était magni­fique, terri­ble­ment expres­sive. Il y avait ce groupe qui s’ap­pe­lait The Pink Fairies et j’ai bien connu Peter Green, Danny Kirwan, Jeremy Spen­cer et John McVie… Ils n’avaient pas d’ar­gent à l’époque, ils n’ar­rê­taient pas de me taxer des ciga­rettes ! (Rires)

haydn-bendall-4.JPGOK donc tu ne dormais pas, tu te faisais taxer tes ciga­rettes, mais tu avais suffi­sam­ment écono­misé pour la fac à laquelle tu n’irais pas ! (Rires)

Oui, j’avais écono­misé un petit peu, mais pas tant que ça en fait : je dépen­sais tout ! (Rires) À un moment, je me suis dit : « OK, si je reste ici, je vais mourir ! » Je ne dormais jamais ! (Rires) J’ai pensé que c’était mieux que j’ar­rête de travailler en studio. À l’époque je vivais encore chez mes parents. Je suis resté aux Studios Orange deux ans et demis, à peu près – ce qui est bien assez quand tu ne dors pas et que tu ne fais que des trucs stupides ! (Rires), Mais j’ai adoré ça ! J’ai bien connu Paul Kossof égale­ment, un homme incroya­ble… Tous ces guita­ristes incroyables, tous ces musi­ciens talen­tueux : c’était une période extra­or­di­naire, avec une scène musi­cale hyper dyna­mique, en pleine épanouis­se­ment. Je suis même venu en France pour travailler avec Michel Polna­reff ! Je crois que c’était au Studio de la Grande Armée, ou peut-être que c’était aux Studios Pathé-Marconi à Boulo­gne…

Enfin bref, je me suis dit : « OK, peut-être que je ne suis pas fait pour le studio… » C’était trop. J’étais un gamin à l’époque, je ne savais rien. J’ai pensé que je devais faire autre chose. Un jour, je parlais à l’ac­cor­deur de piano qui était venu à la maison et il m’a dit : « Tu sais, accor­der les pianos, c’est pas mal ! » J’ado­rais les pianos, mais je ne savais pas en accor­der un seul ! J’ai donc postulé chez Stein­way & Sons, ils m’ont embau­ché, et ils m’ont assuré qu’ils allaient me former à l’ac­cor­dage de pianos, mais aussi à être tech­ni­cien de concert. Ça voulait dire prépa­rer les pianos pour les concerts, les enre­gis­tre­ments, ce genre de choses. Donc non seule­ment tu accordes le piano, mais tu apprends à le « prépa­rer », c’est-à-dire à le régler en fonc­tion du jeu, lui donner un timbre un peu diffé­rent. C’est fasci­nant.

Quant aux pianos Stein­way… Que dire ! Il n’y a rien de compa­rable ! J’ai vrai­ment aimé cette période. Une partie de mon travail était aussi d’as­sis­ter aux répé­ti­tions et d’ac­cor­der les pianos, ou aller chez les pianistes de concert et ainsi apprendre à les connaître. Je me suis retrouvé à rencon­trer des personnes fantas­tiques : Alfred Bren­del, Vladi­mir Ashke­nazy, Emil Gilels, John Ogdon, Brenda Lucas, Radu Lupu… Je veux dire, des musi­ciens tout simple­ment incroyables ! Et l’autre partie de notre travail était d’al­ler en studio d’en­re­gis­tre­ment parce que, bien évidem­ment, quand tu as quelqu’un comme Daniel Barren­boim ou Jacque­line du Pré qui dirige l’or­chestre sympho­nique, et que soudain le piano se désac­corde, tu ne peux pas dire : « OK tout le monde, on va faire une pause, on va voir si on peut trou­ver un accor­deur de piano ! » Donc on devait rester en studio avec les concer­tistes. Et c’est pendant cette période, quand j’al­lais dans les studios – prin­ci­pa­le­ment Abbey Road et Decca d’ailleurs – que les choses ont évolué pour moi. J’ai fina­le­ment obtenu un diplôme en socio­lo­gie – j’ai pu étudier en même temps que je travaillais chez Stein­way, et mon mémoire a même été écrit en studio ! J’ai appris à connaître un peu tout le monde chez Abbey Road, et j’ai fini par me dire : « Mais en fait c’est ici, en studio, que je veux passer ma vie ! » Ce n’était plus Soho, j’étais plus âgé et j’al­lais me marier. Un jour je vais voir le mana­ger d’Ab­bey Road, Ken Town­send – avec qui je suis toujours en contact et qui a été un mana­ger de studio formi­dable – et je lui dis que je veux vrai­ment travailler à Abbey Road. Il me répond : « Et bien Haydn, c’est simple : tu connais tout le monde ici, et tout le monde t’ap­pré­cie, si une oppor­tu­nité se présente, tu auras le job! » Mais je me suis toujours dit que ça n’ar­ri­ve­rait pas.

Et subi­te­ment, un jour un ami m’ap­pelle pour me deman­der si je peux venir travailler à temps partiel au studio. J’ai tout de suite répondu : « Oui, oui, j’ar­rive, je suis là ! ». Donc voilà, une fois de plus, pendant un an, je n’ai pas dormi… ! (Rires) Je travaillais chez Stein­way la jour­née, et à Abbey Road la nuit, car les sessions se faisaient aussi de nuit à cette époque. J’étais assis­tant et tape op (tech­ni­cien respon­sable du fonc­tion­ne­ment magné­to­phone), la nuit ou les week-ends. Puis, un jour, un des assis­tants-ingé­nieurs partait se marier au Japon et Ken m’a appelé : « Haydn, tu veux toujours ce travail, parce que ce gars va nous quit­ter… » Bien sûr, je voulais ce job plus que tout au monde ! J’y perdais beau­coup, en termes de salaire ; j’étais bien payé chez Stein­way, quelque chose comme 60 livres par semaine – ce qui était pas mal à l’époque ! – alors que chez Abbey Road j’étais payé 12 livres par semaine ! On s’est retrouvé un jour avec ma femme et mes parents pour discu­ter de ça ; Mari­nette, ma femme, a été d’un très grand soutien et mon père a dit : « Il faut qu’on le laisse faire cela car il est telle­ment passionné par son métier, il doit le faire. Arri­vera ce qui arri­vera, mais il faut qu’il saisisse l’op­por­tu­nité. » J’ai eu beau­coup de chance, j’ai été gran­de­ment soutenu par mes proches. J’avais 22 ans, j’étais jeune, marié et c’est comme ça que j’ai commencé à Abbey Road.

Comment s’est opérée la tran­si­tion d’as­sis­tant à ingé­nieur, pour toi ?

Oh ce fut un long chemin… Ça m’a pris pas loin de 6 ans. C’était une ambiance très proli­fique, mais tu ne faisais rien tant que tu ne le maîtri­sais pas. Ce fut une forma­tion assez stricte. En tant qu’as­sis­tant, tu ne choi­sis pas les projets sur lesquels tu travailles – ce qui est une bonne chose, à vrai dire : tu te retrouves à faire du clas­sique, de la variété, de la pop, beau­coup de rock. Les studios à l’époque étaient bookés tout le temps, parce que les gens ache­taient des disques ! J’ai beau­coup appris à Abbey Road et j’en suis très recon­nais­sant, car j’ai telle­ment appris sur la musique et les musi­ciens, tu apprends à appré­cier n’im­porte quel style de musique. Et tu le sais comme moi : n’im­porte quelle musique est bonne tant qu’elle est jouée par quelqu’un de talen­tueux ; le genre importe peu ! On s’en fiche si c’est de la guitare élec­trique, du violon­celle, du haut­bois, du cor… Je travaillais dans ce « Para­dis de l’En­re­gis­tre­ment » avec tous ces talents incroyables autour de moi. Il y avait cette cantine à Abbey Road – pas vrai­ment un restau­rant, mais plutôt une cantine pas terrible d’ailleurs, qui est deve­nue bien célèbre depuis ! – et tu pouvais t’as­seoir à côté de Yehudi Menu­hin, Daniel Barrem­boim ou Paul MacCart­ney…Les Pink Floyd, Roger Waters, tous ces gens étaient là, ils se parlaient. Tu peux donc t’ima­gi­ner le genre d’am­biance qui régnait, il y avait une émula­tion créa­tive incroyable.

Le truc génial c’est que tout le monde était respecté, mais personne ne se croyait plus impor­tant qu’un autre. Tu es là, tu te dois d’être profes­sion­nel à chaque instant, de 9h le matin à 5h le lende­main matin. En termes de service, la barre était très haute pour nous ; très peu de monde dans l’équipe pouvait se permettre de prendre de la drogue par exemple – parmi les artistes ça pouvait être diffé­rent – mais la qualité du service proposé par l’équipe du studio était d’un niveau d’exi­gence élevé. Le concept initial d’Ab­bey Road – et c’est ce qui en a fait sa singu­la­rité, en partie – c’est que le studio n’était pas là, au départ, pour créer du profit. Le studio était là pour four­nir des produits à EMI Records. C’était en quelque sorte une « usine de fabri­ca­tion » pour EMI Records. Et les artistes EMI pouvaient enre­gis­trer à Abbey Road. Et seule­ment les ingé­nieurs d’Ab­bey Road pouvaient travailler à Abbey Road ; nous n’avions pas le droit de travailler ailleurs… Mais on le faisait, bien entendu ! (Rires) On ne disait rien, on inven­tait une excuse du genre : « Oh, est-ce que je peux prendre une semaine de congés pour refaire ma salle de bains ? » Et tout le monde savait ce que ça voulait dire… ! (Rires) Ce fut une forma­tion merveilleuse parce que tu pouvais tout apprendre sur les micros, tu appre­nais grâce aux meilleurs ingé­nieurs, les meilleurs réali­sa­teurs.trices artis­tiques et les meilleurs.es musi­ciens.nes, et j’ai appris à appré­cier les meilleurs.es musi­ciens.nes.

Et qu’as-tu appris à Abbey Road que tu gardes avec toi encore aujour­d’hui ?

Le respect. Plus que n’im­porte quelle autre chose : le respect. Le respect des musi­ciens. C’est la valeur fonda­men­tale que je retiens de cette période.

Tu parles des studios Abbey Road comme un chef parle­rait d’un restau­rant 3 étoiles, un endroit d’ex­cel­lence. Tu as toujours ce ressenti aujour­d’hui ?

Non, les choses ont changé. Enfin – ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! – c’est toujours un excellent endroit. Je veux dire, vrai­ment excellent ! Et je ne veux pas trop rentrer dans les détails – mais ça a évolué bien sûr. En tant que studio, pour moi ça reste le top du top ; il n’y a aucun autre endroit comme ça, d’un point de vue tech­nique et même tech­no­lo­gique. Je pense qu’Ab­bey Road fait partie de ces studios inéga­lés et inéga­lables. Le Studio 1, le Studio 2… Ces studios, je les connais par cœur, j’en connais chaque recoin. À chaque fois que je pénètre dans ces studios, je me dis : « Oh mon Dieu… Mais c’est telle­ment fantas­tique! » Et la plupart des gens ressentent la même chose. Ces murs ont entendu telle­ment de musiques, telle­ment de musi­ciens, que ceux qui viennent aujour­d’hui ressentent encore quelque chose d’unique, et savent qu’ils se trouvent dans un endroit singu­lier. Et l’en­droit SONNE de façon très spéciale aussi, vrai­ment. Je veux dire, le Studio 2 fait partie de ces endroits magiques dans lesquels tu sais ce que tu vas y faire ; pas la peine d’es­sayer d’al­ler à l’en­contre de ça. Si tu essaies d’al­ler à l’en­contre de ce son, tu perds ! (Rires) Tu dois accep­ter la pièce telle qu’elle est, avec ses quali­tés et ses défauts. « OK on est dans le Studio 2, et voilà comment ça sonne ! Très bien ! » Si tu acceptes cela, tu peux y amener les projets adéquats.

Il existe des projets qui seraient « inadé­quats » dans les studios d’Ab­bey Road ?!

Non, je veux dire par là que le studio est fait pour n’im­porte quel projet, bien sûr, mais parfois certains endroits sont plus « adap­tés » que d’autres à certaines musiques. Tu le sais, si tu installes un micro dans le studio, que tu mets un peu de panneaux acous­tiques autour, que tu mets une batte­rie, etc. Tu entends instan­ta­né­ment le son que tu as entendu des centaines de fois dans ta vie ! Et tu te dis direct : « Oh, comme à la maison… » (Rires) Tu as les fris­sons, instan­ta­né­ment. Je me souviens – ça me donne des fris­sons d’ailleurs, rien que d’en parler – de la première fois où j’ai entendu un orchestre dans le Studio 1 d’Ab­bey Road ; c’était le premier mouve­ment de « l’Oi­seau de Feu » de Stra­vinsky. Tu imagines ? Je n’avais jamais entendu de pareille chose dans ma vie. C’était incroyable !
Quand tu allais dans le Studio 2, tu pouvais entendre cette dame, Mrs Mills, jouer ce piano honky tonk – qui est devenu célèbre main­te­nant. C’était une pianiste de pop et elle avait un groove de dingue ; elle pouvait jouer de tout, de la variété, de la pop… n’im­porte quelle musique. Rien que le son de ce piano qui sort des enceintes, c’est quelque chose de spécial. Tu te sens extrê­me­ment chan­ceux de pouvoir entendre ça ! Et quand tu es témoin de ce genre de choses, tu n’as pas envie de rentrer chez toi. D’ailleurs, je ne suis pas rentré chez moi pendant des années ! (Rires) Bien sûr, d’un point de vue person­nel, ça a été catas­tro­phique pour ma famille. J’étais marié, j’avais déjà un premier fils, mon second allait bien­tôt arri­ver et ça a été très dur pour ma femme ; j’ai mené une vie très égoïste, dans un certain sens. C’est un métier très égoïste, de toute façon. Tu te dois d’être là, tu dois te montrer prêt. Et quand tu es en studio, tu dois te donner à fond, sinon tu n’as pas de boulot. C’est un peu « Tout ou rien », et c’est comme ça !

Et j’ima­gine que ton plan­ning a dû deve­nir encore plus dingue quand tu es passé Chief Engi­neer ?

En fait, je ne sais pas, je ne suis pas sûr que ce fut pire… C’était même plus facile à bien des aspects. OK, je travaillais énor­mé­ment, mais le travail le plus stres­sant, en studio, tu le sais : c’est celui de l’as­sis­tant – sans aucun doute. C’est vrai­ment stres­sant. L’as­sis­tant est là le premier le matin, et le dernier à partir le soir ; il est celui qui a le plus petit salaire, et tout le monde a le droit de faire des erreurs en studio, sauf l’as­sis­tant. Si quelque chose ne se passe pas comme prévu avec le magné­to­phone, c’est irré­mé­diable, c’est parti pour toujours ; il n’y a pas d’Undo sur un magné­to­phone ! Quand c’est effacé, c’est effacé ! J’en ai effacé des trucs, tout le monde efface des trucs… (Rires) Un de mes amis a carré­ment effacé toute une face de « Working Class Heroes » de John Lennon, tu imagines le truc… ?! Pour ma part, je n’ai effacé « que » 30 secondes d’un orchestre tout entier !

Comment tu gères une situa­tion avec un tel niveau de stress ?

Tu as juste envie de mourir ! (Rires), Mais tout le monde sait que ça arrive. Le réali­sa­teur artis­tique m’a dit : « Oh ne t’en fais pas Haydn : tu ne feras cette erreur qu’une seule fois dans ta vie ! » Et c’est ce qui s’est passé : je n’ai fait cette erreur qu’une seule fois. Quand tu es Chief Engi­neer, c’est plus facile. Évidem­ment, j’étais bien occupé ; c’était sympa, je bougeais beau­coup, j’al­lais pas mal à New York aussi. Je me souviens d’ailleurs d’une fois, un vendredi je travaillais avec les Pet Shop Boys à Abbey Road et le soir j’ai pris un avion pour aller faire une session de voix à New York, aux Studios RCA – studio qui est malheu­reu­se­ment fermé, aujour­d’hui – et le lundi j’étais de retour pour enre­gis­trer Gary Moore à Abbey Road ! (Rires) L’adré­na­line et l’en­thou­siasme te font tenir, parce que c’était vrai­ment des projets merveilleux !

Quand tu passes d’as­sis­tant à ingé­nieur, comment fais-tu alors pour travailler avec de grands noms comme ceux que tu viens de citer ? Est-ce la façon dont tu as été formé, le respect qu’on t’a inculqué ou quelque chose d’autre qui fait que tu gardes la tête froide et gères les projets avec recul et goût ?

Souvent, ce sont les artistes avec lesquels tu as travaillé comme assis­tant – et qui ont appré­cié bosser avec toi – qui t’ap­pellent un jour pour te deman­der de mixer un petit truc, ou de travailler avec eux sur un projet… C’est un long proces­sus en réalité ; tu pouvais rester assis­tant un moment, avant de deve­nir ingé­nieur. Puis une fois ingé­nieur, tu pouvais rester un moment à ne faire que les choses pour lesquelles on t’avait recom­man­dé… Bien sûr, j’ai eu une chance énorme, car Abbey Road atti­rait – et attire toujours, d’ailleurs ! – des artistes de très très haut niveau. Tu le sais comme moi : plus l’ar­tiste est talen­tueux.se, meilleur est l’en­re­gis­tre­ment ! Les gens me disaient : « Oh Haydn, tu te débrouilles très bien! » Mais je ne faisais rien ! (Rires) Tu te retrouves juste à travailler avec un.e artiste qui a une voix excep­tion­nelle, et ça change tout ! Le danger, c’est de croire que tu es meilleur que ce que tu n’es réel­le­ment. Ça, c’est le vrai danger. Tu dois donc conti­nuer d’ap­prendre, de te former et d’amé­lio­rer tes tech­niques pour évoluer et deve­nir sans cesse meilleur dans ce que tu fais. C’est ce que je fais, encore aujour­d’hui.

Pour termi­ner sur les aspects de ta carrière, c’est au début des années 90 que tu es devenu indé­pen­dant. Qu’est-ce que ça a changé dans ta vie ?

Et bien je gagnais 3 fois plus ma vie ; c’était déjà un gros chan­ge­ment en soi ! (Rires) Et j’étais bien occupé : quand j’ai quitté Abbey Road, mon agenda était plein pour les 9 mois suivants. C’était incroyable : 9 mois ! Je n’ai pas pu prévoir d’autre session avant ces 9 mois. J’ai fini ma dernière séance à Abbey Road à 2h30 du matin, quelque chose comme ça, et c’était génial parce que c’était une séance avec George Benson et son groupe. Et… tu vois les esca­liers du Studio 2 ? J’ai descendu les esca­liers et je me suis dit : « Ouais, la vie est belle ! » J’étais telle­ment heureux. Je pensais que je serais plus triste que ça de quit­ter Abbey Road, mais comme je l’avais anti­ci­pé… J’avais évoqué le sujet avec Ken – le mana­ger du studio – quelques années aupa­ra­vant et il m’avait dit : « Si jamais tu changes d’avis, on gardera ta place ici pendant un an. Tu reviens quand tu veux. » J’ai eu une chance incroyable d’avoir ce filet de sécu­rité. Il n’y avait vrai­ment aucun risque pour moi de passer free-lance. Du coup cette fois-là je me suis senti vrai­ment mieux que jamais – même si il est diffi­cile d’avoir les idées claires à 2h30 du matin après une longue jour­née de travail! (Rires) Je n’ai pas quitté Abbey Road parce que je voulais mieux gagner ma vie, j’ai quitté Abbey Road parce que je voulais être plus libre.

Artis­tique­ment ?

Non, artis­tique­ment… Pas vrai­ment. Le problème était ailleurs. À un moment, Abbey Road a été repris par une nouvelle société de mana­ge­ment, et fran­che­ment je n’avais pas confiance en leur vision des choses. Je ne suis vrai­ment pas un busi­ness
Man, mais je voyais d’un mauvais œil le fait que l’en­droit soit géré par des comp­tables. Alors c’est vrai que si tu regardes le studio à l’époque, du point de vue d’un.e comp­table, il ou elle aurait dit, tout de suite : « Tu rigoles ou quoi ? Il n’a rien fait depuis 3 mois, pourquoi est-ce qu’on conti­nue de le payer ?! On se débar­rasse de lui, de lui, d’el­le…! » J’étais aussi la première personne à avoir pu négo­cier avec les studios ; avant, les employés étaient payés à l’heure. Du coup, après 6h du soir, tu gagnais plus, après 21h, tu gagnais plus, après minuit tu gagnais le double… Les same­dis tu gagnais 1,5 fois de plus, les dimanches tu gagnais le double. Donc, si tu travaillais 20h un dimanche, tu te faisais quasi­ment une semaine de salaire : c’était pas si mal à l’époque ! J’ai dit à Ken : « C’est absurde : Tu sais que je prends tout ce qui vient – je ne te dis jamais non. Mais je ne peux pas conti­nuer comme ça : parfois je gagne beau­coup d’ar­gent, parfois je pars en vacances avec ma femme et mes fils et je me retrouve avec 3 semaines sans salaire ou presque ! J’ai un crédit, des enfants… Donne-moi un salaire décent sur une année et je ferai n’im­porte quel projet ! » J’ai été le premier à négo­cier ça. Donc tu imagines bien que lorsqu’un comp­table arrive dans le studio – je parle de la fin des années 80 – et qu’il me voit, il finit par dire : « Haydn gagne quelque chose comme 40 000 livres par an, et ça fait 6 semaines qu’il n’a rien fait ! » En plus, je savais que Ken allait partir à un moment, donc il n’al­lait pas expliquer les raisons d’un tel fonc­tion­ne­ment… Je ne voulais pas me retrou­ver à la porte du jour au lende­main ; c’est aussi pour cette raison que je suis parti. Je ne me sentais plus en sécu­rité. C’était bien plus stable pour moi de trou­ver du travail et le gérer, que de faire confiance à une bande de comp­tables. Et c’est toujours le cas aujour­d’hui.

Pendant un temps tu as eu ta propre cabine aux Studios Stron­groom à Londres, et main­te­nant tu es au Studio Bunker, c’est bien ça ?

Oui main­te­nant je suis installé au Studio Bunker.

D’après ce que je sais, tu utilises un envi­ron­ne­ment « hybride » ; on dirait que tu as accueilli avec beau­coup d’en­thou­siasme les diffé­rentes évolu­tions tech­no­lo­giques que l’on a pu vivre ces 50 dernières années. Quelle est ta posi­tion par rapport à ça ?

Et bien… C’est un outil ! (Rires) Je vais te dire ce que j’en pense : je suis heureux que ma forma­tion à l’en­re­gis­tre­ment ait pu se faire du temps de l’ana­lo­gique. Aujour­d’hui je conserve cette « disci­pline analo­gique » à l’ère du numé­rique.

Tu penses donc que l’on vit la meilleure période, puisqu’on peut faire un peu comme on a envie aujour­d’hui…?

Je ne pense pas qu’avoir le choix soit néces­sai­re­ment une bonne chose. Pour être franc avec toi, je pense même qu’avoir un véri­table cadre et des restric­tions renforcent la créa­ti­vité. Mais je suis très heureux aussi de ne plus avoir à utili­ser de magné­to­phone analo­gique ! (Rires) J’ADORE travailler avec Pro Tools ; j’adore mixer « in the box » – je le fais tout le temps main­te­nant.

Pas de somma­teur ?

Arf, non…! Je veux dire… Bien sûr, j’ai essayé et je vois les avan­tages d’un tel outil. Mais les choses qui me touchent en musique, dans l’art, la photo, la pein­ture et l’ar­chi­tec­ture, c’est l’es­pace et la pers­pec­tive. Et c’est vrai que la plupart des artistes avec qui je travaille, je vais travailler en 24 bits / 96 kHz, j’ai des conver­tis­seurs Prism, des enceintes de très haute quali­té… Et j’adore « l’es­pace » que j’en retire. Cet « espace » est extrê­me­ment impor­tant pour moi ; la profon­deur et la percep­tion sont deux choses que j’es­saie soit de « captu­rer », soit de conser­ver et de préser­ver. Dès que je mets un somma­teur, je me dis : « Hmmm, ça sonne bien ! » Mais après une minute, je préfère la netteté, le son plus « ouvert » que j’ai lorsque je n’uti­lise pas de somma­teur. Atten­tion : je ne dis pas que ce n’est pas bien d’uti­li­ser un somma­teur. Je ne dis pas non plus que le saut à l’élas­tique n’est pas bien, mais je n’en ferai pas ! (Rires) Je ne dis pas que ce n’est pas bien, je dis juste qu’à mesure que tu vieillis, tu trouves des choses qui TE corres­pondent. Et je ne dis pas non plus que les choses que j’aime sont néces­sai­re­ment meilleures, mais au moins je peux les défendre honnê­te­ment à travers ce que je fais. Main­te­nant, ça pour­rait ne pas plaire à certains.es – et je les compren­drais – mais ils ou elles n’ont pas à aimer ! J’es­père juste que ça conti­nuera de plaire à certains, parce que j’aime mon travail. Si tu es amené à défendre quelque chose, il faut que tu y croies, il faut que tu aies une bonne raison pour cela. Donc oui : je mixe « in the box » !

Ton travail a pu couvrir des genres musi­caux extrê­me­ment éclec­tiques : de Kate Bush à Elton John & Paul Mac Cart­ney, en passant par Every­thing But The Girl, Massive Attack ou encore Rūychi Saka­mo­to… As-tu appris à connaître des choses bien spéci­fiques pour t’adap­ter à ces diffé­rents styles…?

Je suppose que oui… J’aime la musique, tout simple­ment. J’aime les orchestres – j’ai toujours aimé les orchestres – et je trouve que c’est l’ins­tru­ment le plus incroyable qui ait pu être inventé !

Donc on peut dire que c’est ce que tu préfères enre­gis­trer ?

Non, parce que j’aime aussi être en studio avec 3, 4, 5 personnes ou juste une section ryth­mique. Je veux dire : j’aime tout, sans excep­tion ! Mais quand tu entends un orchestre tout entier qui joue brillam­ment, c’est tout simple­ment merveilleux ! On est très chan­ceux – et c’est une chose qui me retient à Londres : le niveau des musi­ciens est juste excep­tion­nel. Ils jouent à vue de façon éton­nante, leurs instru­ments ont un son de dingue et nous pouvons les enre­gis­trer dans des endroits comme Abbey Road ou les studios Air ; c’est sensa­tion­nel ! Ce n’est pas forcé­ment la chose que je préfère dans l’ab­solu, mais c’est un bonheur incom­pa­rable. Donc oui, pour répondre à ta précé­dente ques­tion : je joue un peu de piano, je me suis formé pour lire la musique, j’ai appris quelques tech­niques d’ar­ran­ge­ment, je peux lire des parti­tions et appré­hen­der comment un orchestre doit sonner. Je ne sais pas si tout ça m’aide, mais en tout cas ça rend la vie bien plus inté­res­sante de savoir ce que tu fais ! Que tu enre­gistres Massive Attack ou Rūychi Saka­moto : ce n’est que de la musique ! Je n’ai jamais voulu me spécia­li­ser dans aucun genre ; c’est une chose que je n’ai jamais souhai­tée. Quand tu te spécia­lises dans un genre, c’est comme une dinde qui vote­rait pour un Noël anti­cipé ! (Rires) Quand tu te foca­lises sur une mode, tu cours le risque un jour de passer de mode, car la mode est éphé­mère. Et je n’ai jamais voulu être éphé­mère.

haydn-bendall-2Et tu veux conti­nuer à être émer­veillé.

Je reste émer­veillé, et par toutes sortes de choses ! Avec plusieurs amis, j’ai fait 3 albums et 2 EPs qui s’ap­pellent « The Lock­down Albums », juste pour le plai­sir de les faire. C’était magni­fique. Ce fut une période très produc­tive. Ils venaient au studio, se donnaient les struc­tures et les accords, et ensuite je n’avais plus qu’à mixer. Pas d’ins­tru­ments virtuels, juste de vrais instru­ments joués par de vrais musi­ciens. Et je ne dis pas que les instru­ments virtuels ne sont pas bons, mais c’était le cadre qu’on s’était fixé pour ce projet. Je conti­nue à décou­vrir un tas de choses, et j’aime ça !

L’autre jour, j’ai trouvé un nouveau truc que je fais sur les grosses caisses main­te­nant, et je suis comme un gosse avec ça ! C’est tout bête, vrai­ment, mais je suis telle­ment heureux d’avoir trouvé ça ! En plus des trai­te­ment « tradi­tion­nels » que je peux faire sur une grosse caisse – filtre coupe-bas, égali­sa­tion néga­tive et posi­tive – je rajoute 1 ou 2 dB, pas plus, à 12kHz. Et ce truc ne marche qu’avec les EQ Massen­burg, pas avec les Neve, API ou Fabfil­ter, etc. J’ai essayé et ça peut éven­tuel­le­ment fonc­tion­ner avec un EQ Trident, mais pas aussi bien, ou encore avec un EQ Pultec, c’est pas mal du tout… Ça ajoute juste un peu « d’air » aux grosses caisses – et aux caisses claires aussi ! – et dans un sens, ça les adou­cit, les rend plus « déli­cates ». Ça ne les fait pas « ressor­tir » du mix, mais bizar­re­ment ça les rend plus douces. Tu sais, c’est le genre de truc que tu fais de façon tota­le­ment inat­ten­due. Tu t’amuses avec les réglages un jour et tu te dis : « Tiens, comment ça sonne­rait si j’es­sayais ça…? » Et quand tu essaies tu te rends compte que c’est complè­te­ment génial !

Parfois, j’ai un peu peur que tout ça s’ar­rête, parce que je n’en ai vrai­ment pas envie : c’est telle­ment passion­nant ! L’autre jour, je parlais avec mon fils qui me deman­dait ce que je préfé­rais et les moments les plus drôles de ma carrière. Et sincè­re­ment, je pense que ce qui me passionne le plus, c’est l’en­re­gis­tre­ment et la réali­sa­tion artis­tique. Ce sont les choses les plus inté­res­santes que je fais.

Avec cette géné­ra­tion de futurs.es ingé­nieurs.es qui arrive et que tu rencontres – aussi bien à Londres qu’ici à Paris – quelles sont les prin­ci­pales « erreurs » ou « malen­ten­dus » que tu peux consta­ter dans leurs méthodes de travail, et qu’est-ce que tu penses pouvoir leur appor­ter ?

Je comprends et conçois diffé­rentes méthodes de travail aujour­d’hui. J’ai été formé dans le Studio 1, réel­le­ment. Aujour­d’hui, les jeunes n’ont plus vrai­ment cette oppor­tu­nité. Je veux dire, à mon époque, il n’y avait pas d’écoles de son ou ce genre de choses. La seule façon d’ap­prendre, c’était de passer du temps en studio d’en­re­gis­tre­ment. Donc dans un sens, ils et elles arrivent avec un bagage de connais­sances bien plus consé­quent que ce que j’avais moi, à mon époque, quand j’ai commencé – ce qui est une très bonne chose, je trouve. Mais à cause de tous ces choix possibles, de toute cette confu­sion aussi, ils sont amenés à regar­der des vidéos sur Inter­net qui racontent des trucs terribles, du genre : « Aaaaah et voilà ce que vous devez faire sur les grosses caisses ! Et voici comment on fait pour enre­gis­trer des voix incroyables ! » (Rires) Ça ne veut rien dire, toutes ces vidéos qui paraissent bien amateurs. Ils ne peuvent savoir quels conseils écou­ter, et quels conseils éviter ; ça me fait un peu de peine pour eux, dans un sens. Mais je pense qu’il y a aussi de nombreux avan­tages à tout cela : ils peuvent venir faire des travaux pratiques dans des endroits comme celui-ci (Abbey Road Insti­tute Paris), ils ont accès à de belles struc­tures ; après, il leur faudra trou­ver de beaux studios dans lesquels commen­cer à travailler, ce qui ne sera pas une mince affaire !

Surtout quand ceux-ci sont fermés…

Effec­ti­ve­ment ! Mais il en reste toujours. Honnê­te­ment, je suis heureux de la vie profes­sion­nelle que j’ai pu mener, parce que je trouve ça toujours diffi­cile quand tu as trop d’op­tions et de possi­bi­li­tés, trop de chemins diffé­rents… Tu finis par être perdu, ne plus savoir où aller ni comment faire. Tu vois, par exemple – pour reve­nir à la compres­sion – au départ il n’y avait que 2 compres­seurs à Abbey Road ‡! (Rires) Tu sais, quand j’ai commencé, même l’EQ était rudi­men­taire ; tu n’avais que 2 réglages : « Presence » et « Bass », par pas de 2 dB, c’est dire… ! Tu devais donc apprendre d’abord à placer tes micros correc­te­ment, connaître le son de tes instru­ments, et tout le reste… Il y avait donc plus de place à l’ex­pé­ri­men­ta­tion bien entendu, mais les projets prenaient beau­coup plus de temps aussi. Enfin, les projets prenaient plus de temps si tu voulais créer quelque chose d’unique. Mais tu te devais d’avoir des bases solides que la plupart des étudiants n’ont plus aujour­d’hui. Aujour­d’hui c’est très diffé­rent car les choses ont évolué. Nous vivons dans un monde où l’on ne sait plus vrai­ment pour qui ou pour quoi nous faisons de la musique aujour­d’hui. Où va la musique aujour­d’hui ? Ce n’est pas facile de savoir pourquoi on fait de la musique aujour­d’hui et comment elle est utili­sée, et surtout comment les musi­ciens.nes et les compo­si­teurs.trices peuvent en vivre aujour­d’hui.

haydn_bendall-1JPG.JPGQuel serait donc ton conseil aujour­d’hui pour un.e futur.e ingé­nieur.e ou réali­sa­teur.trice artis­tique ?

Mon avis serait bien inutile en fait, parce qu’à l’heure actuelle je ne suis plus un ingé­nieur débu­tant. Les gens me posent souvent cette ques­tion : « Qu’est-ce que tu ferais Haydn si tu commençais ta carrière aujour­d’hui ? » Et bien je n’en ai aucune idée ! Je reste persuadé que vouloir jouer et enre­gis­trer de la musique de la meilleure manière qui soit reste notre guide, mais n’est-ce pas là un aveu d’op­ti­misme naïf de ma part ?… Je n’en sais rien. Je ne sais pas si je serais en mesure aujour­d’hui de donner un conseil perti­nent à un.e jeune. Pour ma part, je suis toujours enthou­siaste, mais c’est facile de dire ça quand tu as une expé­rience solide et que les gens restent impres­sion­nés par les artistes avec lesquels tu as pu travailler ; ça faci­lite les choses ! Mais je ne suis plus au commen­ce­ment de ma carrière. C’est donc mon rôle de leur apprendre à reti­rer le maxi­mum de bonheur en faisant de la musique, et en la faisant de la meilleure manière possible.

À la Bernard Pivot…

Ton plus beau souve­nir d’al­bum, en enre­gis­tre­ment comme en mixage ?

Enre­gis­trer un titre avec Chris Botti and Paul Bucha­nan, le jour où mon père est décédé. C’était très beau.
(Pause)

OK.. Ton pire ?

Je n’en ai pas. Vrai­ment, aucun.

Alors le plus drôle ?

Peut-être le moment le plus terri­fiant fut la première fois où on m’a demandé de mixer un album. On m’a envoyé les bandes de New York jusqu’à Abbey Road. J’ai mis les bandes sur le magnéto – l’al­bum avait été mal enre­gis­tré, vrai­ment mal ! – et je pense que c’était le pire moment de ma carrière, car je n’avais pas assez d’ex­pé­rience pour arran­ger ça ! (Rires) Je ne savais vrai­ment pas quoi faire. Quand je me suis rendu compte que je ne savais pas ce que je faisais, je crois que c’était pire encore ! (Rires)

Avec quel artiste souhai­te­rais-tu travailler et pourquoi ? Bien entendu, quelqu’un avec qui tu n’au­rais pas encore travaillé, si il en reste… ! (Rires)

Il y a ce guita­riste qui s’ap­pelle Kurt Rosen­win­kel avec qui j’ai­me­rais VRAI­MENT travailler. Il est tout simple­ment génial.

Tu es engagé pour réali­ser avec un artiste que tu adores, mais la règle est simple : less is more. Tu ne peux prendre que 5 équi­pe­ments. Qu’est-ce que tu emmènes avec toi et pourquoi ?

Des micros Schoeps – soit des MK4 ou MK21. Un Neumann U67. Des conver­tis­seurs Prism ADA. Des enceintes B&W ampli­fiées par un ampli Brys­ton. Une chose de plus… Un EQ Neve 1081. OU un Harri­son ! (Rires)

Est-ce que tu as une cita­tion ou un leit­mo­tiv à propos de notre métier que tu aimes utili­ser parfois ?

Oui, il y en a une qui fait toujours rire… Tu sais quand les gens utilisent beau­coup trop de micros pour enre­gis­trer un instru­ment… Comme par exemple 20 micros sur une batte­rie ?! Moi j’en utilise 8, au maxi­mum… Et bien, je dis souvent (traduc­tion litté­rale) : « Plus tu ouvres les fenêtres, plus la m*** risque de rentrer ! » C’est plutôt drôle ! (Rires)

Je l’adore celle-là ! Telle­ment drôle ! En français on dit : « Plus il y a de robi­nets, plus ça fuit ! »

(En français) C’est exac­te­ment ça ! (Rires)

Inter­view réali­sée à Abbey Road Insti­tute Paris par François Maxime Boutault, ingé­nieur du son et produc­teur français.


Vous souhaitez réagir à cet article ?

Se connecter
Devenir membre