Kate Bush, Massive Attack, Ryuichi Sakamoto ou encore les Pet Shop Boys : Haydn Bendall a enregistré les plus grands, notamment à Abbey Road. À notre tour de l'enregistrer du coup, sachant que la légende ne tarit pas d'histoires à raconter...
Son nom ne vous évoque peut-être pas grand-chose, et pourtant cet ingénieur du son anglais fait partie de la grande famille des « chefs étoilés » issus des plus grands studios. Avec une carrière ayant traversé les époques et les modes sans jamais vaciller, Haydn Bendall a su faire le grand écart des genres avec une sagacité dont lui seul a le secret. De Kate Bush au Royal Philarmonic Orchestra, en passant par Massive Attack, Ryuichi Sakamoto ou encore les Pet Shop Boys, multiples sont les grands noms de la musique l’ayant rejoint dans sa maison de prédilection – les studios Abbey Road – pour concocter de nombreux tubes. Rencontre avec un amoureux de la musique dont le savoir-faire n’a d’égal que son humilité.
Bonjour Haydn, heureux de te voir à Paris ! On est ici à l’Abbey Road Institute de Paris ; est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur les ateliers que tu animes ici ?
C’est sympa ! C’est pas mal de boulot, je me retrouve à parler énormément, mais c’est super. Les étudiants(es) sont vraiment bons.nes, toutes et tous très sympas. En général, je n’aime pas m’étendre sur ma carrière et mon travail, mais j’aime bien échanger avec les étudiants. Pour la journée qui vient de se passer, Jean-Philippe Boisson (directeur d’A.R.I. France) et moi-même avons eu l’idée de couper la journée en 2 sessions – une le matin et l’autre l’après-midi – pour que les étudiants puissent amener chacun 3 ou 4 mixes. Le but était de pouvoir écouter ensemble leur travail, voir un peu ce qu’ils avaient fait, analyser ensuite les choses, donner quelques conseils pour améliorer leurs techniques et parler un peu de la « philosophie » du mixage en général. C’était vraiment intéressant et franchement, il y avait dans le lot de super morceaux de musique, vraiment originaux et intéressants, qui n’obéissent pas vraiment à des codes en particulier, ou quoi que ce soit… C’était vraiment sympa. On a évoqué tout un tas de sujets, dont la compression. Je me suis souvenu que, lorsque j’ai commencé à travailler comme ingénieur du son, j’ai mis des ANNÉES avant de pouvoir comprendre ce qu’était la compression. Des années. L’égalisation, je l’ai comprise assez vite, mais la compression, ça m’a pris un certain temps ; je trouvais que c’était un traitement complexe ! J’ai fait plein d’albums – certains sont même devenus des classiques, d’ailleurs – sur lesquels n’y a pas de compression parce que j’avais trop peur de l’utiliser !
La compression peut faire peur ! (Rires)
Ce fut le cas pour moi ! Bon, maintenant, ça ne m’effraie plus ; d’ailleurs, je m’en sers beaucoup… Mais je ne m’en sers pas de la même façon que ce qu’on pourrait penser : je m’en sers plus comme un EQ, pour changer la « perspective », le contenu harmonique, pour « sculpter » le timbre… Pas pour contrôler le niveau. Pour ça, on a de super outils d’automation. Au lieu de passer 3 secondes à insérer un compresseur tout pourri, je passe une demi-heure à écrire des mouvements d’automation ! (Rires)
Tu as une carrière incroyable, et la liste des artistes avec qui tu as pu travailler est impressionnante ! Mais, tout comme les étudiants.es qui sont ici, il y a bien eu un moment où tu as commencé. Quelle a été « l’étincelle » pour toi ?
Au départ, je jouais de l’orgue électrique. J’avais un groupe au lycée et l’orgue était Vox Continental ; je l’adorais. En vérité, j’ai dépensé tout mon argent de l’époque pour me l’offrir ! Je livrais des journaux, le soir je travaillais dans un magasin et j’ai économisé tout cet argent pendant quelques années pour m’acheter ce Vox Continental. Et j’adorais répéter. On n’écrivait pas nos propres compositions, mais on était bons pour faire des reprises de soul, des trucs comme ça…
On parle de quelle époque ? La fin des années 60, avec tous les gros noms de la soul aux États-Unis et en Angleterre ?
C’est ça, la soul de la Motown, Sam Cooke, des trucs dans ce style… On avait une formation batterie, basse, une guitare, voire deux parfois, et moi qui jouais de l’orgue. Les répétitions étaient super – j’adorais ça – mais je détestais jouer en concert ! Vraiment, je n’aimais pas ça. J’avais peur, j’avais le trac, je ne sais pas ; on répétait et dès qu’on allait sur scène, personne ne jouait ce qu’on faisait en répétition ! C’est dommage ! (Rires) Quel est le but de bosser comme des fous alors ? Juste pour le plaisir de tout faire foirer en concert ?! (Rires) Et puis je n’aimais pas transporter mon orgue non plus, avec l’AC30 et tout le bazar… On était un groupe de lycée à vrai dire, on n’avait pas un succès dingue, mais on avait quand même des concerts un peu partout dans le pays, et bien sûr on voyageait en van. Je crois que le père du batteur avait un van ; c’est pour ça qu’il était notre batteur d’ailleurs ! (Rires) On a fait pas mal de kilomètres avec ce groupe ; on avait pas mal de concerts dans la région de Leeds, Manchester et Londres bien sûr. J’aimais vraiment tous les aspects du fait de jouer dans un groupe, j’aimais vraiment tout, sauf le fait de conduire un van, dormir dans un van, porter tout le matériel et jouer en concert ; tout le reste me semblait beaucoup plus sympa ! (Rires) Notre manager s’appelait Cliff, et il avait cette toute petite usine dans l’East End de Londres – un truc qui faisait de l’emballage de bonbons dans du cellophane, je crois – mais au dernier étage, il avait un petit studio de deux pistes, et un Mellotron. Tu imagines le truc ?
Génial !
Je suis allé le voir à son studio et j’ai fait quelques enregistrements ; on avait cette chanson qui s’appelait « Routine », qui était un peu psyché… Cliff avait deux magnétophones stéréo, donc il enregistrait d’une machine sur l’autre. C’est sûr, c’était un peu rudimentaire comme configuration, mais je trouvais que c’était incroyable d’être en studio. C’était vraiment merveilleux et fascinant pour moi. Ensuite j’ai connu un gars qui s’appelait Joe Meek, le fameux réalisateur artistique anglais…
Attends… Tu veux dire que tu as rencontré Joe Meek ?!
Je l’ai bien connu, oui ! J’allais chez lui et j’enregistrais des parties de piano et il me payait 5 livres ! Le truc c’est que je ne pensais pas faire carrière dans la musique, c’était juste quelque chose que j’aimais faire. J’aimais bien être dans le petit studio de Cliff. Après cela, Cliff a monté une société qui s’appelait Orange… Tu vois, les amplis Orange ? Et bien c’est Cliff, Cliff l’a créé !
Je vois bien ! Encore un petit nom dans le monde des fabricants de matériel ! (Rires)
À l’époque c’était le cas ! Au départ ce n’était pas un fabricant d’amplis d’ailleurs, c’était un magasin de guitares d’occasion, qui s’appelait Orange, et qui était situé rue New Compton, dans le quartier de Soho. À l’époque j’allais entrer à l’Université, je voulais être médecin, et plus précisément pédiatre car je voulais m’occuper des enfants ; c’était mon truc à l’époque. Cliff avait ce magasin de guitares d’occasion – il vendait des guitares, des amplis et tout un tas de choses – et au sous-sol, se trouvait le studio à la pointe de la technologie de l’époque, c’est-à-dire un studio 4 pistes ! Cliff avait monté ce studio autour d’un magnétophone analogique Ampex de 4 pistes, et je lui dis : « Écoute Cliff, j’ai besoin de travailler pour économiser pour l’Université. » Il me répond : « OK, tu peux venir travailler au sous-sol. » Je lui ai répondu : « Attention, je ne veux pas travailler dans le magasin, à écouter des guitaristes jouer super fort toute la journée ! ». Il m’a dit : « Non, non, viens travailler au studio, au sous-sol ! ». Ce fut donc ça mon premier boulot, aux Studios Orange.
À Soho ? À la fin des années 60 ? Plutôt sympa comme premier job !
Tu imagines ? Je n’ai jamais dormi ! (Rires) C’était le paradis ! J’aimais tellement ça que je me suis dit que je ne pourrais plus aller à la fac ; c’est à ce moment que j’ai arrêté d’espérer devenir pédiatre. J’ai travaillé avec des artistes incroyables là-bas, Robin Gibb des Bee Gees, John Miles, Fleetwood Mac…
Tous ces artistes venaient aux Studios Orange ?
Oui ! Peter Green jouait dans ce groupe de blues qui s’appelait « Peter Green’s Fleetwood Mac » ; ils m’ont demandé de les rejoindre et j’ai répondu : « Non, merci, mais je n’aime pas trop le blues… » Super décision de carrière en effet ! (Rires) Robin Gibb était déjà hyper talentueux à cette époque, il venait faire des démos… Quelle voix ! Et ses chansons étaient tout aussi incroyables. Il venait, s’installait au piano, chantait, faisait quelques guitares, des harmonies, des harmonies, et encore des harmonies… J’aime toujours autant sa voix. Il y a quelque chose de… « pathétique » dans sa voix – mais au sens littéral du terme, « plein de pathos »… Sa voix était magnifique, terriblement expressive. Il y avait ce groupe qui s’appelait The Pink Fairies et j’ai bien connu Peter Green, Danny Kirwan, Jeremy Spencer et John McVie… Ils n’avaient pas d’argent à l’époque, ils n’arrêtaient pas de me taxer des cigarettes ! (Rires)
OK donc tu ne dormais pas, tu te faisais taxer tes cigarettes, mais tu avais suffisamment économisé pour la fac à laquelle tu n’irais pas ! (Rires)
Oui, j’avais économisé un petit peu, mais pas tant que ça en fait : je dépensais tout ! (Rires) À un moment, je me suis dit : « OK, si je reste ici, je vais mourir ! » Je ne dormais jamais ! (Rires) J’ai pensé que c’était mieux que j’arrête de travailler en studio. À l’époque je vivais encore chez mes parents. Je suis resté aux Studios Orange deux ans et demis, à peu près – ce qui est bien assez quand tu ne dors pas et que tu ne fais que des trucs stupides ! (Rires), Mais j’ai adoré ça ! J’ai bien connu Paul Kossof également, un homme incroyable… Tous ces guitaristes incroyables, tous ces musiciens talentueux : c’était une période extraordinaire, avec une scène musicale hyper dynamique, en pleine épanouissement. Je suis même venu en France pour travailler avec Michel Polnareff ! Je crois que c’était au Studio de la Grande Armée, ou peut-être que c’était aux Studios Pathé-Marconi à Boulogne…
Enfin bref, je me suis dit : « OK, peut-être que je ne suis pas fait pour le studio… » C’était trop. J’étais un gamin à l’époque, je ne savais rien. J’ai pensé que je devais faire autre chose. Un jour, je parlais à l’accordeur de piano qui était venu à la maison et il m’a dit : « Tu sais, accorder les pianos, c’est pas mal ! » J’adorais les pianos, mais je ne savais pas en accorder un seul ! J’ai donc postulé chez Steinway & Sons, ils m’ont embauché, et ils m’ont assuré qu’ils allaient me former à l’accordage de pianos, mais aussi à être technicien de concert. Ça voulait dire préparer les pianos pour les concerts, les enregistrements, ce genre de choses. Donc non seulement tu accordes le piano, mais tu apprends à le « préparer », c’est-à-dire à le régler en fonction du jeu, lui donner un timbre un peu différent. C’est fascinant.
Quant aux pianos Steinway… Que dire ! Il n’y a rien de comparable ! J’ai vraiment aimé cette période. Une partie de mon travail était aussi d’assister aux répétitions et d’accorder les pianos, ou aller chez les pianistes de concert et ainsi apprendre à les connaître. Je me suis retrouvé à rencontrer des personnes fantastiques : Alfred Brendel, Vladimir Ashkenazy, Emil Gilels, John Ogdon, Brenda Lucas, Radu Lupu… Je veux dire, des musiciens tout simplement incroyables ! Et l’autre partie de notre travail était d’aller en studio d’enregistrement parce que, bien évidemment, quand tu as quelqu’un comme Daniel Barrenboim ou Jacqueline du Pré qui dirige l’orchestre symphonique, et que soudain le piano se désaccorde, tu ne peux pas dire : « OK tout le monde, on va faire une pause, on va voir si on peut trouver un accordeur de piano ! » Donc on devait rester en studio avec les concertistes. Et c’est pendant cette période, quand j’allais dans les studios – principalement Abbey Road et Decca d’ailleurs – que les choses ont évolué pour moi. J’ai finalement obtenu un diplôme en sociologie – j’ai pu étudier en même temps que je travaillais chez Steinway, et mon mémoire a même été écrit en studio ! J’ai appris à connaître un peu tout le monde chez Abbey Road, et j’ai fini par me dire : « Mais en fait c’est ici, en studio, que je veux passer ma vie ! » Ce n’était plus Soho, j’étais plus âgé et j’allais me marier. Un jour je vais voir le manager d’Abbey Road, Ken Townsend – avec qui je suis toujours en contact et qui a été un manager de studio formidable – et je lui dis que je veux vraiment travailler à Abbey Road. Il me répond : « Et bien Haydn, c’est simple : tu connais tout le monde ici, et tout le monde t’apprécie, si une opportunité se présente, tu auras le job! » Mais je me suis toujours dit que ça n’arriverait pas.
Et subitement, un jour un ami m’appelle pour me demander si je peux venir travailler à temps partiel au studio. J’ai tout de suite répondu : « Oui, oui, j’arrive, je suis là ! ». Donc voilà, une fois de plus, pendant un an, je n’ai pas dormi… ! (Rires) Je travaillais chez Steinway la journée, et à Abbey Road la nuit, car les sessions se faisaient aussi de nuit à cette époque. J’étais assistant et tape op (technicien responsable du fonctionnement magnétophone), la nuit ou les week-ends. Puis, un jour, un des assistants-ingénieurs partait se marier au Japon et Ken m’a appelé : « Haydn, tu veux toujours ce travail, parce que ce gars va nous quitter… » Bien sûr, je voulais ce job plus que tout au monde ! J’y perdais beaucoup, en termes de salaire ; j’étais bien payé chez Steinway, quelque chose comme 60 livres par semaine – ce qui était pas mal à l’époque ! – alors que chez Abbey Road j’étais payé 12 livres par semaine ! On s’est retrouvé un jour avec ma femme et mes parents pour discuter de ça ; Marinette, ma femme, a été d’un très grand soutien et mon père a dit : « Il faut qu’on le laisse faire cela car il est tellement passionné par son métier, il doit le faire. Arrivera ce qui arrivera, mais il faut qu’il saisisse l’opportunité. » J’ai eu beaucoup de chance, j’ai été grandement soutenu par mes proches. J’avais 22 ans, j’étais jeune, marié et c’est comme ça que j’ai commencé à Abbey Road.
Comment s’est opérée la transition d’assistant à ingénieur, pour toi ?
Oh ce fut un long chemin… Ça m’a pris pas loin de 6 ans. C’était une ambiance très prolifique, mais tu ne faisais rien tant que tu ne le maîtrisais pas. Ce fut une formation assez stricte. En tant qu’assistant, tu ne choisis pas les projets sur lesquels tu travailles – ce qui est une bonne chose, à vrai dire : tu te retrouves à faire du classique, de la variété, de la pop, beaucoup de rock. Les studios à l’époque étaient bookés tout le temps, parce que les gens achetaient des disques ! J’ai beaucoup appris à Abbey Road et j’en suis très reconnaissant, car j’ai tellement appris sur la musique et les musiciens, tu apprends à apprécier n’importe quel style de musique. Et tu le sais comme moi : n’importe quelle musique est bonne tant qu’elle est jouée par quelqu’un de talentueux ; le genre importe peu ! On s’en fiche si c’est de la guitare électrique, du violoncelle, du hautbois, du cor… Je travaillais dans ce « Paradis de l’Enregistrement » avec tous ces talents incroyables autour de moi. Il y avait cette cantine à Abbey Road – pas vraiment un restaurant, mais plutôt une cantine pas terrible d’ailleurs, qui est devenue bien célèbre depuis ! – et tu pouvais t’asseoir à côté de Yehudi Menuhin, Daniel Barremboim ou Paul MacCartney…Les Pink Floyd, Roger Waters, tous ces gens étaient là, ils se parlaient. Tu peux donc t’imaginer le genre d’ambiance qui régnait, il y avait une émulation créative incroyable.
Le truc génial c’est que tout le monde était respecté, mais personne ne se croyait plus important qu’un autre. Tu es là, tu te dois d’être professionnel à chaque instant, de 9h le matin à 5h le lendemain matin. En termes de service, la barre était très haute pour nous ; très peu de monde dans l’équipe pouvait se permettre de prendre de la drogue par exemple – parmi les artistes ça pouvait être différent – mais la qualité du service proposé par l’équipe du studio était d’un niveau d’exigence élevé. Le concept initial d’Abbey Road – et c’est ce qui en a fait sa singularité, en partie – c’est que le studio n’était pas là, au départ, pour créer du profit. Le studio était là pour fournir des produits à EMI Records. C’était en quelque sorte une « usine de fabrication » pour EMI Records. Et les artistes EMI pouvaient enregistrer à Abbey Road. Et seulement les ingénieurs d’Abbey Road pouvaient travailler à Abbey Road ; nous n’avions pas le droit de travailler ailleurs… Mais on le faisait, bien entendu ! (Rires) On ne disait rien, on inventait une excuse du genre : « Oh, est-ce que je peux prendre une semaine de congés pour refaire ma salle de bains ? » Et tout le monde savait ce que ça voulait dire… ! (Rires) Ce fut une formation merveilleuse parce que tu pouvais tout apprendre sur les micros, tu apprenais grâce aux meilleurs ingénieurs, les meilleurs réalisateurs.trices artistiques et les meilleurs.es musiciens.nes, et j’ai appris à apprécier les meilleurs.es musiciens.nes.
Et qu’as-tu appris à Abbey Road que tu gardes avec toi encore aujourd’hui ?
Le respect. Plus que n’importe quelle autre chose : le respect. Le respect des musiciens. C’est la valeur fondamentale que je retiens de cette période.
Tu parles des studios Abbey Road comme un chef parlerait d’un restaurant 3 étoiles, un endroit d’excellence. Tu as toujours ce ressenti aujourd’hui ?
Non, les choses ont changé. Enfin – ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! – c’est toujours un excellent endroit. Je veux dire, vraiment excellent ! Et je ne veux pas trop rentrer dans les détails – mais ça a évolué bien sûr. En tant que studio, pour moi ça reste le top du top ; il n’y a aucun autre endroit comme ça, d’un point de vue technique et même technologique. Je pense qu’Abbey Road fait partie de ces studios inégalés et inégalables. Le Studio 1, le Studio 2… Ces studios, je les connais par cœur, j’en connais chaque recoin. À chaque fois que je pénètre dans ces studios, je me dis : « Oh mon Dieu… Mais c’est tellement fantastique! » Et la plupart des gens ressentent la même chose. Ces murs ont entendu tellement de musiques, tellement de musiciens, que ceux qui viennent aujourd’hui ressentent encore quelque chose d’unique, et savent qu’ils se trouvent dans un endroit singulier. Et l’endroit SONNE de façon très spéciale aussi, vraiment. Je veux dire, le Studio 2 fait partie de ces endroits magiques dans lesquels tu sais ce que tu vas y faire ; pas la peine d’essayer d’aller à l’encontre de ça. Si tu essaies d’aller à l’encontre de ce son, tu perds ! (Rires) Tu dois accepter la pièce telle qu’elle est, avec ses qualités et ses défauts. « OK on est dans le Studio 2, et voilà comment ça sonne ! Très bien ! » Si tu acceptes cela, tu peux y amener les projets adéquats.
Il existe des projets qui seraient « inadéquats » dans les studios d’Abbey Road ?!
Non, je veux dire par là que le studio est fait pour n’importe quel projet, bien sûr, mais parfois certains endroits sont plus « adaptés » que d’autres à certaines musiques. Tu le sais, si tu installes un micro dans le studio, que tu mets un peu de panneaux acoustiques autour, que tu mets une batterie, etc. Tu entends instantanément le son que tu as entendu des centaines de fois dans ta vie ! Et tu te dis direct : « Oh, comme à la maison… » (Rires) Tu as les frissons, instantanément. Je me souviens – ça me donne des frissons d’ailleurs, rien que d’en parler – de la première fois où j’ai entendu un orchestre dans le Studio 1 d’Abbey Road ; c’était le premier mouvement de « l’Oiseau de Feu » de Stravinsky. Tu imagines ? Je n’avais jamais entendu de pareille chose dans ma vie. C’était incroyable !
Quand tu allais dans le Studio 2, tu pouvais entendre cette dame, Mrs Mills, jouer ce piano honky tonk – qui est devenu célèbre maintenant. C’était une pianiste de pop et elle avait un groove de dingue ; elle pouvait jouer de tout, de la variété, de la pop… n’importe quelle musique. Rien que le son de ce piano qui sort des enceintes, c’est quelque chose de spécial. Tu te sens extrêmement chanceux de pouvoir entendre ça ! Et quand tu es témoin de ce genre de choses, tu n’as pas envie de rentrer chez toi. D’ailleurs, je ne suis pas rentré chez moi pendant des années ! (Rires) Bien sûr, d’un point de vue personnel, ça a été catastrophique pour ma famille. J’étais marié, j’avais déjà un premier fils, mon second allait bientôt arriver et ça a été très dur pour ma femme ; j’ai mené une vie très égoïste, dans un certain sens. C’est un métier très égoïste, de toute façon. Tu te dois d’être là, tu dois te montrer prêt. Et quand tu es en studio, tu dois te donner à fond, sinon tu n’as pas de boulot. C’est un peu « Tout ou rien », et c’est comme ça !
Et j’imagine que ton planning a dû devenir encore plus dingue quand tu es passé Chief Engineer ?
En fait, je ne sais pas, je ne suis pas sûr que ce fut pire… C’était même plus facile à bien des aspects. OK, je travaillais énormément, mais le travail le plus stressant, en studio, tu le sais : c’est celui de l’assistant – sans aucun doute. C’est vraiment stressant. L’assistant est là le premier le matin, et le dernier à partir le soir ; il est celui qui a le plus petit salaire, et tout le monde a le droit de faire des erreurs en studio, sauf l’assistant. Si quelque chose ne se passe pas comme prévu avec le magnétophone, c’est irrémédiable, c’est parti pour toujours ; il n’y a pas d’Undo sur un magnétophone ! Quand c’est effacé, c’est effacé ! J’en ai effacé des trucs, tout le monde efface des trucs… (Rires) Un de mes amis a carrément effacé toute une face de « Working Class Heroes » de John Lennon, tu imagines le truc… ?! Pour ma part, je n’ai effacé « que » 30 secondes d’un orchestre tout entier !
Comment tu gères une situation avec un tel niveau de stress ?
Tu as juste envie de mourir ! (Rires), Mais tout le monde sait que ça arrive. Le réalisateur artistique m’a dit : « Oh ne t’en fais pas Haydn : tu ne feras cette erreur qu’une seule fois dans ta vie ! » Et c’est ce qui s’est passé : je n’ai fait cette erreur qu’une seule fois. Quand tu es Chief Engineer, c’est plus facile. Évidemment, j’étais bien occupé ; c’était sympa, je bougeais beaucoup, j’allais pas mal à New York aussi. Je me souviens d’ailleurs d’une fois, un vendredi je travaillais avec les Pet Shop Boys à Abbey Road et le soir j’ai pris un avion pour aller faire une session de voix à New York, aux Studios RCA – studio qui est malheureusement fermé, aujourd’hui – et le lundi j’étais de retour pour enregistrer Gary Moore à Abbey Road ! (Rires) L’adrénaline et l’enthousiasme te font tenir, parce que c’était vraiment des projets merveilleux !
Quand tu passes d’assistant à ingénieur, comment fais-tu alors pour travailler avec de grands noms comme ceux que tu viens de citer ? Est-ce la façon dont tu as été formé, le respect qu’on t’a inculqué ou quelque chose d’autre qui fait que tu gardes la tête froide et gères les projets avec recul et goût ?
Souvent, ce sont les artistes avec lesquels tu as travaillé comme assistant – et qui ont apprécié bosser avec toi – qui t’appellent un jour pour te demander de mixer un petit truc, ou de travailler avec eux sur un projet… C’est un long processus en réalité ; tu pouvais rester assistant un moment, avant de devenir ingénieur. Puis une fois ingénieur, tu pouvais rester un moment à ne faire que les choses pour lesquelles on t’avait recommandé… Bien sûr, j’ai eu une chance énorme, car Abbey Road attirait – et attire toujours, d’ailleurs ! – des artistes de très très haut niveau. Tu le sais comme moi : plus l’artiste est talentueux.se, meilleur est l’enregistrement ! Les gens me disaient : « Oh Haydn, tu te débrouilles très bien! » Mais je ne faisais rien ! (Rires) Tu te retrouves juste à travailler avec un.e artiste qui a une voix exceptionnelle, et ça change tout ! Le danger, c’est de croire que tu es meilleur que ce que tu n’es réellement. Ça, c’est le vrai danger. Tu dois donc continuer d’apprendre, de te former et d’améliorer tes techniques pour évoluer et devenir sans cesse meilleur dans ce que tu fais. C’est ce que je fais, encore aujourd’hui.
Pour terminer sur les aspects de ta carrière, c’est au début des années 90 que tu es devenu indépendant. Qu’est-ce que ça a changé dans ta vie ?
Et bien je gagnais 3 fois plus ma vie ; c’était déjà un gros changement en soi ! (Rires) Et j’étais bien occupé : quand j’ai quitté Abbey Road, mon agenda était plein pour les 9 mois suivants. C’était incroyable : 9 mois ! Je n’ai pas pu prévoir d’autre session avant ces 9 mois. J’ai fini ma dernière séance à Abbey Road à 2h30 du matin, quelque chose comme ça, et c’était génial parce que c’était une séance avec George Benson et son groupe. Et… tu vois les escaliers du Studio 2 ? J’ai descendu les escaliers et je me suis dit : « Ouais, la vie est belle ! » J’étais tellement heureux. Je pensais que je serais plus triste que ça de quitter Abbey Road, mais comme je l’avais anticipé… J’avais évoqué le sujet avec Ken – le manager du studio – quelques années auparavant et il m’avait dit : « Si jamais tu changes d’avis, on gardera ta place ici pendant un an. Tu reviens quand tu veux. » J’ai eu une chance incroyable d’avoir ce filet de sécurité. Il n’y avait vraiment aucun risque pour moi de passer free-lance. Du coup cette fois-là je me suis senti vraiment mieux que jamais – même si il est difficile d’avoir les idées claires à 2h30 du matin après une longue journée de travail! (Rires) Je n’ai pas quitté Abbey Road parce que je voulais mieux gagner ma vie, j’ai quitté Abbey Road parce que je voulais être plus libre.
Artistiquement ?
Non, artistiquement… Pas vraiment. Le problème était ailleurs. À un moment, Abbey Road a été repris par une nouvelle société de management, et franchement je n’avais pas confiance en leur vision des choses. Je ne suis vraiment pas un business
Man, mais je voyais d’un mauvais œil le fait que l’endroit soit géré par des comptables. Alors c’est vrai que si tu regardes le studio à l’époque, du point de vue d’un.e comptable, il ou elle aurait dit, tout de suite : « Tu rigoles ou quoi ? Il n’a rien fait depuis 3 mois, pourquoi est-ce qu’on continue de le payer ?! On se débarrasse de lui, de lui, d’elle…! » J’étais aussi la première personne à avoir pu négocier avec les studios ; avant, les employés étaient payés à l’heure. Du coup, après 6h du soir, tu gagnais plus, après 21h, tu gagnais plus, après minuit tu gagnais le double… Les samedis tu gagnais 1,5 fois de plus, les dimanches tu gagnais le double. Donc, si tu travaillais 20h un dimanche, tu te faisais quasiment une semaine de salaire : c’était pas si mal à l’époque ! J’ai dit à Ken : « C’est absurde : Tu sais que je prends tout ce qui vient – je ne te dis jamais non. Mais je ne peux pas continuer comme ça : parfois je gagne beaucoup d’argent, parfois je pars en vacances avec ma femme et mes fils et je me retrouve avec 3 semaines sans salaire ou presque ! J’ai un crédit, des enfants… Donne-moi un salaire décent sur une année et je ferai n’importe quel projet ! » J’ai été le premier à négocier ça. Donc tu imagines bien que lorsqu’un comptable arrive dans le studio – je parle de la fin des années 80 – et qu’il me voit, il finit par dire : « Haydn gagne quelque chose comme 40 000 livres par an, et ça fait 6 semaines qu’il n’a rien fait ! » En plus, je savais que Ken allait partir à un moment, donc il n’allait pas expliquer les raisons d’un tel fonctionnement… Je ne voulais pas me retrouver à la porte du jour au lendemain ; c’est aussi pour cette raison que je suis parti. Je ne me sentais plus en sécurité. C’était bien plus stable pour moi de trouver du travail et le gérer, que de faire confiance à une bande de comptables. Et c’est toujours le cas aujourd’hui.
Pendant un temps tu as eu ta propre cabine aux Studios Strongroom à Londres, et maintenant tu es au Studio Bunker, c’est bien ça ?
Oui maintenant je suis installé au Studio Bunker.
D’après ce que je sais, tu utilises un environnement « hybride » ; on dirait que tu as accueilli avec beaucoup d’enthousiasme les différentes évolutions technologiques que l’on a pu vivre ces 50 dernières années. Quelle est ta position par rapport à ça ?
Et bien… C’est un outil ! (Rires) Je vais te dire ce que j’en pense : je suis heureux que ma formation à l’enregistrement ait pu se faire du temps de l’analogique. Aujourd’hui je conserve cette « discipline analogique » à l’ère du numérique.
Tu penses donc que l’on vit la meilleure période, puisqu’on peut faire un peu comme on a envie aujourd’hui…?
Je ne pense pas qu’avoir le choix soit nécessairement une bonne chose. Pour être franc avec toi, je pense même qu’avoir un véritable cadre et des restrictions renforcent la créativité. Mais je suis très heureux aussi de ne plus avoir à utiliser de magnétophone analogique ! (Rires) J’ADORE travailler avec Pro Tools ; j’adore mixer « in the box » – je le fais tout le temps maintenant.
Pas de sommateur ?
Arf, non…! Je veux dire… Bien sûr, j’ai essayé et je vois les avantages d’un tel outil. Mais les choses qui me touchent en musique, dans l’art, la photo, la peinture et l’architecture, c’est l’espace et la perspective. Et c’est vrai que la plupart des artistes avec qui je travaille, je vais travailler en 24 bits / 96 kHz, j’ai des convertisseurs Prism, des enceintes de très haute qualité… Et j’adore « l’espace » que j’en retire. Cet « espace » est extrêmement important pour moi ; la profondeur et la perception sont deux choses que j’essaie soit de « capturer », soit de conserver et de préserver. Dès que je mets un sommateur, je me dis : « Hmmm, ça sonne bien ! » Mais après une minute, je préfère la netteté, le son plus « ouvert » que j’ai lorsque je n’utilise pas de sommateur. Attention : je ne dis pas que ce n’est pas bien d’utiliser un sommateur. Je ne dis pas non plus que le saut à l’élastique n’est pas bien, mais je n’en ferai pas ! (Rires) Je ne dis pas que ce n’est pas bien, je dis juste qu’à mesure que tu vieillis, tu trouves des choses qui TE correspondent. Et je ne dis pas non plus que les choses que j’aime sont nécessairement meilleures, mais au moins je peux les défendre honnêtement à travers ce que je fais. Maintenant, ça pourrait ne pas plaire à certains.es – et je les comprendrais – mais ils ou elles n’ont pas à aimer ! J’espère juste que ça continuera de plaire à certains, parce que j’aime mon travail. Si tu es amené à défendre quelque chose, il faut que tu y croies, il faut que tu aies une bonne raison pour cela. Donc oui : je mixe « in the box » !
Ton travail a pu couvrir des genres musicaux extrêmement éclectiques : de Kate Bush à Elton John & Paul Mac Cartney, en passant par Everything But The Girl, Massive Attack ou encore Rūychi Sakamoto… As-tu appris à connaître des choses bien spécifiques pour t’adapter à ces différents styles…?
Je suppose que oui… J’aime la musique, tout simplement. J’aime les orchestres – j’ai toujours aimé les orchestres – et je trouve que c’est l’instrument le plus incroyable qui ait pu être inventé !
Donc on peut dire que c’est ce que tu préfères enregistrer ?
Non, parce que j’aime aussi être en studio avec 3, 4, 5 personnes ou juste une section rythmique. Je veux dire : j’aime tout, sans exception ! Mais quand tu entends un orchestre tout entier qui joue brillamment, c’est tout simplement merveilleux ! On est très chanceux – et c’est une chose qui me retient à Londres : le niveau des musiciens est juste exceptionnel. Ils jouent à vue de façon étonnante, leurs instruments ont un son de dingue et nous pouvons les enregistrer dans des endroits comme Abbey Road ou les studios Air ; c’est sensationnel ! Ce n’est pas forcément la chose que je préfère dans l’absolu, mais c’est un bonheur incomparable. Donc oui, pour répondre à ta précédente question : je joue un peu de piano, je me suis formé pour lire la musique, j’ai appris quelques techniques d’arrangement, je peux lire des partitions et appréhender comment un orchestre doit sonner. Je ne sais pas si tout ça m’aide, mais en tout cas ça rend la vie bien plus intéressante de savoir ce que tu fais ! Que tu enregistres Massive Attack ou Rūychi Sakamoto : ce n’est que de la musique ! Je n’ai jamais voulu me spécialiser dans aucun genre ; c’est une chose que je n’ai jamais souhaitée. Quand tu te spécialises dans un genre, c’est comme une dinde qui voterait pour un Noël anticipé ! (Rires) Quand tu te focalises sur une mode, tu cours le risque un jour de passer de mode, car la mode est éphémère. Et je n’ai jamais voulu être éphémère.
Et tu veux continuer à être émerveillé.
Je reste émerveillé, et par toutes sortes de choses ! Avec plusieurs amis, j’ai fait 3 albums et 2 EPs qui s’appellent « The Lockdown Albums », juste pour le plaisir de les faire. C’était magnifique. Ce fut une période très productive. Ils venaient au studio, se donnaient les structures et les accords, et ensuite je n’avais plus qu’à mixer. Pas d’instruments virtuels, juste de vrais instruments joués par de vrais musiciens. Et je ne dis pas que les instruments virtuels ne sont pas bons, mais c’était le cadre qu’on s’était fixé pour ce projet. Je continue à découvrir un tas de choses, et j’aime ça !
L’autre jour, j’ai trouvé un nouveau truc que je fais sur les grosses caisses maintenant, et je suis comme un gosse avec ça ! C’est tout bête, vraiment, mais je suis tellement heureux d’avoir trouvé ça ! En plus des traitement « traditionnels » que je peux faire sur une grosse caisse – filtre coupe-bas, égalisation négative et positive – je rajoute 1 ou 2 dB, pas plus, à 12kHz. Et ce truc ne marche qu’avec les EQ Massenburg, pas avec les Neve, API ou Fabfilter, etc. J’ai essayé et ça peut éventuellement fonctionner avec un EQ Trident, mais pas aussi bien, ou encore avec un EQ Pultec, c’est pas mal du tout… Ça ajoute juste un peu « d’air » aux grosses caisses – et aux caisses claires aussi ! – et dans un sens, ça les adoucit, les rend plus « délicates ». Ça ne les fait pas « ressortir » du mix, mais bizarrement ça les rend plus douces. Tu sais, c’est le genre de truc que tu fais de façon totalement inattendue. Tu t’amuses avec les réglages un jour et tu te dis : « Tiens, comment ça sonnerait si j’essayais ça…? » Et quand tu essaies tu te rends compte que c’est complètement génial !
Parfois, j’ai un peu peur que tout ça s’arrête, parce que je n’en ai vraiment pas envie : c’est tellement passionnant ! L’autre jour, je parlais avec mon fils qui me demandait ce que je préférais et les moments les plus drôles de ma carrière. Et sincèrement, je pense que ce qui me passionne le plus, c’est l’enregistrement et la réalisation artistique. Ce sont les choses les plus intéressantes que je fais.
Avec cette génération de futurs.es ingénieurs.es qui arrive et que tu rencontres – aussi bien à Londres qu’ici à Paris – quelles sont les principales « erreurs » ou « malentendus » que tu peux constater dans leurs méthodes de travail, et qu’est-ce que tu penses pouvoir leur apporter ?
Je comprends et conçois différentes méthodes de travail aujourd’hui. J’ai été formé dans le Studio 1, réellement. Aujourd’hui, les jeunes n’ont plus vraiment cette opportunité. Je veux dire, à mon époque, il n’y avait pas d’écoles de son ou ce genre de choses. La seule façon d’apprendre, c’était de passer du temps en studio d’enregistrement. Donc dans un sens, ils et elles arrivent avec un bagage de connaissances bien plus conséquent que ce que j’avais moi, à mon époque, quand j’ai commencé – ce qui est une très bonne chose, je trouve. Mais à cause de tous ces choix possibles, de toute cette confusion aussi, ils sont amenés à regarder des vidéos sur Internet qui racontent des trucs terribles, du genre : « Aaaaah et voilà ce que vous devez faire sur les grosses caisses ! Et voici comment on fait pour enregistrer des voix incroyables ! » (Rires) Ça ne veut rien dire, toutes ces vidéos qui paraissent bien amateurs. Ils ne peuvent savoir quels conseils écouter, et quels conseils éviter ; ça me fait un peu de peine pour eux, dans un sens. Mais je pense qu’il y a aussi de nombreux avantages à tout cela : ils peuvent venir faire des travaux pratiques dans des endroits comme celui-ci (Abbey Road Institute Paris), ils ont accès à de belles structures ; après, il leur faudra trouver de beaux studios dans lesquels commencer à travailler, ce qui ne sera pas une mince affaire !
Surtout quand ceux-ci sont fermés…
Effectivement ! Mais il en reste toujours. Honnêtement, je suis heureux de la vie professionnelle que j’ai pu mener, parce que je trouve ça toujours difficile quand tu as trop d’options et de possibilités, trop de chemins différents… Tu finis par être perdu, ne plus savoir où aller ni comment faire. Tu vois, par exemple – pour revenir à la compression – au départ il n’y avait que 2 compresseurs à Abbey Road ‡! (Rires) Tu sais, quand j’ai commencé, même l’EQ était rudimentaire ; tu n’avais que 2 réglages : « Presence » et « Bass », par pas de 2 dB, c’est dire… ! Tu devais donc apprendre d’abord à placer tes micros correctement, connaître le son de tes instruments, et tout le reste… Il y avait donc plus de place à l’expérimentation bien entendu, mais les projets prenaient beaucoup plus de temps aussi. Enfin, les projets prenaient plus de temps si tu voulais créer quelque chose d’unique. Mais tu te devais d’avoir des bases solides que la plupart des étudiants n’ont plus aujourd’hui. Aujourd’hui c’est très différent car les choses ont évolué. Nous vivons dans un monde où l’on ne sait plus vraiment pour qui ou pour quoi nous faisons de la musique aujourd’hui. Où va la musique aujourd’hui ? Ce n’est pas facile de savoir pourquoi on fait de la musique aujourd’hui et comment elle est utilisée, et surtout comment les musiciens.nes et les compositeurs.trices peuvent en vivre aujourd’hui.
Quel serait donc ton conseil aujourd’hui pour un.e futur.e ingénieur.e ou réalisateur.trice artistique ?
Mon avis serait bien inutile en fait, parce qu’à l’heure actuelle je ne suis plus un ingénieur débutant. Les gens me posent souvent cette question : « Qu’est-ce que tu ferais Haydn si tu commençais ta carrière aujourd’hui ? » Et bien je n’en ai aucune idée ! Je reste persuadé que vouloir jouer et enregistrer de la musique de la meilleure manière qui soit reste notre guide, mais n’est-ce pas là un aveu d’optimisme naïf de ma part ?… Je n’en sais rien. Je ne sais pas si je serais en mesure aujourd’hui de donner un conseil pertinent à un.e jeune. Pour ma part, je suis toujours enthousiaste, mais c’est facile de dire ça quand tu as une expérience solide et que les gens restent impressionnés par les artistes avec lesquels tu as pu travailler ; ça facilite les choses ! Mais je ne suis plus au commencement de ma carrière. C’est donc mon rôle de leur apprendre à retirer le maximum de bonheur en faisant de la musique, et en la faisant de la meilleure manière possible.
À la Bernard Pivot…
Ton plus beau souvenir d’album, en enregistrement comme en mixage ?
Enregistrer un titre avec Chris Botti and Paul Buchanan, le jour où mon père est décédé. C’était très beau.
(Pause)
OK.. Ton pire ?
Je n’en ai pas. Vraiment, aucun.
Alors le plus drôle ?
Peut-être le moment le plus terrifiant fut la première fois où on m’a demandé de mixer un album. On m’a envoyé les bandes de New York jusqu’à Abbey Road. J’ai mis les bandes sur le magnéto – l’album avait été mal enregistré, vraiment mal ! – et je pense que c’était le pire moment de ma carrière, car je n’avais pas assez d’expérience pour arranger ça ! (Rires) Je ne savais vraiment pas quoi faire. Quand je me suis rendu compte que je ne savais pas ce que je faisais, je crois que c’était pire encore ! (Rires)
Avec quel artiste souhaiterais-tu travailler et pourquoi ? Bien entendu, quelqu’un avec qui tu n’aurais pas encore travaillé, si il en reste… ! (Rires)
Il y a ce guitariste qui s’appelle Kurt Rosenwinkel avec qui j’aimerais VRAIMENT travailler. Il est tout simplement génial.
Tu es engagé pour réaliser avec un artiste que tu adores, mais la règle est simple : less is more. Tu ne peux prendre que 5 équipements. Qu’est-ce que tu emmènes avec toi et pourquoi ?
Des micros Schoeps – soit des MK4 ou MK21. Un Neumann U67. Des convertisseurs Prism ADA. Des enceintes B&W amplifiées par un ampli Bryston. Une chose de plus… Un EQ Neve 1081. OU un Harrison ! (Rires)
Est-ce que tu as une citation ou un leitmotiv à propos de notre métier que tu aimes utiliser parfois ?
Oui, il y en a une qui fait toujours rire… Tu sais quand les gens utilisent beaucoup trop de micros pour enregistrer un instrument… Comme par exemple 20 micros sur une batterie ?! Moi j’en utilise 8, au maximum… Et bien, je dis souvent (traduction littérale) : « Plus tu ouvres les fenêtres, plus la m*** risque de rentrer ! » C’est plutôt drôle ! (Rires)
Je l’adore celle-là ! Tellement drôle ! En français on dit : « Plus il y a de robinets, plus ça fuit ! »
(En français) C’est exactement ça ! (Rires)
Interview réalisée à Abbey Road Institute Paris par François Maxime Boutault, ingénieur du son et producteur français.