Pour exprimer l’étendue de leur génie, les quatre garçons dans le vent ont passé des centaines d'heures en studio à expérimenter. Depuis, certains ont consacré des livres entiers à leurs secrets de productions. De notre côté, on vous propose une fiche technique des Fab Four en dix chansons.
1. L’enregistrement à mi-vitesse sur « In my Life »
On débute ce balayage technique par l’une des astuces les plus célèbres des Beatles en studio : l’enregistrement « Half-Speed », que l’on retrouve dans l’emblématique In my Life, morceau phare de l’album Rubber Souls sorti en 1965. Écrite par John Lennon, et s’inspirant de la vie de ce dernier, In my Life est une ode mélancolique à l’amour et au temps qui passe. Lors de l’enregistrement du morceau à Londres, et alors que tous les instruments ont été enregistrés, il manque quelque chose pour le pont. John demande à son producteur, l’iconique Georges Martin, de trouver « quelque chose qui sonne baroque », comme un reflet de ce plongeon dans le passé incarné par ce morceau.
Martin écrit ce solo de piano bachesque, mais ne se sent pas capable de le jouer au tempo demandé. Pour « tricher », le producteur et ses ingénieurs du son enregistrent le solo de piano sur une bande qui tourne à une vitesse réduite de moitié. Lorsqu’ils lancent la lecture de cette dernière à vitesse normale, le solo gagne une octave et paraît deux fois plus rapide. Dans le processus, le timbre du piano a légèrement changé de même que l’attaque a été légèrement modifiée, ce qui donne cet aspect métallique et ce son très incisif au solo de Martin.
2. La découpe et l’assemblage aléatoire de boucles de bandes sur « Being for the Benefit of Mr. Kite ! »
Dans le septième morceau de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), John Lennon puise son inspiration d’une ancienne affiche de cirque et souhaite emmener le morceau vers une atmosphère digne d’un grand carnaval. Tout au long du morceau, l’auditeur se balade entre les bruits de foire et les airs de fête foraine. Encore un coup de Georges Martin et de son ingénieur Geoff Emerick. Ces derniers ont sélectionné plusieurs enregistrements de rengaines de fête ou de musique calliope (ces fameux chariots à vapeur qui diffusaient de la musique à travers des sifflets à air comprimé). Ensuite, ils ont découpé des bouts de ces enregistrements avec des ciseaux pour les rassembler de manière aléatoire. Le résultat, un effet de texture à la fois cohérent et désordonné, qui donne au morceau son plus beau visage psychédélique.
C’est une technique à la portée de n’importe quel utilisateur d’un logiciel de MAO aujourd’hui, mais qui à l’époque s’avère assez fantaisiste. Disons qu’au lieu de ciseler les fichiers Wav au bout de leur souris, George Martin et son équipage se sont lancés dans une véritable opération de mutilation de bande magnétique, laissant leur créativité s’exprimer au rythme du hasard.
3. La lecture de bande à l’envers sur « I’m Only Sleeping »
Cela n’aura pas échappé aux fans de l’album Revolver (1966), le solo de guitare du morceau I’m Only Sleeping est à l’envers. Ici, c’est le fruit d’un travail méticuleux de George Harrison qui aurait passé près de cinq heures à enregistrer des pistes de guitare, puis à construire un solo en demandant aux ingénieurs de faire défiler les bandes dans l’autre sens. Dans le morceau, le solo est constitué de deux pistes similaires, l’une enregistrée avec un effet de fuzz, et l’autre plus claire. L’idée pour Harrison, c’était de donner au morceau « une ambiance et un charme onirique », pour aller dans le sens du texte de Lennon qui qualifiait le morceau de « simple réflexion de son amour pour la paresse ».
Une fois de plus, la mécanique d’inverser la lecture de bande ne paraît peut être pas forcément surprenante en tant que telle. Mais ce qui est intéressant ici, c’est le temps pris par George Harrison pour composer le solo à l’endroit, pour s’assurer que l’enregistrement sera crédible à l’envers. Un détail qui parait anodin, mais donne un certain cachet à la manœuvre.
4. L’enregistrement double pistes sur « Tomorrow never knows »
Les innovations en studio n’émanent pas toujours des mêmes intentions. Certaines ont des vertus créatives, quand d’autres répondent à des questions d’ordre pratique. C’est le cas de l’« Automatic Double Tracking » (ADT), une technique d’enregistrement développée à Abbey Road en 1966 à la demande des Beatles. Ken Townsend, directeur des studios, travaille avec le groupe pour enregistrer l’album Revolver. Lors de l’enregistrement, les Beatles en ont assez d’avoir à enregistrer leur voix deux fois par chanson. Townsend trouve une solution en jouant sur les possibilités de l’enregistreur à bande Studer A800. La machine disposait de deux sorties de relecture sur chaque piste, espacées d’un peu plus d’un centimètre. Townsend s’est alors rendu compte qu’il pouvait imiter deux prises vocales superposées grâce à ce léger décalage et ainsi éviter à Lennon et ses compères de passer leur temps à s’enregistrer. Tomorrow Never Knows est le premier morceau où l’ingénieur emploie cette technique.
Avec ce procédé, Townsend est à la base de la technique de « flanging » (terme trouvé par Lennon lui-même pour décrire le rendu sonore de cette manœuvre). Mécaniquement, l’ingénieur joue sur la vitesse de deux pistes similaires et crée un phénomène « d’annulation de phase », où les deux copies d’une même forme d’onde sont légèrement décalées, créant cette illusion sonore « arrondie » comme le bruit d’un moteur d’avion.
5. « Le Ringo Tone » sur « Ticket to Ride »
De nombreux détracteurs ont propagé la rumeur d’un maillon faible dans le groupe, d’un batteur simpliste et peu technique. Mais en s’y intéressant de près, les ragoteurs sont de mauvaise foi. Ce son « simple », déprécié à tort, est l’un des piliers de l’identité du groupe, fruit d’une collaboration étroite entre Ringo et Georges Martin. Contrairement aux batteurs de l’époque, majoritairement influencés par les réglages des batteurs de jazz, Starr a accordé sa batterie différemment. Les peaux des toms alto et médium sont plus serrées, les peaux de la grosse caisse et du tome basse le sont moins. Pour étouffer le son, il retire la peau avant de la grosse caisse et ajoute des couvertures. Il a aussi l’habitude d’utiliser toute sorte d’objets pour atténuer le son, des torchons drapés sur les toms, un paquet de cigarettes, du ruban adhésif ou même l’harmonica de John Lennon pour adoucir le son de la caisse claire. Enfin, les peaux résonnantes des toms ont été retirées pour aplatir le son d’autant plus.
Pour accompagner le jeu et le kit de Ringo, George Martin s’adapte. Il place le micro de la grosse caisse à fleur de peau, souvent un AKG D-12 capable de résister aux fortes basses fréquences. De plus, lors de l’enregistrement, Paul et John chantaient dans des micros omnidirectionnels, qui lors du mix permettaient d’ajouter une couche sonore d’ambiance au son de batterie de Ringo. Une mécanique bien huilée, un son signature, la pâte rythmique des Beatles résiste au temps sans problème.
6. La saturation sans ampli dans « Revolution »
C’est la face B du morceau Hey Jude. Sous l’impulsion de Lennon, les Beatles lancent leur premier morceau à connotation politique, surfant sur l’émoi suscité par le climat révolutionnaire qui traverse la planète en 1968. Un morceau jugé peu commercial et traité comme un morceau de seconde zone. Pourtant, ici encore, nos Beatles ont fait preuve de créativité en studio. Dès les premières secondes du morceau, l’auditeur est saisi par ce ton de guitare saturé, cet effet de fuzz crépitant. Ce qui est intéressant ici, c’est que ce fameux son de guitare fuzzé n’a pas été généré par un ampli.
Selon les mots de Geoff Emerick, ingénieur du son aux manettes de cette session, il aurait invité Lennon et Harrison à brancher leurs guitares directement à la table de mixage. Pour pousser les canaux d’enregistrement bien au-delà de leurs capacités habituelles, les guitares sont branchées sur un canal, lui-même branché sur un autre, créant cet effet de fuzz ultra percutant. Un parti pris étonnant et relativement difficile à produire, dans le sens où elle présentait un risque évident de surchauffe de la table de mixage.
7. L’enregistrement des cordes sur « Eleanor Rigby »
Deux ans avant l’hymne révolutionnaire incarnée par Revolution, les Fab Four ont sorti l’extrême inverse. Eleanor Rigby, deuxième titre de l’album Revolver, est une prouesse de minimalisme et de subtilité, une ballade tragique sur la solitude des banlieusards, installée sur un lit de cordes classiques et dépourvue d’instruments rock à proprement parler. À l’initiative, Paul McCartney s’inspire de Vivaldi et de la musique classique qu’il écoute avec sa compagne de l’époque, l’actrice britannique Jane Asher. Au lieu d’une basse et d’une guitare, c’est donc un octuor à cordes qui s’empare de l’espace (des violons, des violoncelles…). Mais une fois encore, c’est à Georges Martin que l’on doit la netteté du résultat.
Inspiré par la bande originale du terrifiant Psychose de Bernard Herrman (1960), Martin troque la chaleur traditionnelle des instruments à corde dans les ballades pop pour des sonorités plus actives et percutantes. Pour cela, le vibrato est éradiqué de l’enregistrement et les cordes sont enregistrées au plus près du son grâce à un micro très proche des instruments, avec une bonne compression (aidé par un limiteur Fairchild 660 pour maîtriser la variation dynamique). De cette manière, le son des cordes est doublé et ressort nettement, ce ne sont plus des instruments d’accompagnement, mais bien des protagonistes du morceau, rivalisant avec l’espace occupé par la voix.
8. L’entraînement obsessionnel de Paul McCartney sur « Oh ! Darling »
Une session studio qui se passe bien, ce n’est pas forcément qu’une question de technique. Au fond, c’est aussi et surtout une question d’interprétation. À l’occasion de l’album Abbey Road en 1969, Paul McCartney débarque avec l’intention d’enregistrer la meilleure version possible de la chanson « Oh ! Darling! ». Chaque matin, il débarque avant les autres membres du groupe, et tente d’enregistrer sa voix de la manière la plus brute et spontanée possible. Alan Parsons, grand homme de l’ombre de cet album, évoque l’obsession de McCartney : « Il venait enregistrer le morceau chaque matin et plusieurs jours d’affilée. Si la prise ne lui convenait pas, il s’arrêtait net et reprenait le lendemain. Selon lui, sa voix lors d’une deuxième prise n’avait rien à voir avec celle de la première ».
Dans le cas de « Oh ! Darling », ce n’est pas vraiment l’histoire d’une technique de studio mais d’un secret de fabrication. Aucun plugin n’est capable de rendre à la voix d’un chanteur la spontanéité d’une première prise avec la voix du réveil, et cette obsession de McCartney pour obtenir LA bonne prise est le reflet d’un perfectionnisme déboussolant. Était-ce toutefois bien nécessaire, c’est difficile à dire.
9. La frénésie cacophonique sur « Yellow Submarine »
Mettons de côté le perfectionnisme de McCartney et les arrangements millimétriques de Martin pendant quelques minutes. Deux mois après la sortie de l’album blanc, les Beatles sortent « Yellow Submarine », leur dixième album studio qui n’en est pas vraiment un puisqu’il s’agit de la bande originale d’un film d’animation sortit sept mois auparavant. L’album comporte six morceaux des Beatles, et sept pièces instrumentales exclusivement composées par Georges Martin. Sur cet opus, les Beatles s’amusent et cela se ressent sur le titre phare de l’album. McCartney souhaite écrire une chanson pour enfants, un texte simple marqué par un refrain facilement accrocheur. Il confie l’interprétation du titre à Ringo Starr. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la session d’enregistrement du morceau n’a pas été reposante.
Le secret de production du morceau Yellow Submarine et ce qui lui donne tout son caractère, c’est une affaire collective. Le 1er juin 1966, après avoir bouclé l’enregistrement des voix et des pistes rythmiques, le groupe envisage d’enregistrer une multitude d’effets sonores et de bruitages. Devant un Georges Martin agacé, les Beatles sont rejoints par Brian Jones, Mick Jagger, Marianne Faithfull et l’actrice Pattie Boyd.
Dans un studio qui sent la marijuana, une dizaine de personnes s’engage dans la session d’enregistrement la plus foutoiresque de l’histoire du groupe. Tous les instruments sont sortis des placards, on tape sur n’importe quel objet. Brian Jones tapote un verre, le chauffeur des Beatles agite de vieilles chaînes en ferraille, Paul McCartney crie et encourage un chauffeur imaginaire pendant que John Lennon fait des bulles. L’ingénieur du son Geoff Emerick raconte même la tentative de Lennon de placer un micro relativement étanche dans un préservatif et de le plonger dans une bouteille d’eau, tout cela pour tenter d’enregistrer une « voix sous-marine ».
En bref, ce qui est intéressant de constater ici, c’est qu’une équipe composée des musiciens parmi les plus illustres de la planète à l’époque, épaulée par un producteur des plus renommés, ont montré une facette décomplexée et complètent récréative de leur production, un an avant la séparation du groupe.
10. L’ATOC sur « Paperback writer »
« Paul est l’un des bassistes les plus innovants que je connaisse » disait Lennon, qui n’était sûrement pas le musicien le plus habile en compliments. Pourtant, sur le morceau « Paperback writer » sur l’album Revolver de 1966, ce n’est pas qu’au talent de McCartney que l’on doit ce son de basse particulièrement lourd et percutant façon Motown. L’ingénieur du son Tony Clark en charge du mastering du morceau évoque l’utilisation d’une « énorme boite avec des lumières clignotantes et qui ressemblait à un œil de cyclope ». Cette boite, c’est une innovation que l’on appelle l’Automatic Transient Overload Control (ATOC), traduite comme « contrôle automatique de surcharge transitoire ».
Aux Studios EMI à Londres, McCartney délaisse sa Höfner violon et joue sur une basse Rickenbacker amplifiée en utilisant un haut-parleur comme un microphone. Positionné en face du haut-parleur de la basse, le diaphragme mobile du second haut-parleur créait le signal. Cette technique permettait d’obtenir un son de basse nettement plus puissant sans risque d’obtenir un mastering final qui ferait sauter l’aiguille d’un tourne-disque. Une technique également utilisée sur le morceau « Rain », l’un des morceaux les plus forts en volume d’après l’ingénieur du son Geoff Emerick.