Sorti au début de 1990, Violator est le septième album studio de Depeche Mode. Son élaboration se fera sur une grande partie de l'année 1989 avec l’aide du producteur Flood, de l’ingénieur du son Steve Lyon et du mixeur François Kevorkian.
Contexte
Depeche Mode est formé en 1980 par Vince Clarke, Martin Gore et Andrew « Fletch » Fletcher à Basildon, ville nouvelle industrielle située à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Londres. Ils sont rapidement rejoints par David Gahan au chant. Après un premier album où les synthétiseurs analogiques constituent l’essentiel de l’instrumentation, Vince Clarke, le principal compositeur du groupe, décide de partir. Martin Gore, jusqu’à présent un peu en retrait, reprend ce rôle, alors qu’un quatrième membre est recruté par petites annonces : Alan Wilder.
À la fin des années 80, après une décennie d’activité et six albums studio, Depeche Mode décide de faire évoluer ses méthodes de production pour l’album à venir.
Composition, maquettes & préproduction.
Lors d’une interview au NME en 1989, Martin Gore dévoile la direction du futur Depeche Mode : « Les quatre derniers albums ont permis de parfaire notre formule : mes démos, un mois dans un studio de programmation, l’enregistrement des morceaux, etc. Il est temps de passer à autre chose. Je crois qu’il faut que nous repensions toute notre approche de la musique si nous voulons continuer à faire ce qui nous excite vraiment. Nous avons décidé que notre premier disque des années 90 devait être différent. »
Alan Wilder ajoute : « Habituellement, on commence la réalisation d’un album avec de longues réunions de préproduction, dans lesquelles on décide comment le disque sonnera, puis nous allons dans un studio de programmation. Cette fois, nous avons décidé de réduire toute la préproduction au minimum. Nous commencions à avoir un problème avec l’ennui, et nous sentions que nous avions atteint un certain accomplissement avec cette façon de faire. »
Andrew Fletcher : « Durant toutes ces années, le home studio de Martin s’est progressivement amélioré, alors les démos qu’il produisait et nous faisait écouter étaient de plus en plus abouties. Si tu écoutes une chanson, par exemple Strangelove, qui était une démo très aboutie, après quelques écoutes, la direction dans laquelle il faut aller est assez figée. En gros, on enregistrait à nouveau les démos de Martin avec de meilleurs sons, une meilleure production et la voix de Dave. Pour cet album, nous avons proposé à Martin de nous présenter les démos sur une guitare acoustique ou un orgue, de manière à ce qu’on puisse décider de la direction des chansons en groupe. »
Dans Keyboards France, Alan Wilder précise : « Ces dernières années, Martin nous avait habitués à des maquettes hyper léchées. Nous avons changé cette méthode pour Violator, car elle supprimait toute la spontanéité finale de l’orientation des chansons. Ce qui est pertinent en janvier ne l’est plus en novembre. Nous avons donc demandé à Martin de produire des maquettes ouvertes, très simples dans leur exécution, juste les voix, une guitare acoustique ou un orgue. Plus de maquettes en 48 pistes avec des arrangements préordonnés ! En faisant simple, nous avons pu entrer en studio et considérer la direction des morceaux comme une issue restant en question jusqu’au bout. Ce qui nous a permis de rester intéressés par la musique. Je crois que cette méthode a porté ses fruits. »
Enregistrement
Après s’être mis d’accord sur la direction à prendre, il faut choisir quel producteur va les aider dans ce nouveau projet. Dans un premier temps, le groupe pense à retravailler avec David Bascombe, producteur du précédent album Music For The Masses, mais celui-ci dut décliner, car trop occupé à produire le The Seeds Of Love des Tears For Fears. Ils pensent ensuite à Brian Eno, qui décline également sans donner de raison. L’homme choisi pour cette tâche fut finalement Mark Ellis dit Flood.
Flood : « À l’époque, je travaillais avec beaucoup de groupes comme Nitzer Ebb et Nine Inch Nails, et j’étais à fond dans cette idée qu’un groupe pop pouvait avoir plus de cran. » Il poursuit : « Au début, j’ai surtout compris rapidement qu’ils avaient envie d’évoluer, de changer de direction musicale. Ils cherchaient plus de liberté, d’espace, et désiraient faire évoluer les chansons dans le cadre du studio. »
Martin Gore : « Il nous a vraiment aidés à repousser les limites et à essayer des choses complètement différentes de ce qu’on avait déjà fait auparavant. Il nous a davantage fait jouer, plutôt que de tout programmer. »
Les principaux instruments utilisés lors des sessions sont les samplers EMU Emulator III et Akai S1000, le synthé monophonique ARP 2600, et la guitare Gretsch Anniversary. Ils sont cependant accompagnés d’une collection de synthétiseurs et claviers qui, de nos jours, ressemble à une belle collection vintage. Certes, elle ne ferait pas rougir notre Synthwalker national ;) : PPG Wave 2.3, Oberheim OBX, OBXa, OB8, Xpander, Emulator II, Moog Minimoog, Roland HP-700, Korg M1.
Pour les effets et périphériques utilisés, nous n’avons pas d’informations précises, mais les Lexicon 224 & 480L, Harmonizer Eventide H3000, AMS RMX16, AMS S-DMX, Quantec Room Simulator et Space Station SST282 régnaient en maître dans les studios à la fin des années 80, nous pouvons donc légitimement supposer qu’ils ont été mis à contribution.
Il est décidé que l’enregistrement de l’album se ferait dans plusieurs studios. Alan Wilder : « En temps réel, il nous a fallu à peu près six mois pour enregistrer Violator, répartis sur l’année 1989. Nous avons pris notre temps, le problème étant que plus nous restons en studio, plus notre rythme de travail ralentit. Le meilleur de notre production est mis sur bande dans les deux ou trois premières semaines d’enregistrement, et ensuite l’ennui nous assaille. La solution est de changer d’endroit et de répartir au mieux nos périodes créatives. »
Au début du mois de mai, Depeche Mode, Flood et l’ingénieur du son Steve Lyon se retrouvent aux Logic Studios à Milan, où une session d’enregistrement de sept semaines a été initialement réservée. Flood : « On a d’abord commencé à Milan où l’idée de base était claire : ce serait sept semaines de dur labeur et de sorties nocturnes (Rires). Tout s’est très bien passé, même si nous n’avons pas abouti à grand-chose de concret. (…) Mais avec le recul, on peut dire que ce séjour italien a eu une énorme influence, dans le sens où il a donné le ton pour le reste du disque. » Si les progrès durant ces sessions ont été lents, le groupe en ressort tout de même avec trois titres enregistrés : Personal Jesus, World In My Eyes et Dangerous. Ce dernier titre ne figurera pas sur l’album, mais sera utilisé comme face B du single Personal Jesus.
Après quelques semaines de pause, l’équipe se réunit à nouveau durant l’été 1989 au studio Puk, en pleine campagne danoise. Flood : « Au Danemark, c’était forcément plus studieux, vu qu’il y avait nettement moins de choses à faire ! (Rires) Le groupe était très inspiré, certains morceaux ont énormément évolué lors de ces sessions… » Ces séances seront beaucoup plus productives et, à la fin de ces sessions danoises, Violator a globalement pris forme.
Derniers overdubs et mixage
En septembre, alors que Personal Jesus est déjà sorti en tant que single annonciateur, l’équipe se retrouve à The Church, studio appartenant à Dave Stewart (Eurythmics). Pour compenser le temps perdu à Milan, tandis que le groupe enregistre les prises vocales définitives et les derniers overdubs, François Kevorkian mixe les morceaux un étage plus bas. Kevorkian avait déjà mixé Personal Jesus avec le groupe à Milan, et il fut décidé de faire appel à lui pour le reste de l’album (à l’exception de Enjoy The Silence, dont le mixage est assuré par Daniel Miller). François Kevorkian, connu pour son travail avec Kraftwerk, a été choisi pour apporter un contrepoint électronique aux prises plutôt roots de Flood. Flood : « Violator est bien plus électronique que dans mes souvenirs ; François a apporté une influence électro absente des prises originales. »
Le mixage définitif de l’album est réalisé à MasterRock à Londres et à Axis à New York.
Titre par titre
World In My Eyes
Un son synthétique lourd et écrasant se fait entendre, et l’album commence avec ce titre froid et énigmatique. Les percussions électroniques ricochent et se répondent sur toute la largeur du spectre stéréo, sons électros brefs et minimalistes, ainsi que divers effets samplés : le mixage de François Kevorkian prend ici tout son sens. Ce morceau, issu des premières sessions à Milan, a en partie tracé la voie à suivre pour le reste de l’album. Il est dominé par les sonorités de l’Emulator III
Sweetest Perfection
Chanté par Martin Gore, ce morceau débute par le fade in d’un motif de caisse claire joué aux balais, samplé sur l’Emulator III. Alan Wilder : « Je préfère les parties en boucles, car elles incluent une performance. L’une des raisons pour lesquelles les boîtes à rythmes sonnent mécaniques, c’est le manque de feeling humain. Quand un batteur joue, aucun son de caisse claire ne sonne pareil, et c’est ce que j’aime. La majorité des sons de batterie sur Violator étaient samplés, à l’exception des sons électros évidents. » Les guitares sont ici beaucoup plus présentes : des arpèges avec un vibrato très marqué et des guitares slide fortement traitées, qui glissent de droite à gauche.
Personal Jesus
Après un tintement de clochette, évoquant à la fois une sonnette de carillon et un power chord d’introduction, un rythme glam s’installe, accompagné d’un riff de guitare blues, le tout baignant dans une ambiance électronique. Le rythme principal repose sur une boucle créée en enregistrant deux ou trois personnes sautant sur des flightcases. La guitare utilisée, une Gretsch Anniversary, véritable icône du blues, est ici très peu traitée, contrastant efficacement avec le reste de la production. Comme souvent chez Depeche Mode à cette époque, la voix est traitée de manière froide, ce qui contraste de façon saisissante avec le timbre chaleureux de Dave Gahan. Le break laisse entendre des halètements au caractère suggestif. L’échantillonnage de respirations, éditées et traitées à des fins percussives, est une technique déjà explorée sur l’album précédent et sera réutilisée à plusieurs reprises sur Violator.
Halo
Tout commence par des percussions analogiques gorgées de réverbe mixées à des samples aux tonalités vocales. Une basse synthétique typiquement Moog arrive ensuite, suivie d’un riff de synthé simple et efficace, réglé avec une enveloppe lente dans un premier temps. La voix de Gahan fait alors son entrée et nous guide jusqu’au refrain, où le lyrisme est accentué par des envolées de cordes — toujours l’Emulator III — ainsi que par les chœurs de Gore, d’abord à l’unisson, puis à l’octave. La rythmique principale, puissante, provient d’un sample de When The Levee Breaks de Led Zeppelin. Plus précisément, il s’agirait d’un sample de seconde génération tiré d’un disque de rap qui avait déjà samplé la batterie de John Bonham (batteur de Led Zeppelin, célèbre pour sa frappe puissante.)
Waiting For The Night
Morceau à l’ambiance minimaliste qui fait ouvertement référence à Tangerine Dream. Alan Wilder : « Flood et moi, on écoutait beaucoup Tangerine Dream, et nous avons décidé d’essayer de créer une atmosphère similaire pour ce morceau. La séquence principale a été réalisée en utilisant son ARP 2600 et le séquenceur qui l’accompagne (sans doute un 1601, NDLR). Grâce à ses nombreuses possibilités, ce séquenceur possède des qualités uniques difficiles à reproduire avec un séquenceur MIDI moderne. Une fois la séquence programmée, j’ai dû jouer chaque accord sur un clavier externe pour qu’elle soit transposée afin de suivre la structure d’accord de la chanson. » Un principe similaire a été appliqué à la partie de basse bouillonnante, qui, avec la séquence principale, forme la colonne vertébrale du morceau. « Le charme du séquenceur ARP réside dans les légères variations de fréquences et de tempo qui se produisent chaque fois que la partie est jouée. Cela donne une fluidité et un changement perpétuel qui s’accordent parfaitement avec la chanson. »
Enjoy The Silence
Le morceau date des sessions au Danemark au Puk Studio et son histoire est mouvementée. Alors que Martin a déjà écrit la chanson, une ballade minimaliste avec comme seule instrumentation un harmonium, le groupe envisage dans un deuxième temps une plage de silence pour coller au concept. Cependant, ils finissent par se raviser, le gag étant jugé un peu hors sujet, et Daniel Miller, le patron de Mute Records, s’y opposant fermement. L’enregistrement du morceau a donc finalement lieu, donnant une belle illustration de ce que peut produire une équipe soudée et créative. Alan Wilder : « Nous avions demandé à Martin des démos dans leur forme la plus basique, et Enjoy The Silence l’était totalement. Bizarrement, la chose qui me venait immédiatement à l’esprit, c’était que je pouvais entendre Neil Tennant (chanteur des Pet Shop Boys, NDLR) la chanter dans ma tête. Il y avait quelque chose dans la ligne “All I ever wanted” qui sonnait très Pet Shop Boys à mes oreilles ! J’ai alors pensé que cela pourrait marcher en tant que morceau dance rythmé. Garder l’approche de simple ballade pour cette chanson aurait été un crime sur son énorme potentiel commercial. C’était une grande mélodie qui criait à corps perdu pour avoir le traitement qu’elle a finalement eu. »
Au début, Gore n’était pas très convaincu, mais il finit par accepter que Wilder et Flood tentent quelque chose. « Flood et moi avons travaillé sur la trame sonore avant d’appeler Martin pour lui demander de jouer le riff de guitare. Au fur et à mesure que le morceau s’est assemblé, je pense que cela nous est tous venu à l’esprit — même Martin — que nous avions un tube entre les mains. »
Enjoy The Silence est suivi par Crucified, un petit instrumental non mentionné qui fait la jonction entre Enjoy The Silence et Policy Of Truth. Le chanteur Dave Gahan y fait ses débuts en tant qu’instrumentiste. Alan Wilder ajoute : « Dave joue de la guitare avec un jeu très personnel, il a un style bien à lui. Nous avons utilisé une de ses prises sur l’une des sections intermédiaires. » Pendant cet intermède, une voix fantomatique se fait entendre, hurlant « Crucified ». C’est celle d’Andrew Fletcher qui a été samplée.
Policy Of Truth
Encore un autre morceau datant des sessions Puk, le groupe a eu beaucoup de mal à finaliser ce morceau. Alan Wilder explique : « Policy Of Truth a traversé bien des étapes avant que nous ne nous décidions sur la version finale. Cela nous a pris un bon moment pour trouver un riff accrocheur qui fonctionne. » De nombreux instruments ont été testés pour ce riff, y compris une flûte, avant de trouver ce son synthétique ponctué d’une guitare slide. Morceau très riche d’un point de vue musical, incorporant des cuivres, des pianos électriques, diverses guitares et des larsens, tous samplés sur les Emulator II et III ainsi que sur l’Akai S1000. Le rythme principal est enrichi par un motif de hi-hat provenant d’une batterie acoustique.
Blue Dress
Deuxième titre de l’album chanté par Martin Gore, il est placé en avant-dernière position. De ce fait, il agit comme un effet miroir avec Sweetest Perfection, qui se trouve en seconde position. Peu d’informations ont filtré sur l’enregistrement de ce titre, mais on suppose que l’Emulator règne encore en maître. Comme Enjoy The Silence, Blue Dress est suivi par un court instrumental non crédité, intitulé Interlude #3, qui mène au titre suivant.
Clean
Après une sorte de fourmillement électronique, un chœur synthétique se fait entendre, suivi d’une ligne de basse gorgée d’écho stéréo, rappelant furieusement celle de « One of These Days » de Pink Floyd (1971). Alan Wilder : « Je reconnais la similitude, mais ce n’est pas un sample des Floyd. Elle a été programmée en utilisant une combinaison de synthétiseur analogique (un ARP 2600, NDLR) et une basse samplée. » Provenant également des sessions décidément très prolifiques de Puk, Clean est un autre de ces morceaux qui ont traversé de nombreuses étapes. Par exemple, cette fameuse ligne de basse n’a été trouvée qu’à la toute fin.
Produire dans l’esprit de Violator aujourd’hui
L’Emulator III est sans doute l’instrument le plus utilisé sur Violator, et à moins de vous lancer à la recherche d’un exemplaire d’époque très couteux et très recherché, les solutions de remplacement hardware ne se bousculent pas. Du côté des logiciels, bien qu’il n’existe pas d’émulation à proprement parler, nous pouvons nous tourner vers le UVI Emulation II+, qui propose des sonorités provenant directement des Emulator, Emulator II, Emulator III, Drumulator et SP12.
Bien que moins présent, l’Emulator II reste abondamment utilisé sur Violator. L’Emulator II V d’Arturia est remarquable et parvient à restituer correctement le caractère de l’instrument. Citons également le TAL-Sampler, qui offre d’excellentes modélisations de DAC de samplers d’époque, dont l’Emulator II et l’Akai S1000.
L’ARP 2600 a été reproduit à de nombreuses reprises. Mentionnons le Behringer 2600 et le Korg ARP 2600M. Les deux ont été testés par Synthwalker ici même.
Force est de reconnaître que, bien que de nombreuses reproductions logicielles existent, l’émulation d’un ARP 2600 est un exercice périlleux, jamais totalement convaincant. Malgré cela, l’Arturia ARP 2600V et le Korg ARP 2600 font le job si l’on n’y regarde pas de trop près. Tous deux offrent l’avantage d’être accompagnés d’une reproduction du Sequencer ARP.
Pour la série des gros OB, quoi de plus normal que de se tourner vers Oberheim et ses magnifiques OB-6 et OB-X8. Pour un budget plus modeste, le récent et plus petit, TEO-5 est une excellente option. Le Behringer UB-Xa, quant à lui, offre une approche très convaincante des OB-Xa et OB-8 à un tarif encore plus serré.
En ce qui concerne les plug-ins émulant l’OB-Xa, nous ne saurions trop vous conseiller le très bon Obsession de Synapse Audio, ainsi que l’Arturia OB-Xa V.
Sources : Stripped par Jonathan Miller (2003, 2009, Omnibus Press), Ethique synthétique de Sebastien Michaud (2001,2007, Camion Blanc), Violator par François-Emmanuel Trapes (2019, editions Densité), Keyboards France, Sound On Sound, Magic revue pop moderne, New Musical Express.