Secteur ô combien rentable pour l’industrie de la musique, le Live ne cesse de voir toujours plus gros, toujours plus grand. Pour quel bilan sur le plan de l'environnement ?
Au coeur de la problématique climatique depuis qu’un large consensus scientifique a montré le rapport entre les activités humaines et l’extrême rapidité du réchauffement de la planète, les émissions de gaz à effet de serre sont devenues le sujet écologique numéro 1 à l’échelle internationale. Sous l’impulsion du GIEC et de l’ONU et dans le contexte des accords de Paris visant à limiter le réchauffement à 2° dans les prochaines décennies, chaque pays comme chaque secteur d’activité est depuis 2015 sommé de réduire ses émissions jusqu’à atteindre le fameux « zéro carbone »…
Où en est-on en 2023 ? He bien, disons que, pour l’heure, les accords de Paris sont un bel et cuisant échec puisque seul COVID a permis de diminuer provisoirement les émissions mondiales mais que ces dernières sont reparties de plus belle, en dépit de toutes les belles paroles tenues par nos dirigeants. Tandis que l’espoir des 2° s’amenuise sévèrement, l’État Français a d’ailleurs été condamné à deux reprises par la Justice Française pour inaction climatique…
Pour justifier cette inaction, on entend souvent dire que la France n’émet que 0,9% des gaz à effets de serre au niveau mondial, de sorte que son action ne serait pas décisive par rapport à celle de la Chine ou des USA. Ce qu’on oublie de dire toutefois, c’est que ce chiffre est territorial et ne prend pas en compte les émissions générées par l’import/export comme par la production déportée à l’étranger : le fameux Made in Asia qu’on trouve au dos de quantité de produits fabriqués par des entreprises françaises n’est ainsi pas considéré… En vis-à-vis de ce 0,9% parfaitement illusoire, on appréciera le fait qu’on attribue à la seule entreprise Total 0,8% des émissions mondiales de gaz à effet de serre… Et la perception du « bon » résultat territorial français est d’autant plus remise en cause lorsqu’on le ramène à la démographie : « 5 tonnes par habitant » nous dit le Ministère de la transition écologique… « 11,2 tonnes » nous dit l’ADEME en se basant sur la consommation des Français, ce qui est sensiblement plus qu’un Chinois…
Bref, il y a du boulot à faire en France, comme ailleurs, et puisque notre pays se targue d’être un pays de culture, il va sans dire que l’industrie de la culture française doit elle-aussi se poser la question de son empreinte environnementale, à commencer par son empreinte carbone. C’est justement ce qu’a fait The Shift Project, l’association créée en 2010 par Jean-Marc Jancovici, l’inventeur du bilan carbone, Geneviève Férone-Creuzet et Michel Lepetit. Le Shift Project entend être un groupe de réflexion qui, au travers d’études et de recommandations, vise à éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique. Si l’asso s’est notamment fait connaître en chiffrant l’impact du secteur numérique sur les émissions de gaz à effet de serre, elle s’est plus récemment intéressée au domaine particulier de la culture, aboutissant à un rapport de 209 pages synthétisé en 19 pages…
Qu’y apprend-on ? D’abord que la culture, comme n’importe quelle autre industrie, a un impact environnemental important sur les questions d’énergie et de réchauffement parce qu’elle n’est pas qu’immatérielle : la culture, ce ne sont pas que des images, des sons et des mots, mais ce sont aussi des bâtiments, des transports, des supports, des technologies, de l’énergie, qui tous concourent à la pollution, dont l’émission de gaz à effets de serre… On y apprend aussi que l’une des activités culturelles les plus dommageables sur le plan environnemental n’est autre que le spectacle vivant, au sein duquel on retrouve les concerts comme les festivals de musique…
Grandeur et misère des festivals
À défaut de pouvoir faire le bilan carbone d’un événement réel, l’étude tente d’estimer ce dernier en se basant sur les données communiquées par les Vieilles Charrues sur une édition ayant attiré 280 000 visiteurs sur quatre jours.
Résultat de l’estimation : 15 656 tonnes d’équivalent CO2, soit l’équivalent de 8496 vols Paris-New York… Un résultat colossal qui s’explique à plus de 79% par les transports que génère un tel événement, l’alimentation et les boissons représentant 20% du total… Le pour cent qui reste ? L’énergie nécessaire et les produits dérivés…
Du coup, pour réduire significativement l’empreinte carbone du festival, le rapport insiste principalement sur deux éléments : la suppression du bœuf des repas, voire de toute alimentation carnée au profit du 100% végan, mais surtout la réduction drastique de l’empreinte des transports en supprimant le recours à l’avion d’une partie des festivaliers comme des artistes…
Or, si l’événement génère des transports aériens, c’est principalement à cause de son succès et de la dimension internationale qu’il a prise au fil des années. Plus les têtes d’affiche sont prestigieuses, plus le festival attire de gens au-delà de sa localité, au-delà du pays… De fait, si l’édition 2023 des Vieilles Charrues est fière d’accueillir des stars telles que les Red Hot Chili Peppers, Blur, Idles ou Robbie Williams, il ne fait aucun doute que la venue de ces groupes générera toujours plus de trafic aérien, mais aussi plus de transport automobile pour le commun des festivaliers… Et donc plus d’émissions de gaz à effet de serre ! Le plus grand parking de France n’est autre d’ailleurs que celui du Hellfest avec 35 ha, et il ne parvient même pas à accueillir tous les véhicules des visiteurs !
Si nous sommes loin d’être face à un cas aussi ubuesque et cynique que la dernière Coupe du Monde de football installant des climatisations en plein désert, il ne fait donc aucun doute que l’ampleur prise par les grands festivals au fil des années est parfaitement contreproductive sur le plan environnemental. On y retrouve ce fameux lien qu’on observe entre la courbe du PIB et les émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Plus le festival est gros, plus il gagne de l’argent et plus il émet des gaz à effets de serre. Pour bien faire, nous explique le rapport, il vaudrait mieux que ce dernier se divise en plus petits événements qui auraient lieu en différents endroits du territoire français, réduisant ainsi l’empreinte des transports.
Dirty smoke on wasted water
Pour juger de l’impact d’un festival, il faudrait encore prendre en compte les multiples déchets, la dégradation de sites, la génération d’une pollution sonore qui seront préjudiciables aux espèces vivant dans le voisinage ou sur le lieu de l’événement, le gaspillage d’eau potable, et même on y revient : la pollution due à l’usage d’une énergie fossile.
Benjamin Barbaud, le patron du Hellfest, décrit ce dernier comme « le plus gros chantier électrique éphémère de France ». Avec 300 000 litres de fioul brûlé sur les sept jours de l’édition 2022, le festival contribue non seulement à l’émission de gaz à effet de serre, mais aussi à l’émission de particules fines ou de gaz mortels (dioxyde de soufre, monoxyde de carbone, oxyde d’azote) par exemple.
Si par ailleurs, the Shift Project ne s’attarde pas trop sur les produits dérivés dans son étude de cas parce qu’il ne s’intéresse qu’aux émissions de gaz à effet de serre, il convient de souligner que les 25 000 tee-shirts de coton vendus par le Hellfest auront nécessité pas loin de 70 millions de litres d’eau ! Car oui, tout le monde aime la douceur du coton sans se soucier que sa culture est l’une des plus exigeantes en quantité d’eau potable….
Le Water Footprint Network estime qu’un tee-shirt de 250 grammes va consommer 2720 litres d’eau. De fait, si la production des tee-shirts a un impact minime sur les émissions de gaz à effet de serre, elle se traduira pour un festival vendant 25 000 tee-shirts par la consommation de 68 millions de litres d’eau !
Une quantité à laquelle on ajoutera l’eau gaspillée pour arroser les festivaliers en pleine canicule, alors même que la région était en stress hydrique et qu’on limitait la consommation des agriculteurs… À la fin, les 800 000 litres de bières consommés en une semaine par les festivaliers passeraient presque pour un élan de sobriété…
Il y a donc sans conteste une réflexion à avoir, à commencer sur la période durant laquelle ont lieu les festivals car il ne fait aucun doute que les pics de chaleurs de plus en plus intenses et réguliers auxquels nous sommes confrontés ne rendent pas l’été propice à de tels événements…
Les festivals se mettent au vert
Évidemment, la plupart des organisateurs de ces événements ont conscience de ces problèmes et sont soucieux de l’environnement. Ils font par conséquent montre d’une réelle volonté d’améliorer les choses en poussant la consommation de nourriture végan, en instaurant un système de gobelets en plastique consignés ou en ramassant et triant les déchets laissés sur le site… Et il y a mieux : on trouve depuis un certain temps déjà des festivals « verts », qui ont été pensés dès leur création en pleine conscience de l’empreinte écologique qui est la leur. We love green, Cabaret vert, Terre du son, Delta festival, Climax, Solidays : ce sont là autant de festivals engagés qui rivalisent d’efforts et d’inventivité pour minimiser leur empreinte environnementale.
La liste des efforts déployés par certains est impressionnante et ne pourra certainement pas passer pour du greenwashing, d’autant que la plupart des organisateurs jouent la carte de la transparence en déclarant les chiffres de leur bilan carbone lorsqu’il est mesuré. Hélas, si l’on insiste grandement sur l’usage d’énergie verte, de nourriture locale et bio, l’organisation de conférence ou d’ateliers de sensibilisation à l’écologie, ou encore la gestion des déchets est exemplaire (certains recyclent même les mégots de cigarettes), le gros point noir demeure toujours le transport et les émissions de gaz à effet de serre qu’il occasionne.
Or, comme les mastodontes dont nous avons parlé précédemment, ces festivals grossissent pour la plupart d’année en année et jouissent d’une programmation toujours plus prestigieuse et internationale, avec tout ce que cela implique de voiture et d’avion à la clé… Voyez la croissance de fréquentation de We Love Green :
Sachant que ce genre de festival joue un rôle important dans la diffusion de l’information autour des sujets d’environnement, il y a de quoi se réjouir de ce succès. Toutefois, si la progression est constante, le recours au transport va de pair, occasionnant toujours plus d’émissions de gaz à effet de serre. Dans une grande transparence qui les honore, les organisateur·trice·s annoncent pour l’édition de 2022 un bilan certifié de 1 685 tonnes d’équivalent CO2, soit presque dix fois moins que ce qui est estimé pour les Vieilles Charrues par le Shift Project, sur une édition presque trois fois plus grosse en termes de fréquentation. Les deux tiers des émissions sont attribuées au transport (fret et déplacement des festivaliers ou artistes) : 60 % rien que pour les déplacements aériens de 0,6% des festivalier·ère·s ! Du coup, les gens de We Love Green insistent sur tous les moyens vertueux de se rendre au festival. Une excellente démarche qui n’empêche pas un constat mathématique : plus le festival grossira, plus il sera international et plus il génèrera de transports en général, et de l’aérien en particulier…
On le comprend dès lors : le bilan sur ce point précis est probablement bien meilleur lorsqu’un événement a lieu dans une zone bien desservie par des transports en commun décarbonés et qu’il est dimensionné pour les habitants locaux, sachant qu’il ne fait aucun doute que le plus propre des festivals sera toujours le plus petit et le plus local dans sa programmation comme dans son public. Et cela est d’autant plus vrai que nous ne parlons que d’émissions de gaz à effet de serre en omettant de mentionner les autres types de pollution liées aux transports, dont l’émission de particules fines dans l’air.
Bref, les festivals verts peuvent bien faire tous les efforts du monde en termes d’énergie verte, de traitements des déchets, de nourriture et de gestion de l’eau, être même des modèles pour les plus grands festivals, à moins de pouvoir remplacer le parc de transport mondial par des véhicules électriques (à commencer par l’aviation), il ne tiendront réellement leurs objectifs qu’en ne grossissant pas, voire en décroissant. C’est la dure loi de la sobriété : il ne faut pas seulement faire différemment comme on l’a fait pour régler le problème de la couche d’ozone, il faut faire moins…
De la responsabilité des artistes
Le constat que nous venons de décrire est évidemment le même pour tous les énormes festivals mais il s’applique aussi aux grandes salles de spectacles ou les stades : quand un artiste privilégie de jouer trois fois au Stade de France ou à la Défense Arena plutôt que de faire 60 plus petites salles dans les régions de France, il oblige quantité de gens à venir à lui de plus loin plutôt que d’aller vers eux, ce qui augmente significativement les émissions de gaz à effet de serre ou de particules fines.
Bien conscient de cela d’ailleurs, le groupe Shakaponk a ainsi annoncé que sa prochaine tournée était la dernière, parce que le gigantisme live n’a rien d’écologique et que la seule façon de régler cela tient dans le fait de penser plus petit, plus humain, plus humble…
« Shaka Ponk était une parenthèse artistique décalée au milieu d’une société sérieusement dysfonctionnelle, fondée sur la consommation, l’exploitation des ressources de la planète sans jamais la nourrir en retour » explique le groupe pour justifier l’arrêt des tournées.
D’autres groupes comme Coldplay ou Radiohead se montrent engagés dans le fait de réduire le nombre de leurs concerts, d’acheminer leur matériel de façon plus vertueuse ou d’encourager leurs spectateurs à utiliser des moyens de locomotion moins polluants…
Bref, ça bouge chez certains, même si l’on sent qu’il y a une dissonance dans le milieu de la musique sur ce qu’on appelle un spectacle ou une tournée réussie : rassembler 80 000 personnes pour un spectacle demeure un exemple de réussite sur les plans du business comme de la culture, alors que c’est un échec environnemental…
Un choix de culture aussi…
Et encore pourrait-on discuter de cette réussite culturelle, sachant que s’entasser sur une pelouse pour regarder des écrans géants n’est peut-être pas ce qu’on peut imaginer de mieux en termes de qualité pour un spectacle vivant. Sans même parler des problèmes auditifs que cela implique (s’exposer à de forts niveaux sonores des journées entières voire plusieurs jours est mauvais pour l’audition), on pourrait se demander si le marketing des festivals, au-delà de l’ambiance, ne tient pas non plus sur le rapport quantité/prix, le fait de pouvoir en voir le plus possible pour le moins cher possible, soit une mécanique de surconsommation.
Et bien que la plupart des gens préfèrent la proximité des petites salles à celle des grands événements, les tourneurs et artistes entendent faire des économies d’échelle : quantité d’artistes de premier plan ne sont ainsi plus visibles que dans des surproductions gigantesques…
Il ne s’agit pas ici de jeter bêtement la pierre à qui que ce soit, toutefois, car le surinvestissement du business live qui pousse à toujours plus de gigantisme et de problèmes environnementaux s’explique aussi par la façon dont les artistes peuvent aujourd’hui gagner leur vie, et questionne du coup la part qui revient à ces derniers sur la musique enregistrée ; nous en reparlerons… Il n’en reste pas moins que les problèmes que nous venons d’évoquer, en l’absence d’un cadre fixé par les pouvoirs publics, relèvent de la responsabilité de tous les acteurs de la musique live : artistes et tourneurs bien sûr, mais public également, sachant que la bonne image de tous sera de plus en plus dure à conserver à mesure que les problèmes environnementaux se feront plus pressants. Rafraîchir un gentil public à la lance à incendie aura du mal à ne pas passer pour obscène en regard des désastres qui se profilent : sans parler du mois des records de sécheresse que nous venons de battre et qui n’augurent rien de bon pour cet été, l’ONU a récemment alerté sur le fait que d’ici 2030 (les sept prochaines années donc !), la moitié du globe sera confrontée à de graves pénuries d’eau potable.
Il convient malgré tout cela de ne pas remettre en doute l’avenir de la musique live : à plus forte raison en période difficile, le besoin de jouer et d’entendre de la musique est vital pour l’humain et il le demeurera. Reste que le concert de 3000 personnes a clairement plus d’avenir que le stade de 80 000 ou le festival de 400 000. Dans ces conditions, pourrait-on encore applaudir en France des megastars internationales ? Sans doute pas, à moins que celles-ci ne s’adaptent à cette nouvelle donne et revoient à la baisse leur façon de travailler comme leurs modes de déplacement. Penser sobre, local, c’est aussi cela…
Et sans nier les apports de la mondialisation dans le riche métissage des cultures, gageons que ce retour au local est aussi une chance, tant dans l’émergence de jeunes artistes locaux qui pourraient jouir de la sorte d’une meilleure visibilité (et peut-être même mieux gagner leur vie), que dans l’affirmation de l’identité culturelle des différents territoires. Il ne s’agirait plus d’applaudir la même Beyonce ou le même Metallica en mangeant le même burger et buvant le même cola en tout point du monde, mais de se libérer d’une forme d’impérialisme culturel aboutissant à une uniformisation, ce qui pourrait redonner son sens à l’exotisme comme au voyage, pour peu que ce dernier soit évidemment raisonné et responsable.