Nouvel avatar chez Arturia, la réincarnation sous forme virtuelle d’une des légendes de la synthèse, l’Oberheim Matrix-12. Voyons ce que nous propose cet instrument, par rapport à son aîné, et au milieu d’une offre de synthés toujours plus pléthorique.
Depuis quelque temps, l’éditeur Arturia est sur tous les fronts, logiciel comme hardware. Ainsi les nouveaux Keylab, les variations autour du MicroBrute, les synthés iOS à peine sortis, et alors que la communication met l’accent sur l’AudioFuse, la V Collection 4 débarque, proposant des versions mises à jour des logiciels existants, un nouveau système d’autorisation et pas moins de deux nouveaux instruments virtuels, le Solina V, testé ici et le Matrix-12 V, objet du présent test.
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L’éditeur français accroche ainsi à son palmarès une nouvelle légende, en ayant déjà fait un tour assez complet des grands constructeurs, tout du moins ceux qui n’opèrent pas encore sous leur propre nom (Korg avec la Legacy Collection et toutes ses déclinaisons pour iOS, Roland avec son System-1 et ses recréations de SH-101 et SH-2, etc.). Déjà responsable d’un réussi Oberheim SEM V (test ici), Arturia nous présente ici ce qui est considéré comme le haut de gamme du polyphonique analogique (et un peu numérique) selon Oberheim, le Matrix-12, sorti en 1985, fruit des évolutions des produits de Tom Oberheim, dans une recherche de polyphonie importante (depuis les TVS-1 Two-Voices), de langage de synchro et de communication (après le Parallel Bus, le MIDI, réalisé deux ans avant par un regroupement initié par Dave Smith, et auquel appartenait Oberheim), des possibilités de filtrage surdéveloppées (à partir du célèbre VCF multimode en continu), truffé de nouveautés et d’une architecture de modulation qui faisait la différence, et bien plus que la simple somme de deux Xpander, son prédécesseur.
Arturia revendique fièrement l’implémentation totale des fonctionnalités de l’original, auxquelles il a ajouté tout un tas d’options de son cru, comme à son habitude.
Introducing Arturia Matrix-12 V
À l’occasion de la sortie de la V Collection 4, l’éditeur/fabricant inaugure un nouveau système d’autorisation, non plus basé sur le fameux e-Licenser (racheté par Steinberg, et son système de clé USB ou de dongle virtuel sur le disque dur), mais sur un système propriétaire. On télécharge une première application nommée WelcomeApp, et à partir de cette dernière on choisit quel instrument installer. L’installation comprend l’Arturia Software Center (l’équivalent d’un Service Center chez Native, pour donner une idée) qui fonctionnera de pair avec votre compte Arturia (obligatoire), et vous permettra d’installer et activer vos instruments sur cinq ordinateurs, l’idée étant de n’en utiliser qu’un à la fois. Un net progrès par rapport à l’e-Licenser…
L’éditeur propose une version autonome, et des plugs compatibles AAX, AU et VST 2 et 3, pour les systèmes Mac (minimum 10.8) et Windows (minimum Win7). On prendra soin de lancer régulièrement l’application Arturia Software Center, qui ira récupérer, si besoin est, les mises à jour.
Le plus beau, le plus gros ?
C’est peu de dire que le Matrix-12 a fait forte impression lors de sa sortie. Par son coût bien sûr (plus de 5000 dollars de l’époque), ce qui l’a dans un premier temps réservé aux joueurs de claviers (sur) professionnels et aux stars de la musique synthétique. Mais avant tout par ses fonctions, bien entendu : douze voix de polyphonie, chacune d’entre elles totalement indépendante, toutes pouvant être regroupées par Zone (pour créer des Multis) ou traitées indépendamment (12 sons mono sur 12 canaux MIDI différents…), deux VCO par voix avec sélection libre des formes d’ondes, deux VCA, un FM VCA, un VCF multimode et multipente (15 modes différents !), cinq générateurs d’enveloppes, cinq LFO, un Lag, trois Tracking et quatre Ramp Generators, un Matrix Modulation System (marque de commerce…), un clavier cinq octaves transmettant vélocité et pression, deux leviers de modulation et un des systèmes MIDI les plus performants de l’époque. Seuls les VCO, le filtre et les deux VCA sont analogiques, tout le reste étant mis en œuvre sous forme logicielle.
Cette fameuse Matrix permettait de créer 20 assignations par voix, à partir de 27 sources vers 47 destinations, autant dire une manne pour le sound designer. Notons que le principe de programmation était aussi assez innovant, puisqu’il aurait été impossible d’implémenter un contrôle par paramètre disponible : on passait d’un module à l’autre via boutons dédiés, et les fonctions dudit module apparaissaient sur les LCD centraux flanqués de 12 boutons et six encodeurs (avec parfois l’obligation de passer de page en page). Principales différences avec les Xpander (un des premiers synthés modernes à sortir directement dans une version sans clavier), l’absence de sorties séparées sur le Matrix-12 (même si une option fut rajoutée plus tard) et le retrait de CV/Gate.
Version Arturia
Si l’éditeur prend soin de reproduire à l’identique les fonctions du synthé, il ajoute aussi ses propres créations. Commençons par celles-ci : d’abord, l’interface graphique, même si dans l’esprit, diffère en ce sens qu’elle propose des modules dédiés (VCO, Filter, Env, etc.) avec leurs propres écrans, boutons et encodeurs, et des fenêtres de programmation. On dispose de deux fenêtres principales, Main et Voices. Indéniablement, la clarté y gagne, et donc la programmation. On retrouve la classique barre d’outils de l’éditeur, permettant principalement la gestion des présets. Une page Voices bascule entre Single et Multi, rendant assez claires les programmations spécifiques à ces statuts différents. Inédit aussi, le Program Chain qui permet d’établir une liste de 128 présets que l’on appellera via les numéros de Program Change correspondants.
Ensuite, ce qu’Arturia appelle la Nameplate, donne accès à l’affichage du clavier (KBD), des effets (FX), de la page de modulation (MOD) et à la Page2, on y revient. Du côté des effets, on dispose de deux slots en insertion, permettant de choisir entre six effets, Analog Delay, Delay, Phaser, Flanger, Reverb, Analog Chorus. Les possesseurs de Spark retrouveront graphisme et réglages familiers, à l’exception des présets, ce qui est un peu dommage.
La page Mod offre 40 lignes (donc 40 routages possibles en mode Single, bien plus qu’il n’en faut dans la plupart des cas) avec Source, Amount, Destination et un bouton de quantification, ce qui permettra de moduler par pas plutôt qu’en variation continue. Deux fenêtres chargées de symboles s’affichent lors d’un choix de Source/Destination, la sélection s’effectue d’un clic, parfois deux quand le paramètre offre plusieurs réglages (par exemple un segment d’un générateur d’enveloppe, ou fréquence, résonance du filtre, etc.).
La page Voices (mélange des pages VAssign et Zone du Matrix-12) rend aussi beaucoup plus aisée la gestion des voix, en mode Single aussi bien qu’en mode Multi. On dispose d’un bouton d’activation des voix, d’un réglage de choix de la zone, d’une transposition chromatique, d’un detune, d’un volume ainsi que d’un réglage de panoramique sur sept positions (encore une des particularités de l’original). La section Zones offre choix du canal MIDI, mode de jeu (dont le très caractéristique Rotate, faisant passer d’une voix à l’autre, et les différents modes Mono), Voice Stealing (à l’origine Voice Rob, gestion de la polyphonie en cas de dépassement, par arrêt de la note la plus ancienne) et tessiture de la zone. On y trouvera aussi les réglages du « sixième » LFO, celui dédié au vibrato, avec vitesse, formes d’onde (les six d’origine), lag et ampli, ainsi que sources de modulation sur la vitesse et le gain, avec taux de modulation.
Un petit exemple de Rotating avec différent Pan.
Production sonore
L’interface revue et corrigée permet d’avoir une vision claire des modules du synthé (rappelons que sous l’apparence épurée du synthé, le capot cache un équivalent de modulaire de haut vol). Les deux VCO offrent les réglages classiques, accordage, detune, volume, ainsi que trois formes d’ondes (et un Noise pour le VCO2), pouvant être sélectionnées simultanément, et un taux de PWM. Un bouton pour la Hard Sync permettra d’obtenir les sons classiquement associés à ce réglage. Le FM VCA est lui aussi de la partie (depuis le VCO2), avec son assignation au VCO 1 ou au filtre, avec réglage de taux.
Côté filtre, le multimode, multipente est bien entendu de la partie, avec ses quinze types, des différents low et high aux configurations de type deux notch plus un low, etc. Puis l’on se dirige tranquillement vers les deux VCA, l’un censé être classiquement modulé par une enveloppe, l’autre destiné à recevoir toutes sortes de modulations. Ainsi on peut recréer la forme dynamique précise d’un son, tout en ayant de nombreuses variations expressives simultanément.
Puisqu’on parle d’enveloppes, louons le modèle de celles du Matrix : si l’on retrouve les classiques Attack, Decay, Sustain et Release, elles disposent d’un Delay placé en première position, permettant ainsi de décaler l’entrée en action de l’enveloppe, et de donner des sensations de ré-attaques multiples quand on en conjugue plusieurs. La Page2 offre des réglages supplémentaires, notamment concernant le mode de lecture, le trigger (notamment via LFO, option très intéressante d’un point de vue sonore), la disparition de la partie Sustain si besoin, etc.
On ne peut pas ne pas prêter attention aux LFO et leurs sept formes d’onde, aux Tracking Generators, leur source de commande (14 différentes) et leurs cinq points, tout comme le Lag et les générateurs de rampe (idéaux pour éviter de mobiliser une enveloppe sur un effet progressif de modulation, eux-mêmes pouvant être déclenchés par LFO).
Mais écoutons quelques sonorités du synthé, incluant des présets la plupart du temps modifiés et dont les effets ont été enlevés (parfois on entendra avec, puis sans, ou vice versa, mais quand même, ce besoin de mettre de la réverbe partout…). Commençons par les basses.
Autre domaine réputé du Matrix, les Pads.
Quelques claviers synthétiques, notamment les « Brass » si typiques des années 80 (autre grand pourvoyeur de ce type de sons, les synthés Roland).
Et pour finir, des Leads.
Bilan
Si l’on considère la reproduction des fonctions d’origine, leur amélioration (notamment au niveau de l’ergonomie), et l’ajout de nouveautés, Arturia fait avec le Matrix-12 V un (presque) sans faute. Ensuite, et pour tout vous dire, je n’ai pas de Matrix-12 hardware à la maison, donc la comparaison sonore point par point n’a pu être réalisée.
Mais les souvenirs d’utilisation, ainsi que les sonorités connues chez Yello, Toto, Depeche Mode, Herbie Hancock, Propaganda, Allan Holdsworth avec sa Synthaxe ou Michael Brecker et son EWI, les nombreuses B.O. dans lesquelles Ian Underwood a été impliqué, sont toujours présents et facilement comparables via la discothèque idoine. Sans compter les différentes banques disponibles (Nostalgia, Retro Machines MKII, Nord, etc.), même s’il faut prendre en compte les différents matériels utilisés pour le sampling, ainsi que les post-traitements.
Le son est très souvent proche de l’original (on prendra soin de désactiver les effets…), mais il semble toujours manquer quelque chose, notamment dans le bas qui semble un peu léger. Est-ce un effet placebo, ou une véritable différence ? Dans ce cas précis, difficile de répondre de façon définitive. Pourtant, le caractère sonore est assez proche, la reproduction de l’effet Rotate (on peut modifier très légèrement des voix semblables, donnant une impression d’instabilité) est concluante, les Multis permettent des configurations très créatives, les très nombreuses modulations et sources internes permettent de répondre quasiment à toutes les idées de sound design, d’autant que l’on dispose presque du double de possibilités par rapport à l’original. Dommage que l’on constate aussi autant de bugs, ou de petites erreurs ici ou là (voir Points Faibles). Bref.
Matrix-12 V n’a pas eu l’impact immédiat qu’ont procuré certains synthés récents (quiconque a bidouillé le filtre Uhbie de Diva a pris une véritable claque, par exemple, là où celui de Matrix-12 est moins impressionnant), mais à force de bidouiller, de programmer, le synthé montre son intérêt, et s’il n’est pas un clone sonore de son aîné, il peut quand même offrir de longs moments de recherche sonore.
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