Dans ce nouvel épisode du chapitre consacré à l'enregistrement de la voix, nous allons aborder la question ô combien délicate de l'interprétation…
Rock’n Rôle(s)
Croyez-vous que la voix du tube planétaire « Highway to Hell » d’AC/DC ait été enregistré par Bon Scott avec le même état d’esprit qu’un John Lennon chantant « Imagine » ? D’ailleurs, monsieur Lennon lui-même a-t-il interprété son utopique hymne pacifiste avec une impulsion fougueuse semblable à celle qu’il avait sur le titre « Twist and Shout » ? Pour rester dans la même veine, sur l’album « A Kind of Magic » Freddie Mercury semble-t-il sous le joug d’émotions identiques pour les morceaux « Who Wants to Live Forever » et « Princes of the Universe » ?
Bien entendu, la réponse commune à ces trois questions grotesques se résume à un « Non » des plus sonores. Alors pourquoi les évoquer ici me demanderez-vous ? Tout simplement pour soulever un lièvre : tout donneur de voix est assimilable à un acteur évoluant au sein du film de la chanson qu’il interprète. Moralité, lors de l’enregistrement, le chanteur se doit de jouer au mieux le personnage qu’il incarne pour l’occasion. Quant à vous, votre rôle en tant qu’ingénieur du son / directeur artistique consiste à l’accompagner de façon à coucher sur « bandes numériques » la meilleure interprétation possible. Pour ce faire, vous disposez de plusieurs cordes à votre arc. Voici la première…
Comprendre le texte
Difficile pour quelqu’un de donner un avis constructif sur une interprétation lorsqu’on ne sait pas exactement ce qui doit être interprété, n’est-ce pas ? Cette lapalissade est un excellent prétexte pour solliciter un commentaire de texte de la part de l’auteur et du compositeur en présence de l’interprète. Normalement, ces derniers devraient déjà être raccord sur le sujet, d’autant plus s’il s’agit d’une seule et même personne. Cependant, demandez tout de même ces explications car non seulement elles vous aideront à juger la qualité de la performance du chanteur lors de la captation mais cela vous offre en sus l’occasion de bien remettre les choses à plat dans l’esprit de ce dernier tout en renforçant la relation de confiance qu’il y a entre vous tous. Bref, c’est tout bénef !
À l’occasion de cette « table ronde », n’hésitez surtout pas à gentiment diriger l’exposé vers les thèmes suivants :
- Quels évènements fictifs ou réels sont à l’origine du texte ?
- Dans quel état d’esprit a-t-il été écrit ?
- Quelles sont les attentes de l’auteur ?
- Que cherche-t-il à transmettre ?
- Quelles émotions traversent le texte ?
- Y a-t-il une évolution émotionnelle au cours de la chanson ?
- Si tel est le cas, pourquoi et à quel(s) moment(s) ?
- Etc.
Je me répète mais le but ici est de bien cerner les intentions sous-tendant l’oeuvre pour, d’une part, vous permettre de juger la pertinence de l’interprète lors des prises et d’autre part, permettre à ce dernier de mieux rentrer dans le personnage en amont. Ce travail préparatoire peut vous paraître inutile mais je vous assure que sur les grosses productions avec directeur artistique, coach vocal et tout le tremblement, il est fait et pas qu’un peu ! Or, c’est encore une fois là que votre carte « Home Studio » vous offre un avantage considérable face aux « véritables productions » disposant de moyens autrement plus limités que les « grosses Bertha » du genre : vous disposez de tout le temps qu’il vous faut, alors prenez-le.
Et je vous le rappelle au cas où cela vous serait nécessaire que si vous travaillez absolument seul et endossez donc de fait toutes les casquettes d’auteur, compositeur, directeur artistique et interprète à la fois, il vous est tout de même possible d’appliquer le conseil du jour en utilisant la méthode décrite il y a quelques semaines de cela dans cet article.
Le chanteur est un acteur
Comme nous l’avons vu précédemment, le chanteur en tant qu’interprète peut être assimilé à un comédien. Seulement voilà, contrairement à un « acteur classique », ce dernier ne dispose que de sa voix pour faire vivre son personnage dans le cadre de la production phonographique… En effet, aucune gestuelle ne viendra ici appuyer son propos auprès des oreilles de l’auditeur. Quant à son éventuel jeu de scène habituel lors de performances live, il risque fort d’être contrarié par les impératifs techniques de la prise de son… Mais alors, que peut donc faire notre artiste afin d’incarner au mieux son rôle dans de telles conditions ? C’est ce que nous allons voir…
Vous connaissez certainement tous cette pseudo légende urbaine racontant que les agents de télémarketing ont pour consigne de sourire au téléphone, car cela s’entend et met donc l’interlocuteur dans de bonnes dispositions pour acheter le moindre produit plus ou moins bidon qu’ils ont à fourguer. Je ne sais absolument pas si c’est vrai, mais pour moi une chose est sûre, à chaque fois que j’entends la voix de ma compagne au téléphone, je peux dire à coup sûr si quelque chose la contrarie ou pas. Arrêtez-moi si je me trompe, mais je suppose que vous avez également déjà eu ce genre de sensation, non ? Par conséquent, nous sommes d’accord sur le fait que l’humeur d’une personne peut s’entendre dans sa voix, n’est-ce pas ? Or, l’humeur se traduit également très clairement dans les expressions faciales de tout un chacun, à savoir pour schématiser rapidement : le sourire pour la joie, les larmes pour la tristesse ou le froncement de sourcils pour la colère. Eh bien j’affirme que l’inverse est tout aussi véridique : les expressions faciales peuvent induire telle ou telle humeur !
Vous ne me croyez pas sur parole ? La prochaine fois que vous êtes gai comme un pinson, essayez donc de vous forcer à faire la moue ou d’adopter un regard de glace pour voir si votre gaieté survit longtemps l’exercice, vous m’en direz des nouvelles ! Au passage, petit conseil d’ami : lorsque vous avez le moral en berne, appliquez donc la recette inverse et forcez votre sourire. Ça ne sera pas forcément évident au début et ça ne vous transformera pas non plus en ravi de la crèche en un clin d’oeil, mais je vous assure que votre baisse de régime durera moins longtemps.
Bref, le corollaire de toute cette histoire, c’est que vous pouvez aisément mettre à profit ce phénomène lors des prises de voix. Afin de transmettre les émotions souhaitées plus facilement, l’interprète peut essayer d’adopter les expressions faciales adéquates aux moments opportuns du titre en cours de production, ce qui orientera son humeur dans la bonne direction à chaque instant et cela se traduira concrètement dans sa performance vocale. Cela le laissera peut-être circonspect de prime abord, mais je vous promets qu’il s’apercevra très vite que ça lui permet de mieux rentrer dans la peau du personnage, ce qui ne manquera pas d’améliorer le rendu final. Personnellement, pour les cas les plus difficiles, j’utilise une petite astuce qui consiste tout simplement à ajouter des annotations marquant l’émotion recherchée directement sur les paroles que je vous ai conseillé d’imprimer il y a deux semaines de cela. C’est peut-être bête comme chou, mais ça fonctionne.
Alors je sais, normalement le chanteur n’a évidemment pas besoin de tout cela, surtout s’il est également l’auteur du texte. Ceci étant, il faut bien garder à l’esprit que l’enregistrement en studio n’est pas réellement une expérience que l’on pourrait qualifier de « naturelle ». Du coup, les musiciens non rompus à l’exercice peuvent facilement perdre leurs moyens lors des prises. Ce genre de petite astuce peut réellement changer la donne et ne prend pas tant de temps que cela à mettre en place alors pourquoi s’en priver ?
Dans la peau de John Malkovich
Comme nous le voyons depuis quelques semaines, le chanteur est quelque part un acteur. Par conséquent, pourquoi ne pas essayer d’appliquer certaines méthodes provenant de ce milieu ? Une des techniques utilisables pour enrichir l’interprétation consiste à appliquer un pâle résumé de la fameuse méthode « Actors Studio ». Pour ce faire, demandez au chanteur d’envisager concrètement ses véritables réactions face à « l’histoire » du morceau, comme si ce qui était décrit dans le texte lui arrivait réellement à l’instant précis de la prise. Il peut également être judicieux de souligner qu’il lui est possible d’aller puiser dans ses propres souvenirs afin de ressentir des « émotions de substitution » suffisamment proches de celles nécessaires au rôle à endosser, ce qui est particulièrement efficace lorsque l’interprète n’est pas l’auteur du texte. Lorsque le chanteur est suffisamment ouvert pour accepter de se plier à ce genre de jeu, les résultats sont bien souvent assez surprenants, dans le bon sens du terme.
Évidemment, la mise en pratique de cette technique nécessite plus de temps que celles exposées les semaines précédentes. Si malheureusement votre cahier des charges ne vous laisse pas le loisir de mettre cela en pratique, voici une méthode beaucoup moins chronophage qui peut vous sauver la mise lorsque le temps presse. Pour vous la décrire, je vais m’appuyer sur un cas concret auquel j’ai été confronté il y a une paire d’années. Je travaillais alors sur l’enregistrement de la bande originale d’un spectacle de danse dénommé Punky Marie. Sur cette bande-son, l’une des danseuses devait interpréter trois chansons. Le hic, c’est que ce n’était pas une chanteuse accomplie et même si sa justesse à proprement parler n’était pas réellement problématique, son interprétation en studio n’était pas vraiment à la hauteur des exigences du projet… Bien entendu, nous n’avions pas le temps de travailler cet aspect en profondeur étant donné notre planning pour le moins serré. Du coup, j’ai eu l’idée saugrenue de demander à cette charmante demoiselle d’enfiler sa tenue de scène juste pour voir… Eh bien croyez-le ou pas mais ce simple geste a suffi à la mettre en condition pour coller au rôle. Une fois sa paire de jeans trouée en place et son cuir sur le dos, la demoiselle avait enfin la rage nécessaire pour donner de la voix comme il se devait. En fait, je pense que pour les personnes comme elle qui ont plus l’habitude du travail sur scène, enfiler un costume est bien souvent un synonyme de la performance en elle-même, d’où le résultat obtenu ici.
La morale de cette jolie petite histoire, c’est que « l’accessoirisation » peut aider le donneur de voix à rentrer dans le personnage en un tournemain. Que cela soit une tenue de scène, un bijou, un déguisement, peu importe, pourvu que ça lui rappelle les conditions habituelles d’exercices de son art. C’est une action qui ne mange pas de pain et qui peut vraiment aider à faire la différence donc, encore une fois, pourquoi diable s’en priver ?
Donjons et Dragons
Pour en finir avec la question de l’interprétation, je vous propose à présent de revenir sur un commentaire à cet article. Avec l’accord du principal intéressé, je reproduis ci-après le contenu d’un commentaire du forum :
"Puisque ça fait quelques temps que l’article est publié et que les commentaires n’arrivent pas en masse, je vais apporter un peu de contradiction.
Tout d’abord, je n’ai rien à redire sur le contenu de l’article dont je trouve les conseils très bons.
Il y a cependant des cas où l’atmosphère cool et sereine n’est pas ce qui convient, ni à l’artiste, ni au contexte particulier du morceau. On trouve de nombreuses anecdotes et témoignages où, au contraire, sortir le/la chanteur/euse de sa zone de confort a été profitable.
Il me semble que c’est dans l’excellent Recording Unhinged : Creative and Unconventional Music Recording Techniques que Sylvia Massy raconte notamment avoir scotché Peter Gabriel suspendu à un pilier de béton présent dans le studio pour lui faire chanter ce qui a été un de ses tubes. :ptdr:
Autre truc célèbre : Brian Eno utilisant notamment son célèbre jeu de cartes « stratégies obliques » pour faire sortir musiciens et chanteurs de leur zone de confort.
Je me rappelle aussi vaguement d’anecdotes où les producteurs ou les membres de groupes ont volontairement fait sortir des chanteurs un peu trop léthargiques de leurs gonds pour obtenir ensuite la prise énervée ou énergique qui convenait au morceau.
Par d’cheux nous, on peut se rappeler Brel arrivant exténué par le cancer qui rongeait ses poumons aller au studio enregistrer le somptueux album Les Marquises à raison de deux morceaux par jour en une seule prise live et avec un seul poumon.
Voilà. C’est pas du tout pour mettre en cause les propos de l’article qui sont justes dans probablement l’écrasante majorité des cas, mais pour souligner qu’il y a de notables exceptions."
Je suis bien entendu entièrement d’accord avec Will : il est parfois judicieux de faire sortir l’interprète de sa zone de confort afin d’obtenir « Ze Prise de la mort qui tue ». Sauf que, comme vous devez vous en douter, il y a un « mais » ! Pour illustrer mon propos, je vous propose un petit exemple concret qui s’est déroulé au tout début de mon aventure musicale…
À cette époque, je n’étais qu’un jeune aspirant ingénieur du son et toutes ces histoires d’enregistrements aussi farfelus que mythiques me fascinaient. Je n’avais donc qu’une seule envie, mettre en oeuvre à mon tour des méthodes tarabiscotées de façon à produire le son qui ferait toute la différence.
L’occasion s’est présentée dès le deuxième album sur lequel j’ai eu la chance de travailler. Il s’agissait d’enregistrer et de mixer le premier disque d’un groupe de funk qui commençait à percer dans ma région. Leur titre phare était un véritable tube en puissance, à tel point que le groupe le jouait systématiquement en fin de set lors des concerts importants pour être sûr d’avoir un rappel. Le hic, c’est que le chanteur n’arrivait pas à réellement rentrer dedans en condition studio… Ce morceau décrivait la course folle d’un « adulescent » qui refusait d’abandonner ses rêves, quitte à se « cramer » dixit le texte. Le dernier jour d’enregistrement, juste avant les prises de voix, j’ai eu l’idée de demander au chanteur d’aller courir autour du stade de foot d’à côté jusqu’à ce qu’il soit littéralement hors d’haleine… Et ce dernier a refusé en soulignant qu’avec le peu de temps de studio qu’il nous restait, ce n’était pas le moment d’aller gambader dans la prairie. Nous nous sommes donc contentés des prises que nous avions et ce titre n’a jamais eu l’ampleur qu’il méritait sur cet album.
Un an plus tard, j’ai retravaillé avec ce même groupe sur la production d’un album « Live ». Le morceau en question a été joué en fin de set et le rendu reflétait enfin à merveille le plein potentiel de celui-ci. Nous en avons alors discuté avec le chanteur et nous en sommes arrivés à la conclusion que le petit je-ne-sais-quoi en plus provenait d’un savant mélange entre l’excitation de la scène, la fatigue de fin de concert et la joie d’arriver au bout de la plus brillante des façons. Ce jour-là, il m’a avoué regretter de ne pas avoir tenté les tours de stades que je lui avais préconisés alors et j’ai répondu que de mon côté, je regrettais de ne pas avoir su lui faire comprendre tout l’intérêt de la manoeuvre. En toute honnêteté, je ne suis absolument pas certain que cela aurait changé quelque chose puisque la course n’aurait servi qu’à simuler la fatigue de fin de concert sans pour autant induire la même ambiance, mais qui sait…
La morale de cette histoire c’est qu’avant de pouvoir sortir quelqu’un de sa zone de confort, il faut forcément que cette zone de confort existe ! Pour ce faire, il me semble qu’un prérequis absolu se résume à apprendre à bien connaître les musiciens de façon à pouvoir tisser de véritables liens de confiance et savoir jusqu’où vous pouvez les mener. Bref, il vous faut garder à l’esprit que ces fameuses « astuces » sortant des sentiers battues tiennent plus de la psychologie que d’un véritable aspect technique à proprement parler et qu’il faut avoir pas mal de bouteille avant de pouvoir en tirer quelque chose d’utile. Parce que mine de rien, si par exemple vous poussez le bouchon un peu trop loin avec votre interprète pour avoir de la colère, il ne faut pas oublier que vous pouvez également obtenir un blocage complet façon « lapin pris dans les phares d’une voiture », voire pire, un bon vieux pain dans le museau qui n’aura rien de musical. Mais c’est vous qui voyez !