Pour les groupes de la scène métal alternative qui ont un album à enregistrer, Joey Sturgis représente ce qui se rapproche le plus d’un homme à tout faire. Producteur, auteur-compositeur, guitariste, ainsi qu’ingénieur d'enregistrement, mixage et mastering, Sturgis a démontré son savoir-faire sur l’album « Stand Up and Scream » d’Asking Alexandria, lequel s’est vendu à des millions d’exemplaires, ainsi qu’avec des groupes tels que We Came as Romans, Of Mice & Men, et bien d’autres.
Mais ce n’est pas tout. Doués de multiples talents, Sturgis est également concepteur de plug-ins ; et sa société, Joey Sturgis Tones, a mis sur le marché le compresseur Gain Reduction que Sturgis a créé en s’inspirant de sa propre expérience du mixage et qu’il utilise sur toutes ses productions, ainsi que de nombreux autres plug-ins de production musicale.
Dans l’interview qui suit, Sturgis nous parle de son studio, de ses techniques de production et de mastering inhabituelles mais efficaces, et des plug-ins de sa création.
AF: Où se trouve votre studio ?
Sturgis aux commandes au Pearl Sound Studio, où il réalise souvent l’enregistrement des batteries pour ses projets [photo Michael Palaez]
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JS: Je suis à Manchester, dans le Michigan. On a un chalet en bois à la campagne.
Il y a un bout de terrain, c’est très retiré. Tout est installé au sous-sol, avec une autre installation à l’étage, où je fais tous mes mixages et ma post-production. Et puis en bas on a le studio principal pour les enregistrements, où on fait les guitares, les basses et les voix, c’est là que le groupe vit.
Vous travaillez sur Pro Tools ?
Je travaille sur un PC Windows avec Cubase [de Steinberg]. C’est ce que j’utilise depuis toujours, depuis mes débuts. À un moment donné j’ai acheté Pro Tools, quand je pensais que j’allais travailler avec pas mal de gens qui l’utilisaient… Je l’ai acheté, appris, et utilisé pendant, quoi, trois mois. Au bout du compte je me suis rendu compte que ça n’allait pas le faire pour moi. Il fallait que je me l’approprie, mais ça plantait, ça ne marchait pas, c’était lent. Pour autant, j’avais un système très honnête : j’avais acheté un HD3, avec un Mac de fou. J’ai dépensé, genre, 4000$ pour un Mac. Mais bon, ça ne le faisait pas.
Alors qu’est-ce que vous avez fait ?
J’ai simplement accepté de m’être trompé, et je suis retourné à Cubase. En fait quand ça s’est passé, je travaillais sur un projet ; on avait tout enregistré et on en était au point où on s’occupait des claviers, et à chaque fois que j’essayais d’ouvrir une session ça plantait, ou certaines parties des claviers étaient effacées ou ne marchaient pas. Ou alors il fallait que je recharge l’instrument et que je retrouve les paramètres que j’avais utilisés et la position de tel ou tel bouton, et je ne me le rappelais pas. Et j’ai été obligé de le réinstancier. Alors j’ai repris tout ce qu’il restait d’audio, je l’ai mis dans Cubase et j’ai recommencé tout le disque à zéro.
Wow. [Rires]
Du coup, ouais, je suis sur Cubase. Et j’ai deux ingénieurs avec moi, donc on est trois en permanence à travailler sur la chanson. On répartit tous nos projets en trois sessions, de sorte que l’un de nous trois, par exemple, peut éditer pendant qu’un autre enregistre la guitare et le troisième les voix.
Vous utilisez quelle interface audio ?
Une RME FireFace 800. Ça fait longtemps que je l’utilise et je n’ai jamais eu de problème. Ça a un son génial et ça marche super bien. J’ai aussi plusieurs API et un Great River, qui est un clone Neve, et c’est ce que j’utilise pour mes presets. Si jamais on doit travailler sur une vraie batterie, on trouve simplement un studio et on utilise ce qu’il y a sur place. Il y a un studio dans le coin qui s’appelle Pearl Sound, où j’aime bien aller, et qui dispose d’une console Neve et d’un tas de modules d’effets externes.
Parlez-nous donc de votre style, en production.
On enregistre les disques d’une manière très intéressante. Pas de la manière habituelle, la manière classique, parce que je trouve que j’y ai rencontré tout un tas de problèmes divers. En général, tout le monde commence par la batterie, et une fois qu’elle est enregistrée on ne peut plus rien y changer. Donc si on arrive au bout du processus et qu’on enregistre une ligne mélodique, et qu’on a trouvé une mise en place vraiment cool pour certaines paroles mais que ça ne colle pas avec la batterie, c’est un vraie prise de tête pour parvenir à arranger cette batterie. Il vous faut soit réenregistrer, soit l’ajouter note à note manuellement, soit faire tout un tas de corrections vraiment bizarres, pour que ça marche. Du coup, nous, on fait tout dans l’autre sens.
Sturgis préfère enregistrer les pistes finales de batterie après les autres instruments et les voix
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Donc vous enregistrez la batterie plutôt en bout de chaîne qu’au début ?
On commence avec les voix et on les enregistre sur la base des démos que le groupe a déjà réalisées, puisque aujourd’hui tout le monde enregistre avec un ordinateur portable. Et puis à partir de là, je reprends tout ce qu’ils ont déjà enregistré, et je le manipule jusqu’à ce que j’aie le sentiment que le morceau y gagne, et je triture. J’en coupe des petits bouts. Des fois j’ajoute des parties composées sur ma guitare. N’importe quoi pourvu que ça rende la chanson vraiment extra. Et puis on édite et on essaie des choses avec la batterie. On a une espèce de batterie pré-programmée, pour qu’on se rende bien compte : « qu’est-ce que ce fill-ci va donner, comment ce fill-là va sonner ? ». Et une fois qu’on a essayé tout ça et qu’on a amené la chanson à peu près où on la voulait, alors on ré-enregistre les guitares pour obtenir un meilleur son, et on reprogramme la basse. Et dans le cas où le chanteur arrive à mieux chanter le refrain la semaine suivante, on fait un essai et on voit si ça sonne mieux ce coup-ci. Et si ce n’est pas le cas, alors on garde la version précédente. La dernière étape du processus, en fait, c’est simplement de rajouter le batteur par-dessus la production finale, ou tout du moins d’enregistrer la batterie sur les éléments de pré-production qu’on a modifiés. Si jamais le batteur prend plus de temps à enregistrer, on démarrera simultanément avec lui tout en travaillant sur les voix et les guitares dans d’autres pièces. J’aime bien m’attaquer à l’album sur des fronts multiples, tous en même temps. Comme ça on ne s’ennuie jamais.
Est-ce que tout le monde travaille au métronome ?
Ouais, bien sûr. Tout est réglé au métronome. Ça ne fonctionnerait pas pour tous les genres de musique, mais c’est important pour le genre de choses que je fais, qui relève de la scène plutôt Alternative, ou Métalcore et Hardcore. Ça marche, en somme, parce que c’est la précision qui fonde tout le reste.
J’ai écouté ce que vous faites. Les guitares rythmiques sont très présentes. Est-ce que vous pouvez nous parler du type de layering que vous faites et de la manière dont vous arrivez à ce type de son ?
Au bout du compte il faut juste se servir de ses oreilles et s’assurer que tout ce que l’enregistrement inclut est absolument à 100 pour cent parfait pour chaque note jouée. Et ça implique simplement un grand souci du détail, beaucoup de patience, et beaucoup de bonnes techniques d’écoute : savoir quand certaines notes sont trop basses, quand d’autres sont trop hautes, et ne rien laisser passer. On passe beaucoup de temps à s’assurer que la guitare est impeccable. Il y a des fois où on doit expliquer : « Tu vas jouer ta guitare d’une certaine façon sur scène, et d’une autre quand tu joues assis, mais il y a une certaine façon de jouer quand tu es en studio si tu veux que tels accords et telles parties soient en harmonie. »
J’imagine que la plupart des parties sont au moins doublées, sinon plus ?
Normalement j’ai une piste à gauche et une piste à droite. La plupart du temps elles jouent la même chose, mais parfois l’une des deux va partir en harmonie alors que l’autre continue ce qu’elle faisait. Ou parfois, si on dispose d’un bon compositeur, il pourra écrire des contre-temps et des contre-chants de chaque côté pour obtenir quelque chose de cool. Je ne suis pas pour enregistrer deux guitares qui jouent la même chose de chaque côté — et je sais que pas mal de monde fait ça, ils appellent ça le « quad tracking ». Je n’aime pas le quad tracking parce qu’on ne peut pas avoir des guitares aussi précises ou aussi fortes qu’on le peut avec deux seulement ; parce que quand on en met quatre on a tellement de contenu supplémentaire en termes de fréquences qu’on ne peut plus les pousser aussi fort qu’on aimerait dans le mixage, parce qu’on se retrouve avec beaucoup plus de densité.
J’ai trouvé intéressant, en regardant les mentions de vos participations, que vous ne vous limitiez pas à la prise de son et au mixage, mais que vous vous occupiez aussi du mastering. C’est assez inhabituel.
Sturgis étant lui-même guitariste, il apporte un soin méticuleux à l’enregistrement et au jeu des guitares rythmiques dans les projets qu’il produit
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Ouais, je réalise le mastering et le mixage en même temps. Du coup je ne sais pas vraiment à quoi pourrait ressembler le morceau hors mastering. C’est toujours branché. Je l’ai paramétré de telle sorte qu’il y a une sorte de séquence de démarrage que j’utilise à peu près tout le temps, et puis à mesure que je travaille le morceau, si l’ensemble présente trop de graves je peux me tourner vers mes réglages de mastering et légèrement modifier cette partie-là. Mais aussi ce qu’il y a, c’est que quand je règle mes paramètres de mixage, ce qu’on entend c’est le résultat final ; du coup je n’ai pas à me soucier de la question du volume lorsque ça va passer par le mastering. Je ne travaille pas à l’aveugle. Je mixe au travers de ma chaîne de mastering, donc j’entends exactement ce que ça va produire au final.
Et donc vous utilisez quoi en termes de chaîne de mastering ? Ça repose sur du logiciel ou du hardware ?
J’utilise uniquement du logiciel. C’est un petit peu ce qui fait ma particularité, tout est 100% numérique. J’utilise très peu de modules externes.
Vous utilisez iZotope Ozone ?
J’utilise Ozone et une combinaison de divers plug-ins Waves. J’ai le Bundle Waves Horizon qui combine un tas de leurs très bons plug-ins, et j’ai Studio Classics fonctionne avec les modèles SSL et API, et le Vintech et tout ça.
Donc vous disposez d’une installation de mastering de base qui vous sert de contrôle au fur et à mesure du mixage, de façon à entendre exactement ce qui sortira au bout ?
Ouais. Une fois que le niveau du gain est déterminé, on obtient toujours à peu de choses près le même volume au mixage et le même headroom. Du coup je charge ce truc qui marche comme un preset. Ce n’est pas un preset, c’est une sorte de point de départ. Pour être franc, ce point de départ ne sert pas à grand chose, il est juste là pour charger les plug-ins dans l’ordre dans lequel je veux les retrouver, et c’est tout. Et donc je les envoie tous dans le limiteur et j’abaisse le seuil, voyez, et c’est ce que je fais en premier. Du coup, maintenant le morceau est assez fort. Et là je me dis : « Bon, maintenant je vois bien que le niveau du morceau est élevé, ma basse est en avant et elle en bouffe une partie. » Et donc comme option, il me reste : éditer et bidouiller la basse, ou revenir sur les réglages du compresseur, ou ajouter un compresseur multibande. C’est comme une sorte de procédé organique, donner une forme à un morceau d’argile.
Je comprends tout à fait l’intérêt ; cela dit on peut rétorquer que si on s’est impliqué dans un projet qu’on a suivi depuis le début, lorsqu’on arrive à l’étape du mixage on peut complètement manquer de recul. De plus, en théorie un ingénieur de mastering dispose d’une meilleure installation de monitoring, dans la mesure où elle est dédiée au mastering, et qu’il peut vraiment tout entendre…
Ça ne m’a pas échappé, et je pense que c’est exact dans le cas de plein de styles musicaux différents. Mais pour le style de musique sur lequel je travaille, il me semble que tout dépend plutôt d’un seul gars qui est capable de tout gérer.
Est-ce que vous utilisez massivement le limiteur, et est-ce que le métal est aussi le lieu de « guerres du volume » ?
Oh, bien entendu. Techniquement, le plus gros problème avec le métal, c’est qu’en gros tout est un mur de son ; le cri est plus ou moins un mur d’onde carrée, et la guitare est un mur d’onde carrée, et puis votre batterie se retrouve écrasée pour pouvoir traverser toute cette masse de briques, et devient presque une onde carrée aussi. Au final on se retrouve avec une masse de mur de son, où tous les éléments se démènent pour gagner leur place les uns par-dessus les autres. Alors on masterise ceci, on retire plus ou moins la dynamique de ça, on combine ces choses-là, et on en arrive plus ou moins à un bloc de son. Mais ça, mon vieux, c’est la règle du jeu ! C’est ce que veulent les gens. On s’en rend compte, parce qu’on envoie ça au client, et si c’est plus calme que les autres, et qu’il y a un peu plus de dynamique, alors on revient me dire : « C’est pas assez fort. » C’est comme ça, et au bout du compte si cette personne vous embauche c’est pour réaliser un travail, vous êtes payé pour ça, et donc ce qu’on fait doit leur plaire. Autant j’aimerais beaucoup mettre fin à cette guerre du volume, autant ça n’est pas réaliste.
Dites-nous en plus sur votre société, Joey Sturgis Tones.
Sturgis a conçu le plug-in Gain Reduction à partir de sa propre expérience en studio
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On crée des plug-ins audio pour les musiciens et les producteurs. Notre entreprise est une sorte de point de rencontre pour les gens qui ne sont pas forcément à l’aise avec la technique, ou qui n’ont aucune expérience de l’enregistrement. On crée des produits qui leur facilitent la vie. Mais ces produits sont aussi très bons pour ceux qui vivent de ce travail. Ce n’est pas comme si on proposait de vendre une dinette à un chef étoilé. Ce qu’on fait, c’est créer des produits qui permettent à ces deux mondes de se rencontrer. Le prochain à venir s’appelle Tone Forge Menace ; Menace c’est en somme le nom du modèle, et Tone Forge c’est la plateforme. Il va y avoir tout un tas de plug-ins pour guitare qui vont sortir sous le nom Tone Forge. Et le premier qui sort s’appelle Menace.
Vous avez quoi sur le marché, actuellement ?
Gain Reduction, c’est notre plus gros produit et le premier qu’on ait sorti. C’est un compresseur vocal de ma conception, qui permet d’éviter tout le calcul et le charabia qui peuvent vous perdre avec les autres compresseurs. Il y a dedans une sorte d’ingrédient secret que j’ai mis très longtemps à concevoir. Je l’ai testé en réel sur des tonnes et des tonnes de musiques et de morceaux. J’ai travaillé très longtemps en studio avec des chanteurs, à tester ces algorithmes, et voilà le résultat. C’est très bien foutu. Et on va sortir Gain Reduction Deluxe d’ici un mois ou deux.
Je vois que Gain Reduction ne coûte que 49$. Ce n’est pas cher du tout pour ce type de plug-in.
On s’efforce de proposer un très bon rapport qualité-prix. On veut faciliter la tâche du gars qui n’a que GarageBand, qui veut présenter aux gens les morceaux qu’il compose sur son ordinateur portable, et qui exige une bonne qualité de son. Je pense qu’il peut nous suivre et arriver à son but de façon économique. Moi-même j’utilise Gain Reduction sur tout ce que je fais. Je sors des albums qui se vendent très bien. J’ai donc le sentiment qu’on propose quelque chose qui est conçu sur la base d’un travail de terrain.
Vous codez vos plug-ins vous-même ?
Effectivement j’ai programmé Gain Reduction moi-même, et je l’ai ensuite soumis à d’autres programmeurs pour le rendre compatible sur Mac et qu’il fonctionne avec Pro Tools, etc., parce que je travaille avec Cubase sous Windows. Mais à présent qu’on est une bien plus grosse boite, ce n’est plus moi qui fais ça.
Vous aviez une formation en programmation, ou vous êtes autodidacte ?
Lorsque j’étais au lycée, j’ai fait pas mal de programmation en dehors de l’école. J’étais dans un lycée professionnel pour ça, mais on n’y apprenait pas vraiment grand chose. C’était un peu du genre, si ça t’intéresse il y a un cours où tu peux t’amuser un peu, mais dans les faits c’est chez toi que tu vas devoir le plus travailler. C’est ce que j’ai fait. Je me faisais mes propres jeux vidéo, j’expérimentais en créant mes propres applications Windows pour me faciliter les choses, du style renommer les fichiers par lots, des trucs comme ça. Et puis je suis parti bosser dans la production musicale, j’ai un peu oublié tout ça pendant quelques années ; mais quand à un moment je me suis remis à bidouiller en informatique, mes amis m’ont dit : « A l’époque tu faisais tes propres plug-ins, je suis sûr que tu peux le refaire. » Et moi j’étais là : « Non, ça sera trop difficile. Ça doit être un cauchemar de faire quelque chose de compatible avec tous ces formats et ces ordinateurs différents. » Jusqu’au jour où je me suis dit : « Tu sais quoi, je vais m’y mettre et je me débrouillerai. » Et c’est là que tout a démarré.
[Photo de couverture par Michael Palaez]