Au début des années 60, alors que commençait la "British Invasion", les studios anglais prospéraient mais utilisaient un matériel différent de celui de leurs homologues américains, avec pour résultat une identité sonore qui leur était propre et différait de celle produite outre-Atlantique. À notre époque, la plupart des grands studios britanniques ont fermé leurs portes et l'on a pu craindre un moment que leur histoire soit, elle aussi, en voie de disparition.
En 2010, le journaliste musical Howard Massey a été contacté par Malcolm Atkin de l’Association of Professional Recording Services (APRS), sorte de syndicat britannique des ingénieurs de studio alors dirigé par Sir George Martin. Atkin demanda à Massey d’écrire un livre sur les studios britanniques des années 60 et 70, de façon à documenter cette époque particulièrement importante dans l’histoire de l’enregistrement (Martin écrira par la suite l’avant-propos du livre).
Massey accepta la mission, et passa les cinq années suivantes à se documenter. Le résultat de ses recherches est The Great British Recording Studios (paru en 2015 aux éditions Hal Leonard Books), qui promet une lecture fascinante pour quiconque s’intéresse à l’univers de l’enregistrement. Ce livre s’intéresse aux principaux studios britanniques de ces deux décennies, et notamment à ceux qui y ont enregistré, au matériel qu’ils utilisaient, aux ingénieurs qui y travaillaient et à bien d’autres aspects.
Audiofanzine a eu l’occasion de s’entretenir avec Massey et de se plonger dans l’univers de l’âge d’or des studios d’enregistrement britanniques.
Le livre est très détaillé concernant les studios, notamment leurs ingénieurs et le matériel qui y était utilisé. Comment avez-vous réuni toutes ces informations ?
Ça a été un énorme travail de recherche. Avec le recul, je le vois un peu comme le plus long projet de recherche universitaire semestriel au monde. On m’a donné accès aux archives de l’APRS dont tous les plus grands studios étaient membres, et justement, en tant que membres, ils avaient obligation de fournir une liste de leur matériel. J’y ai donc eu accès, ainsi qu’aux archives des annuaires de l’APRS dans lesquels, chaque année, la plupart des studios achetaient des espaces publicitaires où ils listaient aussi leur équipement. Grâce à cela, j’ai donc été en mesure de faire l’historique des évolutions du matériel utilisé année après année. Et puis, il y a des tas de sources en ligne, sans compter les listes des studios anglais dans Billboard. Donc en fait, il s’agissait en grande partie d’assembler des données. Mais les données provenaient de sources remontant aux studios eux-mêmes, et non de sources extérieures ou d’estimations. Tout était basé sur des faits et des chiffres sourcés.
Avez-vous aussi interrogé beaucoup de personnes ?
J’ai interrogé environ 300 personnes.
Et cela vous a pris beaucoup de temps sur place ?
J’ai fait cinq voyages en Angleterre tout au long de ces cinq années.
Avec les Beatles, on a beaucoup entendu parler des studios EMI (désormais Abbey Road Studios), mais les studios Olympic et Trident étaient les deux autres très gros studios à l’époque, c’est bien cela ?
Oui, je dirais cela. Avec Decca aussi. Decca était peut-être davantage connu pour ses enregistrements de musique classique, mais les installations de Decca étaient en réalité plus spacieuses que celles d’EMI.
Les studios Decca, c’est là qu’a été inventée la technique de prise de son stéréo Decca Tree ?
Exactement. Ce fut l’une des principales innovations techniques de l’époque. Bien sûr, c’est chez EMI qu’est née la technique Blumlein qui en est un peu l’équivalent. Mais pour ce qui est de la musique pop, les « trois grands » étaient EMI, Trident et Olympic. Les Who ont beaucoup enregistré à IBC, qui était un autre grand studio. Il y en avait aussi quelques autres, les groupes de rock progressif comme Yes et ELP travaillaient plutôt à Advision, un autre studio important, et puis il y avait un gigantesque établissement dédié aux musiques de film du nom de Delane Lea CTS, où presque toutes les bandes originales des films de James Bond ont été enregistrées, en tous cas celles des gros succès de la série dans les années 60 l’y ont été.
Olympic, c’est là que les Stones enregistraient la plupart du temps ?
Ils ont fait trois albums à Olympic, ensuite ils ont développé le Rolling Stones Mobile, dont je parle dans le chapitre sur les installations mobiles à la fin. Et ils enregistraient à Nellcote, la propriété de Keith Richards dans le sud de la France, ou à Stargroves qui était celle de Mick Jagger dans le sud de l’Angleterre. Donc ils enregistraient où ils voulaient avec leur camion.
Et l’album IV de Led Zeppelin, n’a-t-il pas aussi été enregistré « à domicile » avec une configuration mobile ?
La plupart des albums de Led Zeppelin contiennent des pistes enregistrées hors du studio, grâce à une structure mobile.
Est-ce que ce type de technologies mobiles était quelque chose de purement britannique à l’origine ?
Bonne question. Je ne me suis pas documenté sur ce qui se faisait aux Etats-Unis à l’époque, mais de ce que j’en sais, le concept moderne d’enregistrement mobile, avec le camion servant de salle de contrôle montée sur roues, c’est une invention des Rolling Stones. Ils sont les premiers à l’avoir fait, il me semble. Depuis les années 20 en Angleterre, il arrivait que des enregistrements soient délocalisés, ce qu’ils faisaient alors c’était charger les camions avec le matériel du studio dans des caisses, les débarquer sur place pour effectuer l’enregistrement en se servant d’une loge ou autre comme salle de contrôle, et à la fin de la soirée il fallait tout réembarquer dans le camion.
Ça en fait, du boulot !
La structure mobile des Rolling Stones était une première en termes de concept. L’idée, c’était: « Pourquoi se fatiguer à monter et descendre tout ce matériel à chaque fois ? Pourquoi établir à chaque fois la salle de contrôle dans une pièce à l’acoustique merdique dans laquelle on n’a aucun repère ? Pourquoi ne pas utiliser le camion lui-même comme salle de contrôle ? ». Du coup, tout ce qu’il restait à transporter, c’étaient les micros et leurs pieds. Tout le reste était installé à demeure dans le camion. C’était l’idée d’un gars du nom de Ian Stewart. C’était le responsable des tournées des Rolling Stones, en fait il était même co-fondateur du groupe. Et apparemment, c’est lui qui a proposé cette idée. Par la suite, évidemment, tout le monde l’a reprise, parce que c’était parfaitement logique.
Il y avait ces trois gros studios, mais il y en avait aussi beaucoup d’autres plus petits, c’est bien ça ?
Ah ça ouais ! Dans les années 60, il y avait des dizaines et des dizaines de studios aux quatre coins de l’Angleterre. Et géographiquement, l’Angleterre n’est pas si grande… Malheureusement, sur les 36 studios que j’évoque dans le livre, seuls quatre sont toujours en activité aujourd’hui.
Je sais que le studio EMI existe toujours, même s’il y a eu des rumeurs de vente. Et les autres grands de l’époque ?
Tous les autres grands studios ont disparu. Les quatre seuls survivants sont EMI, RAK, un studio en résidence du nom de Sawmills situé en Cornouailles, et puis Air-Edel, anciennement Audio International, qui a pris la suite des anciens studios Star Sound.
Dans le livre, vous précisez (et j’ai trouvé ça particulièrement intéressant) qu’avant le développement de l’industrie britannique des enregistreurs à bande et des consoles dans les années 60, beaucoup de consoles étaient fabriquées par les studios eux-mêmes…
Ouais, presque toutes les consoles étaient fabriquées par les services techniques des studios. Le seule exception était le petit studio ouvert par Philips, qui à l’origine avait une console Neumann puis l’a remplacée par l’une des premières consoles Neve à transistors.
Comment cela se fait-il ? Est-ce parce que les studios britanniques n’avaient pas accès au même matériel que les studios américains ?
Ils n’y avaient pas accès, et ne les connaissaient même pas. Et puis, les quatre principaux studios [britanniques] appartenaient à de grands groupes spécialisés dans les sciences et technologies, pour lesquels les studios d’enregistrement ne constituaient qu’une activité marginale. Dans leurs ateliers, ils avaient des techniciens qui avaient construit des radars, des sonars, autres trucs de genre pendant la guerre, autant dire que pour eux assembler une console audio c’était du gâteau. Ils étaient habitués à des technologies bien plus précises que celles-là. Ils étaient assez nombreux, ils avaient les qualifications qu’il fallait et à force de tâtonner, ils n’ont fait que progresser année après année. Chaque console EMI constituait une véritable amélioration par rapport à la précédente, avec plus de fonctions et une meilleure fidélité. C’était pareil chez Decca et Pye. Ces trois entreprises étaient des fabriquants de postes de télévision, de sonars, de radars et d’autres matériels à toute épreuve qui avaient servi pendant la guerre. Et puis Philips appartenait à Siemens, aux Pays-Bas. Ils constituaient l’exception en ceci qu’ils ne fabriquaient pas leurs propres consoles, mais ils faisaient beaucoup d’appareils « customs ».
Vu qu’il n’y avait pas une vraie standardisation à l’époque, je suppose qu’un ingénieur devait mettre du temps à comprendre le fonctionnement d’une console de façon à la maîtriser complètement.
Ouais, un ingénieur formé dans un studio pouvait se retrouver un peu paumé dans un autre établissement. Mais ils ne passaient pas d’un studio à l’autre, pas avant le milieu des années 60. C’était un peu comme un emploi à vie. Si vous travailliez chez Decca, vous ne passiez pas chez EMI, ça ne se faisait pas, point. De même, vous ignoriez tout du matériel des autres studios, c’étaient des secrets bien gardés.
Pour avoir lu beaucoup de chose à propos des studios EMI, je sais que là-bas tout au moins ils avaient une vision de l’enregistrement qui était très scientifique, presque guindée, et que leurs ingénieurs portaient des blouses. Était-ce une pratique répandue dans les studios britanniques, ou une excentricité propre à EMI ?
EMI était probablement le plus guindé de tous, mais c’était une pratique commune jusqu’à l’ouverture de Trident en 1968. Trident a été le premier studio à être vraiment proche des artistes et à se préoccuper de leur confort. Dans la plupart des studios, les ingénieurs du son devaient porter veste et cravate. Les blouses n’étaient pas une simple excentricité, elles avaient une origine pratique datant de l’époque où les enregistrements se faisaient sur des cylindres de cire. Du coup, elles étaient bien utiles pour protéger leurs vêtements. Mais c’est vrai, ailleurs les ingénieurs du son en studio devaient porter veste et cravate et ça c’était vraiment très anglais. Il n’y avait pas ce côté décontracté qui régnait dans les studios américains, du moins pas avant la fin des années 60.
Il est toujours étonnant de constater que les Beatles, même au sommet de leur carrière, avaient du mal à convaincre EMI de les laisser expérimenter en termes de technique d’enregistrement. Est-ce qu’il y avait le même type de conservatisme dans les autres studios ?
Oui, il y avait des façons établies de faire et l’expérimentation n’était généralement pas vue d’un bon oeil. Joe Meek en est un bon exemple, un exemple parfait même puisqu’il a commencé aux studios IBC et qu’il avait une approche particulièrement radicale et tout sauf orthodoxe. Il a dû faire face à une très forte opposition et il a fini par démissionner ou demander à partir, je ne sais plus exactement, mais il s’est trouvé ostracisé un peu partout. Pas seulement à cause de son côté excentrique, mais parce qu’il bricolait le matériel et faisait les choses de façon très différente, et ça atterrait tout le monde. Il s’est ensuite associé avec Dennis Preston, un producteur, pour créer les studios Lansdowne, où il était en quelque sorte ingénieur en chef et co-directeur. Et même là, il a fini par en partir. Il en est arrivé à la conclusion que la seule personne avec laquelle il pouvait travailler, c’était lui-même.
Et qu’est-ce qu’il a fait ?
Il a monté ce qui est devenu le premier « home studio » au monde, ou en tout cas certainement le premier en Angleterre. Il vivait dans le chaos. Il y avait des câbles dénudés partout, et des boîtiers de cassettes qui traînaient un peu partout. C’était un appartement en triplex situé au dessus d’une boutique de sacs à mains, qu’il a ensuite transformé en une sorte de studio d’enregistrement de fortune, avec un traitement acoustique minimal et un matériel quasiment entièrement fabriqué par ses soins qu’il utilisait de façons non-conventionnelles. Il aimait beaucoup la distortion, par exemple. Et il a produit d’excellents enregistrements et fabriqué du matériel de grande qualité, malgré tout ça.
Quelles ont été ses innovations majeures ?
L’utilisation créative de la distorsion. L’utilisation créative de la surcompression. Et il a découvert des moyens d’obtenir un son énorme à partir d’une toute petite pièce. Des réverbes et des compresseurs customisés qu’il bricolait et qu’il ajustait. Personne ne savait exactement ce qu’il faisait, mais il avait en permanence un fer à souder à portée de main, il modifiait tout le temps des choses. Ça rendait impossible de travailler avec lui dans un studio conventionnel. C’était un excentrique, un génie doublé d’un savant fou.
Revenons à la différence entre studios américains et anglais: à votre connaissance, les studios américains étaient-ils plus ouverts en matière d’expérimentation de techniques novatrices, ou serait-ce exagérer que de dire cela ?
Non. Je pense que les studios américains avaient une certaine façon de fonctionner, et que les studios anglais avaient la Ieur. La différence ne venait pas seulement du matériel utilisé ou de techniques d’enregistrement différentes, mais aussi de différences culturelles. Les ingénieurs du son britanniques avaient grandi en écoutant une musique très différente de celle qu’avaient pu écouter les ingénieurs du son américains. Il y avait des traditions musicales différentes en Angleterre, comme le skiffle et le music hall, et d’autres choses qui ne se sont jamais exportées aux États-Unis. Et de même, le jazz et le blues étaient peu répandus en Angleterre avant les années 60. L’autre point à noter, c’est que les musiciens aussi étaient très différents.
En quoi étaient-ils différents ?
Il y a une histoire que je trouve particulièrement révélatrice et qui m’a été racontée un nombre incalculable de fois par des ingés son anglais, auxquels les clients réclamaient tout le temps un son de batterie (je cite) « américain ». Ils écoutaient des disques américains et ils faisaient de leur mieux pour parvenir au même résultat, et tous m’ont dit la même chose : ils n’y parvenaient jamais. C’était totalement impossible, à moins qu’il n’y ait un batteur américain pour enregistrer la session. Donc, ça ne dépendait pas tant que ça du matériel, des techniques, du placement des micros ou du réglage des égaliseurs, ça dépendait du gars derrière la batterie. Ils disaient tous la même chose : dès qu’il y avait un batteur américain pour enregistrer, il leur suffisait de monter les faders et le son était là. C’était le feeling du musicien qui faisait tout.
Évidemment, de nombreux musiciens anglais ont tenté de copier le son blues américain…
Tout à fait. Et quand ils échouaient, ce qui était toujours le cas, ils créaient leur propre son qui donnait naissance à autre chose.
Sur le plan de l’audio, quelle est la plus grosse différence entre les sons américain et britannique ?
C’est intéressant. Quand je fais des présentations en public comme j’en ai faites au Royaume-Uni, je passe des disques à la suite les uns des autres. Un disque des Beatles enchaîné avec un des Four Seasons, un de la Motown avec un des Who… On les compare de cette façon-là et la différence apparait de façon absolument évidente. Les enregistrements américains sonnent plus doux, avec un son plus lisse et beaucoup plus de basses fréquences. Les enregistrements britanniques qui sortaient à la même époque étaient plus fournis en aigus, plus bruts. Ils avaient aussi plus de réverbe. Vous ne pouvez pas passer à côté quand vous les écoutez en les comparant, les uns à la suite des autres, sur le même équipement.
Et qu’est-ce qui explique ces différences, par exemple dans les aigus ?
Ça doit beaucoup au monitoring. Les studios britanniques utilisaient quasi-exclusivement des moniteurs Tannoy et des enceintes Lockwood, qui produisaient énormément de basses. Du coup, ils compensaient au mixage en ajoutant beaucoup d’aigus. Et dans les studios américains, l’inverse se produisait : ils utilisaient presque toujours des Altec 604, débordants d’aigus et avec très peu de basses. Du coup, ils poussaient sur le bas du spectre.
Quelles sont les plus importantes évolutions technologiques à être sorties des studios britanniques à l’époque ?
Il y en a eu tellement ! La première boîte de direct y a été inventée…
Chez EMI, c’est bien ça ?
Oui, chez EMI, par le grand Ken Townsend qui a aussi créé l’ADT (Automatic Double Tracking). Sur le plan acoustique, pas mal de choses particulièrement innovantes y ont aussi été créées. Il y avait ces sphères d’écoute suspendues destinées à mieux faire ressortir le son que certains studios britanniques utilisaient. Le compresseur Joe Meek, et certainement ses consoles de mixage. La console de mixage d’EMI, et les consoles Neve, qui ne sont pas si réputées par hasard. Elles offraient un son différent de celui des consoles américaines.
Quelles chansons recommanderiez-vous à nos lecteurs d’écouter pour comparer les identités sonores britannique et américaine ?
Je peux vous citer les six que j’utilise lorsque je fais des présentations. Je ne les ai pas seulement choisies parce qu’elles constituent des exemples éloquents, mais aussi parce qu’il s’agit de morceaux qui étaient tous dans le top 10 à la même époque. Je commence avec Walk Like a Man des Four Seasons. Numéro 1 au classement des singles aux États-Unis en mars 1963. Et à la même époque, le single numéro 1 en Angleterre était Please Please Me des Beatles. Ecoutez-les et comparez. Environ un an plus tard, I Get Around des Beach Boys était numéro 1 en Amérique, et en même temps House of the Rising Sun des Animals était numéro 1 en Angleterre. Et puis en 1965, les classements américains étaient dominés par I Hear a Symphony des Supremes, un vrai classique de la Motown. Dans le même temps, en Angleterre, le numéro 1 était My Generation des Who. C’est un peu troublant de les comparer.