Au rayon des carrières impressionnantes, Ed Cherney se pose là, lui qui a officié en tant que producteur ou ingénieur du son aux côtés des plus grands noms, tels que Bonnie Raitt, Eric Clapton, Iggy Pop, les Rolling Stones, Buddy Guy, Bob Dylan, Ry Cooder et tant d'autres.
Cherney a aussi travaillé aux prises et au mixage de musiques de films comme Le Hobbit, Un prince à New York et Jason Bourne: L’Héritage. Au cours des années, ses étagères se sont remplies de nombreuses récompenses, dont trois Grammys, un Emmy et cinq TEC Awards.
Il y a peu, il a fait l’objet d’une série de tutoriels en vidéo avec Mix With The Masters dans laquelle il partageait les techniques qu’il avait utilisées pour mixer le récent album de The Rides, avec Stephen Stills, Kenny Wayne Shepard et Barry Goldenberg.
Audiofanzine a eu la chance de s’entretenir avec Cherney. Cette interview aborde des sujets tels que ses débuts, ses techniques de mixage, ce qu’il pense des plug-ins émulant des modèles hardware et plus encore.
Ça fait un moment que vous êtes dans ce métier.
Toute ma vie d’adulte.
Comment avez-vous débuté ?
Je sortais de l’université et je pensais que j’allais faire une école de Droit. Je faisais de la musique, mais je n’avais jamais pensé à en vivre. Mais j’avais des amis qui avaient formé un groupe, ils allaient partir en tournée et ils m’ont demandé si j’accepterais de conduire le camion et de leur servir de roadie. Et j’ai dit « putain, ouais ! ». J’avais toujours été branché par l’audiovisuel, et j’avais toujours eu un certain intérêt pour le matos et tout ça. Mais ils m’ont demandé si je voulais les suivre sur la route, et j’ai répondu que oui. Et j’ai commencé à conduire leur camion et à charger et décharger le matériel, et puis un jour, au beau milieu de tout ça, l’ingé son ne s’est pas pointé et j’ai fini par mixer le groupe. Ça n’a pas été très concluant [rires], mais j’ai bien aimé, et j’ai pris conscience du fait que, sans trop savoir pourquoi ni comment, j’avais un certain don pour équilibrer la musique, surtout les voix. Un peu plus tard cet été-là, ils sont allés en studio pour y enregistrer et ils m’ont invité, je n’avais encore jamais mis un pied dans un studio. J’y suis allé et ça a été comme un déclic: « Eh, une minute… MAIS OUI, C’EST ÇA ! ».
Et au diable le Droit ! [rires]
Au diable tout le reste, c’est ça que j’ai besoin de faire, et c’est ça que je ferai ! Et au final, ça m’a pris trois ans, mais au lieu d’aller en fac de Droit je suis allé dans une école d’électronique. Je ne voulais pas devenir technicien ou quoi que ce soit de ce genre, mais clairement je voulais savoir comment tout ça marchait. Et au final j’ai décroché un boulot d’apprenti dans un studio à Chicago. Et ça a été un vrai apprentissage.
Vous étiez ce qu’on appellerait un stagiaire aujourd’hui ?
J’étais payé. Quelque chose comme 2 dollars de l’heure, et je ne crois pas être rentré chez moi en trois ans. J’ai commencé par nettoyer les toilettes, nettoyer les casques, courir pour aller chercher la bouffe, et encore et toujours nettoyer. Mais ils ont commencé à me faire participer. J’ai débuté en tant qu’assistant de l’assistant, en mettant le matériel en place et en apprenant à faire les prises. C’est comme ça que ça se passait, beaucoup de studios faisaient des jingles pendant la journée et enregistraient le soir. J’apprenais à utiliser l’enregistreur et à faire des transferts. Et à avoir une écoute critique. Et très souvent, les ingénieurs étaient aussi les gars qui avaient inventé les machines sur lesquelles on bossait, ils fabriquaient des consoles et aidaient à l’élaboration des enregistreurs à bande. Du coup, j’ai débuté assis derrière ces gars-là et ça a été un véritable apprentissage. Je me souviens qu’on avait des cours, en petits groupes. Et je me souviens que si vous n’arriviez pas à respecter le contenu d’une commande de bouffe, vous ne pouviez pas monter au niveau suivant. J’ai fait ça pendant des années, et ensuite à force de travail j’ai grimpé les échelons pour devenir assistant. Ensuite, j’ai entendu un disque du groupe Boston, et ma copine a déménagé en Californie. Alors j’ai pris l’annuaire du Billboard en commençant par la fin avec Westlake Audio, et j’ai eu un boulot aux studios Westlake à Los Angeles, en tant qu’assistant. Et je crois qu’une de mes premières prestations a consisté à assister Bruce Swedien et Quincy Jones sur le disque Off the Wall de Michael Jackson. Bruce avait été l’un de mes mentors à Chicago, et même plus que ça, un ami. Et j’ai fini par bosser pendant environ huit ans avec Quincy et lui.
Pour apprendre, on a vu pire.
Tu m’étonnes ! [Rires] Ouais, c’est comme de décrocher un doctorat. [Rires] Et on a l’occasion d’apprendre vraiment énormément de choses, mais il faut encore passer du temps derrière la console en faisant partie du décor mais sans être l’assistant, et faire le boulot ingrat. En théorie, on sait tout de ce qui va se passer, comment un super disque est supposé sonner et quelles sensations il doit procurer, mais y contribuer directement, ça, c’est une autre histoire.
Vous pensez que les connaissances en électronique acquises lors de vos études vous ont été utiles ?
En quelque sorte.
Vous pensez que c’est toujours le cas aujourd’hui, que ça aide d’avoir eu une formation sur le plan technique ?
Ouais. Il vaut mieux connaître l’algèbre. Il vaut mieux connaître la vitesse du son, je suppose [rires]. Je ne sais pas, il y a tellement de connaissances qui sont nécessaires, et il s’agit avant tout de savoir résoudre les problèmes qui peuvent survenir. Pour commencer, il faut une bonne santé mentale si on veut réussir là-dedans. À moins de bosser tout seul dans une pièce, là vous pouvez être aussi dingue que vous voulez. Mais si vous devez collaborer et travailler avec d’autres personnes, il faut une bonne santé mentale. Il faut être capable de communiquer avec les autres. Il faut savoir comment mettre les autres à l’aise, comment négocier, comment arriver à des compromis, et des trucs comme ça. Et comment apporter de l’inspiration aux autres, et mettre votre propre ego en veilleuse. Il faut avoir ce genre de talents-là pour les interactions humaines. Et puis évidemment il faut s’y connaître en informatique, ainsi qu’en musique, et puis il y a des trucs comme le goût et le talent. Et même en passant par toutes les étapes et en allant dans les bonnes écoles et en faisant les choses bien, il n’y a aucune garantie de réussite, d’arriver à faire une vraie carrière.
Parlez-nous un peu de votre récente série de tutoriels en vidéo.
Mix With The Masters possède La Fabrique, un studio situé en Provence dans le sud de la France, et ils y organisent des séminaires. Ce sont des séminaires d’une semaine. Ça fait peut-être dix ans qu’ils font ça, et ils font venir des gars comme Manny Marroquin, Al Schmitt, Joe Cicerelli, Tony Maserati, ou Michael Brauer. Il y a peut-être 10, 15 ou 20 personnes venues du monde entier qui sont là pour passer la semaine à participer à ce séminaire. Ils enregistrent un groupe et le mixent. Et ça fait intervenir plein de composants différents, et c’est un truc sympa. Ils m’avaient approché il y a un certain temps pour que j’en fasse un, mais sans que je ne sache trop pourquoi ça ne s’est jamais fait. Mais entre temps, ils ont fait des séries de vidéos et ils m’ont demandé d’en faire une.
En combien de partie est votre série ?
Je crois que c’est en sept parties. Ils ont découpé ça en sept. On a tourné ça pendant une journée entière, ça nous a pris huit ou neuf heures.
Est-ce que vous aviez écrit ce que vous alliez dire ou est-ce que vous avez tout fait de tête ?
De tête. D’une certaine façon je savais à l’avance ce que j’allais faire, alors j’ai lancé la chanson et j’ai fait ce que j’avais à faire. C’était très « jazz. » [rires]
L’une des techniques particulièrement cool dont vous avez parlé consiste à mettre une piste de guitare d’un côté du mix, puis une réverbe mono panoramisée de l’autre côté, de façon à donner à la guitare une sonorité plus naturelle dans la pièce. Est-ce que c’est une pratique que vous utilisez souvent ?
Vous savez quoi, je crois que oui. Ça date d’il y a longtemps, et je l’ai piquée à un mec qui s’appelle Val Garay. Val était l’ingé son de Peter Asher, qui a fait plein de très bons disques pour Linda Ronstadt et James Taylor. Et je me souviens avoir entendu ces disques et adoré leur sonorité. Et c’est un truc qu’il faisait il y a des années, et je me dis que c’était peut-être une technique courante à l’époque. Avec le temps, ça s’est un peu perdu, mais c’est un truc que j’ai utilisé. Parfois vous entendez les éléments trop bien ; si j’avais une guitare ou un instrument panoramisé à fond d’un côté c’était cool, mais parfois ça ne s’intégrait pas au reste de la musique. J’essaie simplement de faire coexister les éléments pour qu’ils existent tous dans le même espace, ensemble, de façon à ce que tout se passe de façon synchronisée, histoire d’avoir l’impression que tout le monde joue dans le même type d’espace. Je crois qu’à présent, quand j’utilise une réverbe, je prends quelque chose de plus discret. Et puis, vous changez de techniques avec le temps. En fait, vous changez de techniques d’un album à l’autre, et même d’une chanson à l’autre.
Et quand vous utilisez cette technique, vous essayez de faire correspondre la panoramisation de la piste de réverbe mono à celle de la piste de l’autre côté ?
Ça semble mieux marcher quand les deux sont panoramisées à fond de leur côté.
Je suppose que vous avez aussi fait ça avec des effets de délai ?
Tout à fait. C’est une bonne façon d’obtenir de la profondeur et de faire ressortir un élément. Et c’est la quantité de délai qui fait tout. On peut rendre le son plus tridimensionnel, presque comme en surround, avec deux haut-parleurs et des délais envoyés de chaque côté.
Mais vous y allez en douceur, histoire d’éviter que la personne qui écoute se dise « tiens, un delay », juste assez pour que donner une sensation d’espace.
À moins de vraiment vouloir un effet qui s’entende. Si j’essaie de créer une sensation d’espace sonore, j’y vais avec subtilité. On n’entend pas forcément la présence de l’effet de délai, mais on ressent une sensation de profondeur. Que les sons prennent place dans un espace, avec une hauteur, une largeur et une profondeur.
Aujourd’hui, vous mixez à destination d’un nombre de systèmes d’écoute très élevé. Vous arrive-t-il de vérifier vos mixes au format MP3, ou d’essayer de voir comment le son va rendre dans différents environnements d’écoute ?
Ouais. Je n’aurais jamais cru faire ça un jour avant, mais je m’envoie un mix par email et je l’écoute sur mon iPhone, dans la voiture ou ailleurs. Et je l’écoute via les haut-parleurs de l’iPhone, et à travers des haut-parleurs à transducteur merdiques, et aussi à l’aide d’un bon casque, et je branche même l’iPhone dans de gros haut-parleurs pour écouter ce que ça donne en MP3. Donc oui, tout à fait, il va de ma responsabilité d’écouter le résultat dans tous ces contextes, et de trouver un moyen pour que ça sonne dans chaque type de format.
C’est intéressant, c’est vrai qu’un très bon mix semble bien sonner partout, où qu’on l’écoute.
C’est tout à fait ça, il sonne bien en mono, il sonne bien partout.
Quand on y pense, en théorie, ça n’est pas si logique que ça, vu qu’un haut-parleur ou un écouteur d’iPhone a une réponse en fréquences très différente d’un haut-parleur de qualité, un casque à la mode ou autre. Et pourtant, parfois il y a cette magie qui opère qui fait qu’un très bon mix sonne bien où qu’on l’emmène.
Ouais. Ça a toujours été le cas. Par exemple, essayez de mixer un tambourin, ou une cloche, ou un triangle ou un autre instrument à percussion comme un shaker, ou une basse, ou un Minimoog parfois. La basse sonne trop fort, le tambourin est trop fort, ou le tambourin sonne trop mou. On n’entend pas le triangle. Il est trop fort. C’est toujours ce genre d’histoires, et ces équilibres sonores vont changer en fonction de la qualité du système d’écoute que vous utilisez. Et pourtant, si le mix est bon, ça reste un bon mix et il tient la route. Il y a comme une sorte de magie là-dedans. Quand la prise est bonne, ça transcende tout ou presque. D’un autre côté, un bon enregistrement et un bon mix d’une prise jouée de façon merdique, ça reste une prise merdique. Mais si la prise et la chanson sont bonnes, vous pouvez écouter le résultat à travers un kazoo et ça continuera de bien sonner. La musique va vous émouvoir, elle va vous parler.
Qu’est-ce que vous remarquez comme étant l’aspect qui pèche le plus dans les pistes enregistrées en home-studio que vous entendez ?
J’ai ma propre salle de mixage dans le Village [à Los Angeles]. Elle est basée sur une interface numérique, mais j’ai une console et plein de bon matériel. Mais très souvent, on me confie à mixer des trucs que les gens ont enregistrés chez eux. Et ma vision de l’enfer, c’est de rester assis dans cette pièce à tout jamais, pour l’éternité, avec des gens qui me glissent des clés USB sous la porte, et moi je les branche et tout ce qu’il y a dessus, ce sont des enregistrements que je qualifierais (et c’est paradoxal) de criards et sombres.
Pouvez-vous nous expliquer ça ?
Souvent, les gens enregistrent les instruments individuellement, et non tous ensemble. Peut-être même pas toute la batterie d’un coup. Peut-être d’abord la grosse caisse et la caisse claire, ou je ne sais quelle percussion, ou une espèce de boucle. Mais comme tout est fait séparément, ils essaient souvent de faire sonner chaque instrument trop fort, trop compressé et avec une égalisation excessive. Et en faisant ça, le son est étouffé, mais dans le même temps il déborde tellement de brillance que c’est à vous en faire sortir les yeux de la tête.
Vous parlez des prises à l’enregistrement, ou de la façon dont ils ont cherché à les mixer ?
Je parle de l’ensemble. Criard et sombre. Ça sonne en même temps étouffé et trop brillant, et c’est toujours le résultat de trop de traitements, de beaucoup trop de traitements.
Je suppose que vous demandez aux gens de ne pas imprimer la compression et l’égalisation sur les pistes qu’ils vous envoient pour que vous les mixiez ?
Pas tellement. Je ne sais pas ce que je leur demande. Tout n’a pas besoin de sonner fort tout le temps, surtout avec autant de personnes qui bossent dessus. La musique pop, c’est différent, mais pour la country, la country-rock et le rock, surtout, quand tout le monde joue dans la même pièce, la bonne façon d’enregistrer c’est de laisser de la place à tout le monde, et tout le monde joue avec la dynamique. Ils jouent plus fort, ils jouent moins fort, ils laissent la place à la voix sur le couplet, ils reviennent plus fort sur le refrain.
Comme en live.
Exactement. Cette dynamique est là sur les enregistrements. Et quand on enregistre chacun séparément à des moments différents, c’est dur d’avoir ce résultat. Au final, l’enregistrement, très souvent, c’est « faites que ça sonne fort ». Parce que si je n’entends que cette guitare, ça va être le meilleur son de guitare au monde, alors je le compresse à mort. J’abuse de l’égaliseur dessus, je le compresse une deuxième fois. Et à la fin, ben oui, ça sonne fort, ça t’en met plein la face, mais ça ne ressemble à rien en contexte avec le reste de la chanson et de l’arrangement.
Que recommanderiez-vous aux personnes qui n’ont pas la structure pour enregistrer plusieurs musiciens ensemble ?
Laissez le son respirer. Vous n’avez pas besoin d’utiliser tout votre matériel et tous vos plug-ins sur chaque instrument que vous enregistrez.
La question des plug-ins émulant du matériel vintage fait partie de celles qui divisent. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
Je pense qu’ils font un très bon boulot pour émuler des Fairchild, des 1176, des modules Neve… Universal Audio en particulier fait un boulot épatant à ce niveau-là.
C’est drôle, parce que beaucoup de gens, moi le premier, n’ont jamais utilisé les matériels d’origine, et n’en ont même pas vraiment entendu le son, du coup c’est difficile de juger de la fidélité de l’émulation réalisée pour les plug-ins.
Je comprends ça, et je me dis, pour toute une génération de personnes, est-ce que ça a vraiment de l’importance ?
Ça en a quand quelqu’un nous dit « oh, il faut que tu utilises tel plug-in sur ça… »
…comme le 1176, parce que Phil Spector ne pouvait pas faire un disque sans en utiliser une vingtaine, et en fait, c’étaient de super outils sonores. Et ils permettaientt de tempérer une prise, de faire ressortir la basse, de la mettre juste où il faut et comme il faut. Pareil pour les guitares et les voix. Et ils amenaient quelque chose. Une espèce de contenu harmonique, et même un peu de distorsion harmonique. C’était vraiment agréable.
Vous arrive-t-il d’utiliser des plug-ins de distorsion harmonique pour ajouter un petit « plus » à une piste ?
Tout le temps.
Quels sont vos préférés dans ce domaine ?
SPL fait un très bon boulot. Ils ont le Transient Designer, ainsi que le Twin Tube que j’aime beaucoup et que j’utilise tout le temps.
C’est intéressant de voir comment un tout petit soupçon d’une distorsion peut vraiment changer le rendu.
Ouais. Il y a du boulot rien que pour remplir le haut-parleur et en tirer une sonorité agréable.
Quand vous faites un mix, est-ce que vous savez toujours quand votre boulot est terminé, ou est-ce que ça fait partie des choses pour lesquelles vous avez besoin d’une nouvelle écoute le lendemain ?
Ou parfois, je jette juste l’éponge! [rires] Je crois que c’était Picasso qui, quand on lui demandait « comment savez-vous que l’une de vos oeuvres est terminée ? », répondait « ça n’est jamais fini, c’est juste moi qui abandonne » [rires]. Je pense que c’est difficile de savoir quand vous avez terminé. Et je crois que souvent — et c’est une question de savoir-faire, surtout pour le mixage — on peut avoir une sorte d’instinct inné sur comment percevoir la musique, mais ça prend des années, à force de tâtonnement pour y arriver et on met longtemps avant de comprendre comment faire. Et on commet plein d’erreurs en chemin. Il faut mixer un bon millier de chansons avant d’y arriver. Et ça aide aussi d’avoir du succès, de faire des trucs qui deviennent des hits et qui passent à la radio, et que les gens font mettre sur leurs listes d’écoute et aller écouter en streaming. Mais une grosse part du boulot de mixage consiste à passer à côté de ce qui est bien, et ça a toujours été comme ça.
Vous voulez parler de quand vous continuez sur un mix sans vous rendre compte que vous avez déjà produit votre meilleure version ?
Ouais. Continuer à mixer, encore et encore. Mix n°12, n°13, n°14. Vous pensez que ça y est, et puis le lendemain vous revenez, vous réécoutez le mix 3 et vous êtes là « tiens, le mix n°3 est vraiment bien » [rires]. Parce qu’on commence à tellement se prendre la tête à coups de « tu vois, le lick de guitare que j’ai joué là, je veux l’entendre », « et cette petite ligne de basse ici », « et ce petit moulin que j’ai joué juste à cet endroit » qu’au final, on finit certes par entendre tous ces petits détails, mais ce qui se passe c’est que le mix, lui, devient de plus en plus lisse et homogène. Et tout ce qui tient de ce que j’appelle « ce putain d’enthousiasme » disparait. Donc oui, tout à fait, une partie du mixage consiste à passer à côté du bon mix sans le reconnaître. C’est souvent pareil au moment de faire les prises, on passe à côté de la bonne. Genre sur un solo de guitare, « eh, rejoue-moi ta première version là, c’est celle-là qui sonne super. »
En tant que guitariste, j’ai tendance à penser que je peux faire un meilleur solo si je multiplie les prises, mais le plus souvent c’est l’une des premières qui se révèle être la meilleure. Mais c’est difficile de s’en rendre compte sur le moment.
C’est marrant, j’ai entendu des musiciens d’expérience me raconter que quand le producteur leur demandait : « tu peux la rejouer ? », ils répondaient « ouais, je pourrais, mais il faudrait que j’apprenne la chanson et ça ne va pas améliorer le résultat ». Et avec les musiciens qui viennent et jouent avant d’avoir vraiment appris la chanson et fait le moindre changement, il arrive fréquemment que le résultat soit meilleur, qu’il y ait tout simplement plus de ce putain d’enthousiasme.
Et vous avez le sentiment qu’il en va de même avec le mixage.
Tout à fait.
Avez-vous une méthode pour organiser vos sauvegardes au fur et à mesure que vous avancez, de façon à conserver tous les autres mixes ?
Oui, je sauvegarde tout. Je les nomme Print 1, Print 2, Print 3, ou autre. Et puis en général, j’ai un bloc-notes sur lequel je marque ce que j’ai fait. Mais c’est important de nommer les mixes qu’on envoie de façon claire, parce que sinon ça va causer des problèmes, surtout quand vous avez un groupe: « j’adore le mix que vous m’avez envoyé » « oui mais lequel ? » « ben, heu… enfin, celui que vous avez envoyé il y a deux jours ». Ou encore « ouais, celui que vous m’avez envoyé il y a une semaine, celui-là je l’aime vraiment ». C’est vraiment important que tous les mixes que vous envoyez soient nommés de façon claire, le fichier comme le mix.
Quel est le mix le plus difficile que vous ayez eu à faire ?
Ils sont tous durs, même si maintenant c’est un peu moins le cas pour moi. Le paradoxe est le suivant: c’est plus facile de devenir un grand ingé son quand vous travaillez avec de grands musiciens qui sonnent super et jouent très bien. Et des auteurs et des artistes qui font de super chansons. Sauf que quand vous débutez, vous n’avez pas l’opportunité de travailler avec de telles personnes. Du coup, vous bossez avec des gens qui ne sont pas aussi bons. Que le bassiste ait une corde de mi qui sonne 10 dB plus fort que tout le reste, et vous entendrez plus le cliquetis et le bruit des frettes que la chanson. Parfois, le guitariste sonne comme s’il se battait avec un chat, avec en prime l’impression que c’est le chat qui gagne. Ou le batteur qui passe son temps sur ses cymbales, sans laisser le moindre tout petit espace pour quoi que ce soit d’autre.
Oui, je vois.
Donc, il y a plein de mixes que j’essayais de faire sonner comme Michael Jackson ou comme d’autres artistes sur les disques pour lesquels j’avais été assistant, alors que je n’avais aucune chance d’y arriver, même pas en rêve. Je restais là une semaine à me battre avec ce truc. Comment je fais pour que ce bassiste sonne comme Louis Johnson ou Abe Laboriel ? Vous voyez le truc. Comment je fais pour que ce batteur sonne comme Jim Keltner ?
En d’autres termes, « garbage in, garbage out », quand c’est pourri au départ, ça le reste…
C’est vrai. Et comment je fais pour que ces chansons de merde me donnent envie de chialer ou me fassent ressentir quelque chose ? C’est toujours difficile. Mais il y a une chanson que Bonnie Raitt a enregistrée, qui s’appelle I Can’t Make You Love Me. Je me souviens avoir vraiment eu du mal, et j’ai essayé de la mixer un certain nombre de fois jusqu’à ce que je réussisse à trouver le truc, et je crois y être arrivé vers 4 heures du matin et il pleuvait. Et de toute façon, c’est l’une des chansons les plus tristes au monde. Et l’une des meilleures ballades que vous aurez jamais l’occasion d’entendre, de n’importe quel artiste que ce soit.
Merci beaucoup d’avoir pris le temps de nous parler.
Mais de rien !