Au milieu des cotillons et des congratulations qui se déploient tous les ans vers minuit le 1er janvier, arrive aussi tout un tas de changements légaux plus ou moins agréables. Augmentations de tarifs, mise en œuvre de nouveaux règlements et autres changements de statuts sont le lot d’un passage à une nouvelle année civile, et cette année l’une de ces modifications, pour l’instant peu médiatisées, pourrait avoir un impact sur le marché des instruments de musique non électronique, pour la plupart faits au moins partiellement en bois. Il s’agit d’une modification de l’accord international sur le commerce des matières premières d’origines végétales ou animales, ou CITES de son petit acronyme.
Mettons-nous d’accord
Le CITES, pour « Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction », également connue sous le nom de Convention de Washington, est un accord international qui a pour objectif la protection de la biodiversité. C’est par exemple cet accord qui interdit la commercialisation de l‘ivoire, de l’écaille de tortue, et autres matières précieuses d’origine naturelle.
Cet accord est ratifié (et donc applicable automatiquement) par plus de 175 pays, dont la France via l’adhésion de l’Union Européenne à l’accord (pour les pays de l’Union Européenne, la barrière douanière est à l’entrée dans l’Union, et non entre les pays de l’Union). Les nombreuses espèces animales et végétales citées par cet accord sont réparties dans 3 catégories, dans 3 annexes du document:
- Annexe I: espèces déjà menacées d’extinction à l’échelle internationale, toutes transactions très fortement encadrées ou interdites
- Annexe II: espèces sous forte pression à l’échelle internationale, qui pourraient à l’avenir être menacées d’extinction, et dont le commerce international doit être régulé pour prévenir le risque de surexploitation
- Annexe III: espèces qu’au moins un pays protège sur son territoire et pour lesquelles il sollicite la collaboration des autres États pour détecter les exportations illégales
Concrètement, l’objectif de cet accord est de protéger la ressource en limitant (plus ou moins fortement selon l’annexe) les mouvements commerciaux internationaux de la matière naturelle brute, et parfois aussi de tout objet déjà fabriqué contenant cette matière naturelle. La transaction internationale doit alors être accompagnée d’un permis/certificat prouvant que la matière première ou l’objet est issu d’une récolte ou d’un prélèvement dans le cadre légal, compatible avec la pérennité de l’espèce concernée. À chaque entrée dans un pays concerné par l’accord, ce sont les services des douanes qui se chargent du contrôle.
Une annotation complémentaire vient spécifier quelles sont les formes de matériau concerné par la régulation. Par exemple, un bois peut être concerné par une régulation sous sa forme brute (planches, billots, placages) mais pas en tant que matériau d’un produit déjà manufacturé. C’est le cas de nombreuses essences de bois typiques des pays d’Amérique latine, de certains ébènes.
Du côté des instruments de musique, jusqu’au 2 janvier dernier, la restriction principale concernait essentiellement le palissandre dit « de Rio » (Brazilian Rosewood, Dalbergia nigra) qui était protégé sous le régime de l’annexe 1 de la convention depuis 1992, avec l’obligation d’un permis pour toute transaction de bois (ou d’instrument contenant ce bois), même à l’intérieur du même pays, ainsi que pour le voyage international avec son instrument personnel.
News of the wood
Une convention internationale qui s’est tenue à l’automne dernier a considérablement renforcé le contrôle des bois concernés par la facture d’instruments:
- Ajout à l’annexe II de l’ensemble des espèces du genre Dalbergia, soit près de 300 bois connus sous des noms de palissandre (indonésien, de Madagascar, « east indian », du Honduras …), le cocobolo (Dalbergia retusa), l’ « African blackwood » (Dalbergia melanoxylon) … avec pour toutes une restriction concernant aussi bien le bois brut que les produits manufacturés ;
- Ajout de 3 espèces du genre Guibourtia (Guibourtia demeusei, Guibourtia pellegriniana, Guibourtia tessmannii) plus connues sous le nom générique de bubinga, et de Pterocarpus erinaceus, connu sous le nom de kosso ou palissandre africain, avec le même niveau de protection que les Dalbergia ;
- Et diverses autres espèces de bois concernés par la lutherie. Entrent ainsi à l’annexe II l’acajou américain (Swietenia macrophylla) et le pernambouc (Caesalpinia echinata), et à l’annexe III le cèdre brésilien (Brazilian Cedar, Cedrela odorata). Pour ces trois derniers, la restriction ne s’applique qu’au bois brut (et non aux objets manufacturés)
Certaines espèces de Dalbergia étaient déjà inscrites à l’annexe II mais avec une restriction concernant uniquement le bois brut (palissandre de Madagascar, certains du Panama et du Guatemala, et le cocobolo).
Ainsi pour tous ces bois depuis le 2 janvier dernier, il faut un permis en règle pour importer dans l’UE, ou exporter hors de l’UE, des morceaux bruts de tous ces bois, et pour la plupart il faut un permis également pour les produits contenant ces bois, par exemple des instruments de musique.
Une règle quelconque ayant rarement d’exceptions, voici les cas particuliers que nous avons repérés:
- Les morceaux de plantes tels que fleurs, feuilles, pollens, fruits et graines ne sont pas concernés par ces régulations. Attention toutefois, d’autres règlements relatifs à l’état sanitaire et aux plantes invasives peuvent s’appliquer dans le pays dans lequel vous entrez avec vos fruits ou votre sachet de graines… ce n’est pas demain que vous planterez du palissandre dans votre jardin
- Plus important, ces nouvelles restrictions en annexe II s’appliquent uniquement aux transactions commerciales. Ainsi, contrairement au cas du palissandre de Rio, pour tous ces bois nouvellement classés, un musicien voyageant avec son instrument contenant des morceaux de ces bois n’est pas soumis à ces permis d’import/export, dans la limite de 10 kg des bois concernés, et sous réserve bien sûr qu’il ne vende pas son instrument au cours de son séjour dans le pays dans lequel il est entré (dans ce cas, il y aurait une transaction commerciale, donc la nécessité d’un permis). Le fait de gagner de l’argent avec son instrument n’est pas une transaction commerciale concernant l’instrument. Touchez votre cachet et vendez du merchandising en tournée, mais ne vendez pas votre guitare.
Gloire et conséquences
L’inclusion de tous ces bois très courants dans la lutherie et la facture instrumentale a des conséquences majeures pour les fabricants (en ce qui concerne les stocks de bois bruts) et aussi les importateurs et musiciens (car ils s’appliquent aussi aux produits fabriqués, c’est-à-dire aux instruments). Des démarches d’autorisations sont maintenant nécessaires, et ces démarches sont longues et coûteuses.
Pour les fabricants et importateurs d’instruments :
- Ils doivent déclarer leurs stocks actuels de bois bruts et d’instruments contenant du bois du genre Dalbergia, du bubinga, etc. (le degré d’obligation de cette déclaration est semble-t-il sujet à l’interprétation des douanes de chaque pays)
- Ils doivent demander un permis pour exporter du bois (ou un instrument) depuis l’Union Européenne vers un autre pays, et ce permis ne pourra être réalisé que sur la base de l’inventaire préalablement déclaré (ce qui revient à rendre la déclaration de stock obligatoire sauf si le bois ou les instruments sont uniquement destinés au marché interne)
- Et s’ils achètent du bois brut ou des instruments contenant ces mêmes espèces venant de l’extérieur de l’Union Européenne, l’acheteur doit demander un permis d’importation, tandis que le vendeur doit fournir un permis d’exportation, sans quoi les douanes à l’entrée dans l’UE bloqueront le bois ou les instruments.
Ces démarches ne sont pas nécessaires pour les transactions à l’intérieur de l’UE, puisqu’aucune frontière douanière n’est franchie, mais par sécurité, il semble préférable (au moins pour le bois brut) d’inscrire sur les factures de vente les numéros de stock CITES du vendeur, afin que l’acheteur, s’il revend ensuite le bois hors de l’UE, puisse tracer auprès des autorités l’origine du bois qu’il revend et pour lequel il sollicite à son tour un permis.
Pour les particuliers : le processus d’import/export est le même. Il n’est pas clair à l’heure actuelle si les particuliers doivent déclarer leurs stocks de bois ou d’instruments, mais en tout état de cause, un particulier vendant ou achetant du bois ou un instrument hors des frontières de l’UE sera soumis aux mêmes contraintes douanières. C’est un point majeur à prendre en compte dès maintenant pour les habitués de l’achat par internet aux quatre coins du monde, ou pour les voyageurs souhaitant ramener un instrument en souvenir d’un voyage à l’étranger, car il vous faudra demander le permis d’exportation du vendeur et solliciter un permis d’importation à la douane !
Des clarifications à venir
La réglementation étant toute nouvelle, les procédures sont encore loin d’être rodées. Le texte de réglementation européenne traduisant ces nouvelles exigences est en cours de finalisation, et l’Europe a par exemple inclus dans son projet de réglementation la prise en compte des trajets de renvoi au fabricant pour application de la garantie, puisqu’il s’agit d’un échange non commercial, mais cette tolérance serait pour l’instant une spécificité européenne.
Peu de fabricants ou de spécialistes des bois ont officiellement réagi. On pourra citer Madinter, importateur et revendeur de bois de lutherie acoustique et électrique en Espagne, qui a édité un guide PDF très complet disponible sur leur site (en anglais uniquement). L’américain LMII, un des principaux fournisseurs de bois de lutherie outre-Atlantique, annonce pour sa part qu’ils n’expédieront plus de bois de type palissandre à l’international pour l’instant.
Côté marques, le luthier new-yorkais Roger Sadowsky a également publié fin décembre une note sur son site, indiquant qu’ils craignent un délai de 3 à 4 mois au minimum pour les démarches d’expédition d’instruments contenant les bois maintenant régulés, et conseillant à leurs clients hors des États-Unis d’opter dès à présent dans leur commande d’instruments, pour des bois alternatifs aux palissandres. J’ai pu trouver un billet similaire sur le site du fabricant Airline. À l’échelle française, l’APLG (Association Professionnelle des Luthiers artisans en Guitare) dialogue avec les différents ministères concernés afin d’obtenir des éclaircissements et travailler à une adaptation de la réglementation au cas particulier des instruments de musique, qui ne sont pas les premiers visés par le nouveau texte de loi. Cependant, globalement le peu d’annonces provenant de marques majeures à gros volumes de vente montre soit qu’ils n’ont pas encore prévu comment gérer ces aspects législatifs, soit qu’au contraire cela ajoute simplement un élément de plus aux immenses contraintes logistiques de leur marché mondialisé. Une conférence internationale sur le sujet s’est tenue au NAMM Show en janvier, gageons que de nombreuses marques ont profité de l’occasion pour s’exprimer.
Enfin côté acheteurs d’instruments à l’international, le site d’annonces Reverb.com a publié un billet sur cette nouvelle réglementation (en anglais uniquement là aussi), et le célèbre Ishibashi, chaine de magasins japonais mondialement connue pour commercialiser dans le monde entier des instruments issus des séries réservées au marché japonais, avait annoncé en janvier une suspension temporaire de ses exportations (ce point étant probablement résolu depuis).
En tout état de cause, il va falloir encore plusieurs semaines voire mois afin que les cas concrets et la jurisprudence permettent de décanter qui a l’obligation de quoi, à quel coût et dans quels délais, et de constater si cette nouvelle réglementation a un effet sur le marché mondial des instruments de musique, ainsi que sur les autres marchés visés par cette réglementation (notamment l’ameublement en bois massif de luxe, en plein essor en chine). Et espérons que tout cela bénéficie au final aux premiers concernés : les arbres.