Après avoir chassé sur les terres sonores du CS80, Synthex et PolyKobol, la société Black Corporation s’attaque à un autre monstre sacré de l’histoire de la synthèse : le JP-8. C’est sous le doux nom de イセーニン (ISE-NIN) que le nouveau module a récemment fait son apparition…
Black Corporation est une société nippone qui s’est fait connaitre en 2017 avec le Deckard’s Dream, un module rackable largement inspiré du CS80 de Yamaha. S’en est suivi le Kijimi en 2018, pour sa part inspiré du PolyKobol de RSF, puis le Xerxes en 2019, inspiré du Synthex d’Elka. Les deux premiers modèles sont passés en version MkII en 2020, partageant tous le même format compact. Le Deckard’s Dream a également été décliné en deux modules de synthèse, baptisés Deckard’s Voice et Rachel, la célèbre compagne Répliquante du héros de Blade Runner. Puis ce fut au tour d’un module inspiré du JP-8 d’être annoncé en 2021, au moment où la crise des composants venait frapper les fabricants de produits électroniques. Nom de baptême : ISE-NIN, traduction littérale de イセーニン en Japonais (si quelqu’un en connait la signification, nous sommes preneurs…). Désormais disponibles dans les meilleures boutiques, nous avons réussi à récupérer un exemplaire. Merci au généreux prêteur qui a souhaité rester anonyme…
Aspect jupitérien
Le ISE-NIN s’inspire à la fois des codes couleur et des commandes du JP-8 (modules sonores délimités par des bandes orange sur fond noir), mais cette fois concentrées dans un module que l’on peut poser à plat ou installer en rack 19 pouces/4U, en vissant les cornières fournies à la place des flancs en bois. La qualité de construction est excellente, avec un boitier métallique fin garantissant une certaine légèreté (2,3 kg) et des curseurs à résistance très satisfaisante. Les commandes directes sont idéalement positionnées (modules arrangés dans le même ordre que sur le JP-8, mais ici sur deux lignes) et bien espacées. Elles sont constituées de 26 curseurs linéaires 30 mm, 7 potentiomètres rotatifs à axe métallique (non vissés, mais très stables), un encodeur poussoir et 18 petits boutons-poussoirs, ce qui fait du ISE-NIN un synthé idéal pour la programmation.
Seule ombre au tableau, l’existence de quelques combinaisons de touches pénibles à mémoriser, en particulier pour l’alternance banques/programmes ou patches/Layers, ou encore l’envoi de programmes/banques en Sysex. S’ajoute à ce tableau légèrement ombragé un mini-écran OLED (affichage des noms des programmes/banques, des valeurs éditées, de fonctions additionnelles…) souvent difficile à lire tellement les caractères sont petits. La fonction Panel (chargement en mémoire de la position physique des commandes) est bien prévue, mais on ne trouve pas de trace des fonctions Compare/Init pourtant bien agréables quand on se lance dans la création sonore. Le manuel en Anglais est correct, utile pour appréhender les fonctions cachées ou les réglages système.
Antre de la bête
Si la prise casque stéréo (jack 6,35 mm) et l’interrupteur marche/arrêt sont judicieusement situés en façade, l’essentiel de la connectique, très minimaliste, est situé à l’arrière, sur un panneau intelligemment placé en retrait, permettant de dégager les câbles sans débord en utilisant des fiches à angle droit, utile en configuration rack. On trouve une paire de sorties audio (jack 6,35 TRS, merci), un trio Midi DIN, une prise USB-B (notes/CC/Sysex/MPE et mise à jour, bien laborieuse, du micrologiciel) et une borne pour bloc secteur externe placé à l’extrémité (12VDC/2,5 A), ni pratique ni pro, compte tenu du prix de la machine. Les sorties audio fournissent soit un mélange des deux couches sonores constituant un patch, soit une couche sonore séparée par sortie, bien vu.
Après avoir enlevé quelques vis et soulevé le capot, on découvre deux grandes cartes électroniques (panneau et synthèse) reliées via un unique connecteur rigide, peuplées en quasi-totalité de composants montés en surface. Pour info, les premiers synthés de Black Corporation étaient conçus avec des composants traversants et des cartes voix filles séparées embrochées sur une carte mère. Cela permet de rationaliser considérablement la fabrication tout en compactant le boitier. En regardant les cartes voix, on découvre des VCO SSI2131 (en lieu et place de VCO discrets sur le JP-8), des VCF AS3109 (clones signés Alfa des fameux IR3109 conçus par Roland), des quadruples VCA AS2164 et des doubles OTA AS662. L’ensemble est très soigné, la gravure des pistes est ultra-fine, du bon boulot ! On aurait aimé que ce niveau d’intégration permette d’alléger un peu la facture, il n’en est rien, on reste sur un tarif premium pour cette fabrication réalisée au Japon.
ADN jupitérien
Le ISE-NIN est un synthé polyphonique 8 voix bitimbral, dont les sons sont arrangés suivant trois modes, comme sur le JP-8 : Whole à 8 voix, Split à 4+4 voix ou Dual à 2×4 voix. Il n’y a hélas pas d’autres possibilités d’assignation des voix en mode Split, de type 2+6 ou 6+2. La mémoire est quant à elle scindée en deux types de banques : Patches (1 ou 2 couches sonores empilées ou séparées) et Layers (couches simples). On dispose de 5 banques de patches : 3 banques Presets (128 + 128 + 64 patches dont les 8 patches d’usine du JP-8) non réinscriptibles et 2 banques utilisateurs de 128 patches. En parallèle, on trouve 2 banques de Layers : la première contient les 64 sons d’usine du JP-8 et la seconde 500 emplacements utilisateur. Cela permet de partir d’une bonne base pour créer sa propre banque sonore. On ne se plaindra pas de ce nombre de mémoires généreux ; en revanche, on regrettera que la sélection des banques se fasse par combinaison de mini-touches situées sous l’écran, pas hyper intuitive (Shift, Back, Enter, etc.).
Au plan sonore, nous avons été très agréablement surpris, bien plus qu’avec les premiers synthés de la marque. Le niveau de sortie est bon, la qualité audio excellente, on apprécie les sorties symétriques et la bonne tenue de l’accordage des VCO au cours de la session. Le grain sonore est proche de celui du JP-8 dans une majorité de cas, en particulier les cordes chaleureuses à base de PWM, les cuivres juteux bondissants et les basses rondes bien pesantes. On note un juste un peu plus d’aigus sur l’ISE-NIN, mais un coup d’EQ et c’est réglé. Ce qui nous a moins plu, ce sont les synchros de VCO, qui tendent à décrocher sur le ISE-NIN, alors que le JP-8 génère une Hard Sync bien plus solide où le VCO2 ne décroche pas. Du coup, on perd une partie du caractère spécifique de l’ancêtre sur ce type de son. On retrouve toutefois avec plaisir les textures métalliques et les FX typiques du JP-8 quand on pousse la Cross Mod, les possibilités d’assigner le suivi de clavier aux enveloppes pour faire évoluer le son suivant la tessiture et les arpèges aléatoires sur 4 octaves, signature de l’ancêtre. Les modulations étendues ouvrent le champ des possibles, en particulier l’expressivité des sons, via la vélocité, la pression polyphonique, le MPE et la molette, tous assignables.
- ISE-NIN_1audio 01 Strings Layer01:18
- ISE-NIN_1audio 02 Autobend Layer00:36
- ISE-NIN_1audio 03 Dual Brass00:26
- ISE-NIN_1audio 04 Portugliss00:24
- ISE-NIN_1audio 05 Dual Arp01:17
- ISE-NIN_1audio 06 Sync Split00:36
- ISE-NIN_1audio 07 XMod Bell01:03
Synthèse jupitérienne
Chacune des 8 voix est constituée de 2 VCO, 1 HPF, 1 LPF, 1 VCA et 2 enveloppes. S’y ajoute un LFO par couche. Tout cela est identique au JP-8. Si les VCO/VCF/VCA sont analogiques, les enveloppes et LFO sont numériques, classique de nos jours. La machine est capable de simuler la dérive du pitch des VCO et enveloppes, mais cette fonction est hélas globale (dans l’OS 1.1.0 testé). En mode bitimbral, on peut régler (et moduler) la balance entre les couches Lower et Upper, mais le point de split reste global. Les voix peuvent être jouées suivant 4 modes : Poly 1 (classique), Poly 2 (Release des enveloppes imposé par les dernières notes jouées pour éviter les recouvrements sur les temps longs), Unisson (sans désaccordage, dommage) ou Mono. Il est aussi possible de régler le nombre de voix empilées.
Le VCO1 génère 4 types d’ondes non cumulables : triangle, rampe, impulsion ou carré sur 2–4–8–16 pieds. Le VCO-2 offre quant à lui 4 types d’ondes non cumulables un peu différentes : sinus, rampe, impulsion ou bruit (blanc ou rose). Il est accordable par demi-ton sur la même tessiture, dispose d’un accordage fin et d’une position basse fréquence, utile pour les intermodulations. L’ISE-NIN offre aussi le microtuning. On peut moduler la fréquence des VCO (1, 2 ou les deux) avec le LFO et l’enveloppe 1 (quantités de modulation séparées). On peut par ailleurs moduler les largeurs d’impulsion avec le LFO ou l’enveloppe 1 (quantité commune), ou définir une largeur statique. Le VCO1 peut synchroniser le VCO2 ; il s’agit d’une synchro « mi-dure mi-molle » où le VCO2 décroche, ce qui diffère de la Hard-Sync parfaite du JP-8. On a aussi une Cross Mod, où le VCO2 module la fréquence du VCO1, produisant différents résultats suivant la fréquence et la forme d’onde des VCO : LFO, modulation en anneau, sons métalliques.
On règle ensuite la balance des 2 VCO (donc pas de volumes séparés avec saturation du VCF), puis le HPF statique, avant de passer au LPF. Ce dernier peut fonctionner en mode 2 ou 4 pôles, procurant différentes couleurs sonores (2 pôles idéal pour les strings soyeux ou les cuivres brillants, 4 pôles à préférer pour les basses résonantes bien rondes). La fréquence de coupure se règle en continu sans escalier audible. Elle est modulable par l’une des deux enveloppes (via un sélecteur), le suivi de clavier, le LFO, la vélocité, la pression et la molette de modulation (CC1). La résonance est très colorante, musicale, sans excès. Le VCF ne peut pas auto-osciller, on reste fidèle au JP-8. Amélioration par rapport au JP-8, on peut assigner la résonance à la vélocité, la pression et la molette. Le VCA final possède un niveau ajustable et peut être modulé par la seconde enveloppe, le LFO (4 positions pour la quantité), la vélocité, la pression et la molette. Du typique JP-8 avec quelques améliorations çà et là côté pilotage des voix et modulations, comme nous allons le voir maintenant en détail…
Modulations améliorées
Le JP-8 était un synthé relativement contraint au plan modulations, toutes les possibilités de routage étant prédéfinies. Le ISE-NIN va un cran plus loin. On commence par un portamento polyphonique avec réglages de temps et de mode (continu ou chromatique, une amélioration par rapport au JP-8). On poursuit avec le LFO (global par couche sonore), synchronisable en Midi. Il offre les ondes sinus, dent de scie, carré et aléatoire. Les fréquences ont une plage de 0,01 à 100 Hz, avec possibilité de borner les valeurs mini (0,01 à 0,1 Hz) et maxi (1 à 100 Hz). Son cycle peut être libre ou redéclenché. On peut décaler la phase entre les LFO des deux couches, sympa. On passe aux deux enveloppes ADSR. La première est routable vers la fréquence des VCO (1, 2 ou les 2), leur PWM (globalement) et la fréquence du VCF. Elle possède une inversion de polarité, comme sur le JP-8. La seconde enveloppe est routable vers le VCF et routée vers le VCA. Pour les deux enveloppes, on peut borner les temps mini (1 à 100 ms) et maxi (1 à 10 s).
Là où le ISE-NIN surpasse le vénérable JP-8, c’est dans l’ajout d’une petite modulation matricielle, par couche sonore, pour la vélocité et la pression polyphonique. Pour chacune de ces 4 sources, on dispose de 5 destinations assignables directement en bougeant les commandes en façade (curseurs, accord maitre et balance entre les deux couches sonores) et en réglant la quantité de modulation (bipolaire) avec les 4 potentiomètres des sources, l’écran reflétant les éditions en cours. Pratique et immédiat. On peut enfin assigner la molette de modulation à différentes destinations, toujours par programme : LFO (vitesse, action sur le VCO, action sur le VCF), PWM, Cross Mod, vitesse de l’arpégiateur, VCO mix, HPF, coupure du LPF, résonance du LPF, VCA). Sympa pour l’expressivité…
Arpèges jupitériens
On termine ce tour du propriétaire avec un module sans qui l’ISE-NIN ne serait pas une version modernisée de JP-8 : l’arpégiateur. Il offre les motifs haut, bas, alterné et aléatoire, avec possibilité de transposer le motif sur 1 à 4 octaves. La synchro se fait en interne (tempo de 0,1 à 20 Hz) ou via Midi (avec plusieurs divisions temporelles). On dispose d’une fonction Hold. Amélioration par rapport au JP-8, l’arpégiateur est sensible à la vélocité, ce qui met un peu plus de diversité rythmique. Chaque couche peut faire tourner son propre motif d’arpège. Enfin, les notes arpégées sont transmises en Midi.
Conclusion
Le JP-8 était un synthé prestigieux, encombrant, lourd, rare et inabordable. Il n’existait jusqu’à présent pas vraiment de version moderne fidèle à l’original, au plan sonore comme ergonomique. L’ISE-NIN vient combler ce vide, en proposant un module compact, léger, fiable et relativement plus abordable. Il en conserve l’esprit, les fonctionnalités, les réglages par curseurs, la prise en main immédiate (tant qu’on reste sur les commandes directes) et, dans la plupart des cas, le grain sonore qui en a fait le succès. Avec un peu plus d’aigus que le JP-8 sans doute liés à l’âge des composants, il en constitue une alternative de tout premier choix avec ce son chaud, généreux et punchy, hormis les synchros de VCO moins maitrisées. Il permet une meilleure expressivité, grâce à la réponse en vélocité, pression polyphonique et MPE, sans oublier les CC Midi et les sauvegardes par Sysex. Un synthé taillé pour les studios aisés ou les belles scènes qui recherchent les qualités du prestigieux ancêtre avec des possibilités de pilotage d’aujourd’hui.