Successeur de l’ESQ-1, le SQ-80 est le deuxième synthé hybride de la jeune firme américaine Ensoniq, combinant le meilleur des technologies numériques et analogiques…
À la croisée des ondes
Ensoniq est fondée au milieu des années 80 par l’équipe de concepteurs du Commodore 64, pour lequel ils mettent notamment au point la puce sonore numérique SID. La société américaine sort son premier produit en 1985 : le Mirage. C’est un pavé dans la mare des échantillonneurs, jusqu’alors constituée de machines inaccessibles au commun des mortels : Fairlight CMI et E-mu Emulator 2… En 1986, Ensoniq présente son premier synthé : l’ESQ-1. C’est une concentration de savoir-faire, intégrant des échantillons, des filtres analogiques et un séquenceur. Une station de travail avant l’heure, il ne lui manque que les effets ! La machine sera déclinée en rack l’année suivante : l’ESQm. Présenté en 1988, le SQ-80 est la version musclée de l’ESQ-1. Ce sera le dernier produit maison à intégrer une partie d’électronique analogique, la société décidant de passer au tout numérique dès 1989 avec le VFX. Mais ça, c’est une autre histoire…
Résine et plastique
Les premiers ESQ-1 étaient au départ construits tout en métal, puis une nouvelle conception mécanique cette fois en résine et plastique a vu le jour en cours de production. Le SQ-80 reprend cette dernière. La résine est épaisse, le plastique costaud, bien plus robuste que ce qu’on fait aujourd’hui. Du coup, la machine pèse son poids et résiste bien aux traitements rudes de la scène. Les commandes sont typiques des synthés de cette époque : un curseur de volume, un curseur d’édition et beaucoup de boutons pour choisir les paramètres/programmes, visualisés sur un écran central. Ce dernier est de type fluo 2×40 caractères, ce qui restera la signature de la marque Ensoniq pendant une décennie. L’édition est bien pensée et permet de bien gérer les nombreux paramètres accessibles. Plutôt que faire défiler des pages-menu, on sélectionne directement le module souhaité et on édite tous les paramètres disponibles sur une seule page. Plus précisément, chaque module (oscillateurs, mixeur, filtre, ampli, enveloppes, LFO) dispose d’une touche permettant d’appeler sa page d’édition. Une fois sur la page, l’écran affiche jusqu’à 10 paramètres contextuels que l’on sélectionne avec les 2 rangées de 5 boutons logiciels situés au-dessus et en dessous de l’écran. On change la valeur avec le curseur Data ou deux touches incrémentation/décrémentation. C’est immédiat ! Seul problème de conception, il faut redéclencher une touche pour entendre les modifications faites, c’est assez courant à l’époque, mais bien pénible. Le constructeur n’a pas oublié les touches Compare/Write, les commandes de transport du séquenceur et le manuel de 220 pages soigneusement écrit. Toute une époque…
Pour les sauvegardes, c’est fromage ET dessert : à gauche, un lecteur de disquettes 3,5 pouces DSDD pour les programmes/séquences/Sysex ; à droite, un lecteur de cartouches (ROM, RAM) pour les programmes. Les disquettes permettent de stocker des Sysex MIDI de 64 Ko provenant d’appareils divers, bien pratique à l’époque pour gérer les banques d’autres synthés MIDI dépourvus d’unité de stockage. Le SQ-80 est l’un des rares synthés à proposer un clavier (5 octaves) à pression polyphonique (via des capteurs capacitifs, un design maison), la marque poursuivra d’ailleurs ce choix pendant quelques années sur la série VFX/SD et TS. Question vélocité, on a le droit à l’enfoncement et au relâchement. Niveau toucher, la sensation est assez bizarre, avec une légère résistance au départ. Notre clavier a tendance à claquer contre le montant inférieur en plastique quand on frappe fort dans sa partie centrale… Les capteurs mécaniques et capacitifs semblent toujours bien répondre à nos sollicitations. À gauche du clavier, on trouve les habituelles molettes de pitch et modulation. Toute la connectique est à l’arrière, en léger retrait, ce qui permet de gérer parfaitement le passage des câbles lorsque la machine est collée au mur, bien vu ! On a une sortie audio gauche/droite (pouvant aussi fonctionner en mono et prise casque stéréo), une prise pédale/CV, une interface K7 (entrée/sortie), une entrée pédale marche/arrêt pour le séquenceur, une entrée pédale de maintien, tout cela au format jack 6,35 mm. Vient ensuite le trio MIDI DIN, un petit radiateur et la fiche IEC 3 broches (alimentation interne) pour le cordon secteur.
Born in the USA
Le SQ-80 est un synthé polyphonique 8 voix multitimbral, avec allocation dynamique des voix. L’allocation dynamique permet entre autres de ne pas couper les voix en cours quand on change de programme. La mémoire est de 40 programmes réinscriptibles (4 banques de 10) et 80 sur cartouche optionnelle (RAM/ROM). On peut encore trouver sur certains sites de vente en ligne une cartouche ROM dotée de 4 inverseurs, totalisant 16 banques de 80 sons d’excellente qualité (cf. photo). Le lecteur de disquettes permet quant à lui de sauvegarder 1 728 sons, 600 séquences et 200 Songs sur une disquette 3,5 pouces double face double densité (formatage maison 880K, non compatible MS-DOS). Le SQ-80 fonctionne en mode programme (multitimbral jusqu’à 3 canaux) ou en mode séquence (multitimbral 8 canaux parmi 9). Le parti pris des concepteurs, initié sur l’ESQ-1 avec qui le SQ-80 est compatible, est de permettre à l’utilisateur d’arpenter des territoires sonores bien plus étendus qu’avec les synthés analogiques qui, à l’époque, se sont fait détrôner un par un par un certain DX7. L’idée est de mélanger des ondes traditionnelles à des ondes spectrales plus diverses, resynthétisées ou échantillonnées. En ce sens, l’ESQ-1 est le premier lecteur de samples, un peu avant le D50 Roland (1987) et le M1 de Korg (1988). Comme nous le verrons plus tard, les deux premiers synthés Ensoniq conservent toutefois de vrais VCF et VCA pour traiter le son.
Résultat, des textures riches, variées, tantôt grasses, tantôt métalliques, tantôt douces. Le SQ-80 excelle dans les strings & cuivres « façon analogique », les orgues pop/rock, les nappes subtilement évolutives, les combinaisons spectrales, les sons de cloches, les voix synthétisées et même quelques percussions. Il a un grain bien à lui, qu’on appelle à l’époque « le gros son américain ». Lorsqu’on le pousse dans les extrêmes aigus ou les infrabasses, on récupère les défauts caractéristiques de la technologie numérique de l’époque, avec les limites de l’échantillonnage : aliasing, buzz et autres phénomènes de parasitage indésirables. Mais curieusement, comme sur les PPG Wave ou le Prophet-VS, le passage dans les filtres analogiques crée des merveilles. Au-delà de cette combinaison d’ondes d’origines multiples, on sent la puissance des modulations matricielles, que ce soient les contrôleurs physiques ou les modulations programmées. Les sons bougent, tournent, fascinent à l’époque ; pour trouver cette richesse, il faut passer sur les grosses stations numériques type Fairlight, Synclavier, PPG ou les gros échantillonneurs hybrides E-mu. Là où le SQ-80 est moins à l’aise, c’est sur les basses ou les leads tranchants, les enveloppes étant relativement molles par rapport à ses comparses purement analogiques. Mais il n’est pas fait pour cela…
- 01 Strings1 00:34
- 02 Strings2 00:30
- 03 Strings3 00:23
- 04 Strings4 00:32
- 05 Brass1 00:26
- 06 Brass2 00:16
- 07 Brass3 00:34
- 08 Organ1 00:26
- 09 Organ2 00:29
- 10 Pad1 00:29
- 11 Pad2 00:32
- 12 Filtered 00:31
- 13 Choir 00:28
- 14 Hybrid1 00:22
- 15 Hybrid2 00:15
- 16 Bass1 00:20
- 17 Bass2 00:13
- 18 Marimba 00:24
- 19 Lead 00:26
- 20 Sync 00:14
Moteur hybride
Le SQ-80 allie, comme nous l’avons vu, technologies numérique et analogique. Chacune des 8 voix est constituée de trois oscillateurs, un mélangeur, un filtre et un ampli final (cf. synoptique). Les trois oscillateurs sont numériques. Ils puisent leur origine dans 75 ondes synthétisées, (multi) échantillonnées ou resynthétisées, totalisant 256 K de mémoire ! Elles sont de plusieurs types : 49 ondes bouclées sur un cycle, 5 boucles inharmoniques plus longues, 11 transitoires non bouclées, 5 percussions et 5 kits de percussions. On peut modifier la hauteur de l’oscillateur (-3/+5 octaves, 0–11 demi-tons, finement) et définir deux sources de modulation de la hauteur (cf. chapitre sur les modulations). Le module suivant permet de doser l’oscillateur (activation + niveau sonore) ; ici encore, on a deux sources de modulation pour le niveau. On refait la même chose pour les autres oscillateurs. Ce mélange dynamique est à la base de l’appellation Cross Wave : mélanger des ondes, en faire disparaitre une tout en en faisant apparaitre l’autre. On peut faire interagir les deux premiers oscillateurs : synchronisation et modulation d’amplitude (modulation en anneau). C’est suffisamment rare sur des synthés de l’époque à ondes numériques pour être signalé.
La sortie du mélangeur attaque ensuite le VCF 4 pôles résonant. On peut en régler la fréquence de coupure (128 valeurs) et la résonance (32 valeurs, on est en 1986 !). Le filtre coupe et résonne avec de belles couleurs mais ne peut pas entrer en auto-oscillation. La fréquence de coupure est modulable par le suivi de clavier et deux sources de modulation assignables. La sortie du VCF est connectée à un VCA stéréo, avec niveau et panoramique modulables. Le volume final est contrôlé par une enveloppe dédiée et le panoramique offre un réglage manuel et une source dynamique assignable. D’un point de vue électronique, l’ensemble VCF->VCA est produit par un circuit intégré CEM3379, que l’on retrouve sur d’autres synthés hybrides de l’époque tels que le Prophet-VS. Le grain de ce circuit est excellent, c’est un peu un mélange d’un VCF CEM3320 et d’un double VCA CEM3360 utilisé en stéréo. Les voix sont ensuite additionnées pour rejoindre les sorties audio stéréo. On peut agir sur leur mode de déclenchement : mono, redéclenchement d’une même voix lorsqu’on répète la même note (ou mode cyclique), redéclenchement du cycle des oscillateurs (ou mode libre). On peut aussi ajouter un peu de portamento (lisse uniquement), avec temps ajustable. Il ne reste plus qu’à moduler tout cela pour faire bouger le son.
Modulations matricielles
Dès le départ, Ensoniq va doter ses synthés de formidables possibilités de modulations. Le SQ-80 fait bien sûr partie de la bande. On commence par 3 LFO identiques, dont on peut régler la fréquence, le déclenchement du cycle (libre ou à chaque note jouée), le facteur humain (décalage aléatoire de fréquence), la forme d’onde (triangle bipolaire, dent de scie bipolaire, carrée positive ou aléatoire), l’intensité initiale, l’intensité finale et le temps de la rampe de transition entre les deux. Comme l’intensité initiale peut être supérieure à l’intensité finale, la rampe peut être descendante. On regrette que les LFO ne puissent osciller aux niveaux audio ni être synchronisés en MIDI. Viennent ensuite 4 enveloppes à 4 temps 3 niveaux. Les niveaux sont bipolaires, ce qui permet de créer des courbes d’enveloppe plus sophistiquées que de simples ADSR. On peut aussi créer des Autobend négatifs (utiles sur les attaques de cuivres) ou des délais d’apparition en jouant sur les temps et les niveaux. Sur le 4e temps (Release), il existe des réglages spéciaux permettant de faire démarrer le niveau du segment de Release plus bas que le niveau de Sustain, ce qui simule une réverbe simple sur les enveloppes assignées au volume. Mieux, la vélocité peut jouer sur les niveaux ou le temps d’attaque, de manière linéaire ou exponentielle. De même, le suivi de clavier peut jouer sur les temps de déclin (deuxième et troisième points), afin de simuler le comportement de certains instruments acoustiques. Enfin, on peut définir si les enveloppes recommencent ou se poursuivent à chaque enfoncement de touche, et si leur cycle se poursuit jusqu’au bout lorsqu’on maintient une touche (Sustain ignoré). Bien vu !
Plutôt qu’avoir une page réservée à la connexion sources/destinations, c’est dans chaque module de synthèse que l’on peut assigner une ou deux sources de modulation, à choisir parmi 15 possibilités : les 3 LFO, les 4 enveloppes, la vélocité (linéaire), la vélocité exponentielle (courbe éponyme), le suivi de clavier simple, le suivi de clavier bipolaire, un CC MIDI externe à définir, la pression, la molette de modulation et la pédale d’expression. Pour les modules de destination à deux sources cumulables, on peut lister les 3 oscillateurs (pitch), les 3 DCA (volume des oscillateurs avant filtre) et le VCF (fréquence de coupure, par ailleurs modulable par le suivi de clavier). Mais rien sur la résonance… Le DCA final (qui est en fait un VCA) est uniquement assigné à l’enveloppe 4 et le panoramique dispose d’une seule source assignable dans la liste. Quant aux LFO, leur quantité de modulation est elle-même modulable, mais pas leur fréquence. Toutes les modulations des sources assignables sont réglables de manière bipolaire. C’était vraiment très appréciable et rare d’avoir de telles possibilités à cette époque, c’est toujours un plaisir aujourd’hui !
Séquenceur multitimbral
Le SQ-80 permet de combiner jusqu’à trois sons par programme grâce aux modes Split, Layer et Split/Layer : il suffit pour cela de choisir le programme à spliter avec le programme d’origine, le point de séparation, le sens de séparation (lequel va en bas, lequel va en haut) et le programme à empiler au programme d’origine. Mais c’est grâce à son séquenceur que le SQ-80 devient multitimbral. Un bon quart des 220 pages du manuel est d’ailleurs consacré au séquenceur ! On dispose d’une capacité mémoire de 20 000 notes, à se partager entre les différentes séquences. Le SQ-80 peut tourner sur 9 canaux sonores : le canal piloté par le clavier (et le programme correspondant) et les 8 pistes pilotées par le séquenceur (et les programmes correspondants). L’allocation des 8 voix est dynamique, c’est-à-dire que les 9 canaux consomment et libèrent des voix en temps réel (pas besoin de spécifier des réserves de voix pour chaque piste, puisqu’à chaque instant, toute la polyphonie non utilisée est disponible). Dommage qu’on ne dispose pas de sorties audio séparées, car les sorties stéréo de chaque voix sont mixées avant de rejoindre l’unique sortie physique stéréo. Dans une séquence, chaque piste possède un canal MIDI, un programme interne, un numéro de programme MIDI (pour contrôler un module externe via MIDI Out), un volume et un statut (interne, MIDI, les deux). On ne peut enregistrer qu’une piste à la fois, la première piste donnant la longueur de la séquence (que l’on peut modifier ensuite). L’enregistrement se fait uniquement en temps réel (par appui sur Record, ou une touche du clavier, en début ou cours de séquence). Cela écrase les données existantes ; pour réaliser un Overdub, il faut utiliser une deuxième piste puis utiliser la fonction Merge. On peut activer le métronome (avec décompte), synchroniser la séquence au tempo, la boucler ou choisir la signature temporelle (au départ). Une fois la première piste enregistrée, on passe aux autres les unes après les autres, l’enregistrement s’arrêtant en fin de séquence (la lecture tourne en boucle si le mode Loop est activé). Les notes, la vélocité, la pression polyphonique et d’une manière générale l’ensemble des commandes physiques (molettes, pédales…) sont enregistrées (on peut filtrer la pression pour réduire le flux de données enregistrées).
On peut éditer une Song, une séquence, une piste ou un pas après coup. Une Song est un assemblage de 1 à 99 pas, chaque pas contenant une séquence répétée de 1 à 99 fois et transposée si besoin… de quoi voir venir ! L’édition d’une Song consiste donc à insérer, répéter, supprimer, transposer des pas de séquences. L’édition d’une séquence consiste à joindre deux séquences (ou plus) ou encore ajouter, supprimer ou copier des mesures (à concurrence de 99 par passe). L’édition d’une piste concerne la transposition, la suppression des contrôleurs physiques (seules les notes sont conservées), la post-quantification (1/4 à 1/32 en passant par les triolets), l’effacement/la copie d’une piste ou encore le mélange de deux pistes (Merge). Enfin l’édition par pas permet de modifier ou effacer précisément des notes entre deux index. C’est d’ailleurs la seule manière d’éditer précisément le séquenceur du SQ-80. Dès que l’on modifie des évènements, l’éditeur permet d’écouter immédiatement la séquence enregistrée, de la comparer à l’originale, puis de conserver l’une ou l’autre version, sans changer de page menu. Immédiat ! La mémoire interne contient 60 séquences et 20 Songs. Sur le SQ-80, c’est donc le mode séquenceur combiné au mode MIDI Multi qui permet de recevoir en multitimbral. Il n’existe donc pas de véritable mode Performance ou Combinaison multitimbral avec réglage de tessiture, zone de vélocité, panoramique, transposition, émission/réception MIDI séparées, etc. Il faudra attendre le M1 pour cela…
Conclusion
Le SQ-80 fait partie des quelques rares synthés hybrides vintage du marché, au même titre qu’un PPG Wave, un Waldorf Microwave 1 ou Wave, un Korg DW8000, un Kawai K3 ou un Prophet-VS. Grâce à ses trois oscillateurs numériques capables d’interagir, son VCF résonant, son VCA stéréo et ses modulations matricielles poussées, il est tout indiqué pour les textures riches et mouvantes. De plus, le clavier dynamique à pression polyphonique le rend très expressif. On apprécie les modes Split/Dual et la multitimbralité 9 canaux avec allocation dynamique des voix en mode séquenceur. L’ergonomie sous forme de modules est très bien pensée. Les principaux griefs concernent l’édition en temps différé (nécessité de rejouer une note pour entendre l’effet de la modification d’un paramètre), l’absence de sorties séparées et le filtrage qui se cantonne à un unique mode passe-bas. Précurseur des stations de travail type Korg M1 tout en maintenant un caractère analogique, le SQ-80 est une machine bien intégrée, polyvalente et encore abordable aujourd’hui.
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