Réalisateur artistique, musicien, artiste, peintre… Notre invité aujourd’hui est quelqu’un qui a toujours laissé l’Art s’exprimer à travers les projets sur lesquels il a travaillé.
Principalement connu — et reconnu — pour avoir produit de grands albums de rock catégorie « poids lourds », son approche esthétique est, quant à elle, bien plus subtile et raffinée que ce que son CV peut laisser croire. En effet, son aventure musicale a commencé dans les années 80 aux côtés de Herbie Hancock et l’a depuis mené sur un chemin couronné de succès artistiques et commerciaux très variés.
Aussi original et authentique que les projets qu’il a réalisés, il a commencé à rassembler des idées concernant ses méthodes et processus de travail, et c’est tout naturellement qu’en 2015 est sorti son premier livre sur la philosophie de l’enregistrement musical et de la réalisation artistique : « Unlocking Creativity ».
Voici donc le condensé de cet entretien que j’ai eu l’immense plaisir de mener avec le non moins talentueux Michael Beinhorn.
Bootz : Bonjour Michael ! C’est un honneur de pouvoir mener cette interview avec toi aujourd’hui ! Avant que l’on ne rentre dans le vif du sujet, j’ai lu pas mal de choses intéressantes sur ton blog, concernant la disparition de ces deux icônes musicales que sont David Bowie et Lemmy Kilmister. Tu as été très actif à ce sujet. Ma première question sera donc : comment te sens-tu par rapport à cela aujourd’hui ? Et par rapport à ce que ces personnages ont laissé à des gens comme nous, travaillant dans l’industrie musicale ?
Michael Beinhorn : Eh bien, la disparition de ces personnes est épouvantable. C’est tragique. Mais on y accorde aussi beaucoup d’importance, parce que ces disparitions ne sont pas juste des gens qui s’en vont, comme ça, de manière isolée. Ces personnes nous ont quittés les unes après les autres, comme des dominos qui tomberaient les uns à la suite des autres… Pour moi — et je pense pour n’importe qui cherchant à y donner du sens — c’est comme s’il y avait un « schéma » à cela, comme si quelque chose se produisait. On se dit tous : « Mais qui nous a quittés ? Dans quelle circonstance sont-ils partis ? Quand nous ont-ils quittés ? »… Les deux premières semaines de 2016, 9 ou 10 personnes « importantes » dans le domaine des arts et de la culture populaire, nous ont quittés. Pour moi, cela veut dire beaucoup. Mis à part l’aspect tragique lié à de tels évènements, à la disparition de quelqu’un — ce que nous avons tous vécu — ce qui s’est passé avec Bowie a été pour moi un choc terrible et cela a été d’autant plus marquant que sa disparition, soudaine et inattendue, fut étroitement associée à la sortie de son album.
Sa première chanson est sortie je crois, quelques semaines avant qu’il ne meure, et tout le monde se disait : « Oh, un nouvel album de Bowie ! » D’un seul coup, on a appris son décès et les gens se sont à nouveau penchés dessus. Ils ont pris du recul, ont réécouté la chanson et ses paroles et se sont dit : « Oh m*** ! » Cela a pris une toute autre tournure pour eux, et ce fut un véritable choc pour beaucoup !
En plus, une disparition si soudaine, sans avoir publiquement annoncé sa maladie dans les médias, ce fut un choc énorme. Parce qu’il était une icône de la culture contemporaine importante. Je pense qu’il était tellement sorti des radars, d’une certaine manière, que les gens ne se rendaient plus compte, avant sa mort, quel genre d’influence il avait eue dans ce monde et à quel point le monde avait changé grâce à lui. Tout cela arrivant au même moment, les gens sont revenus vers lui et ont commencé à réaliser. Je ne pense pas que beaucoup de gens sachent réellement comment ils se sentent (interview réalisée fin janvier, NDA), parce que les gens ont vécu cela de manière « virtuelle » et pas de manière analytique. On ne peut pas expliquer la perte de quelqu’un ; cependant cette personne a influencé notre culture et celle-ci n’existerait pas de cette façon, dans la forme qu’elle a aujourd’hui, sans lui. Curieusement, bien qu’on puisse penser qu’il y ait eu des personnes bien plus influentes musicalement parlant, je pense qu’il est certainement la figure artistique et populaire — nous ayant quitté récemment — la plus influente depuis John Lennon ! Parce qu’il a eu un tel impact sur les gens, pas seulement d’un point de vue artistique, mais aussi sur le monde d’un point de vue culturel.
À plein de niveaux.
Oui, à tellement de niveaux. Il était pratiquement le porte-parole des gens considérés comme étant « en marge », des gens qui s’exprimaient de manière différente et qui ne pouvaient pas vraiment l’expliquer, ou qui avaient juste peur… Par exemple je pense qu’il a ouvert la voie aux homosexuels, pour qu’ils puissent être eux-mêmes en public, qu’ils puissent s’exprimer librement, entre autres choses. Il a mis en lumière des choses qui étaient enfouies dans l’inconscient collectif. Les gens avaient peur, ou avaient honte d’être eux-mêmes et de l’exposer au grand jour. Je pense qu’il a fait beaucoup pour beaucoup de gens.
Et pour l’indépendance des artistes, d’une certaine manière.
Oui, il a fait les choses comme il l’entendait. Une des choses dont j’ai parlé sur mon blog concerne le fait que les gens, à sa mort, disaient : « Oh Bowie nous a quittés, quel dommage, je suis complètement anéanti… » Et la plupart des gens ont en tête ces grands disques de rock dont il est le géniteur. Quelques-uns ont à l’esprit les disques qu’il a faits par la suite — et j’ai écrit à ce sujet — mais personne n’a parlé du fait qu’au moment où il a sorti Young Americans par exemple — après avoir fait Diamond Dogs — beaucoup de gens étaient tellement mécontents qu’il a perdu plein de fans à ce moment-là ! Des gens l’ont accusé de donner dans la « musique black », les réactions ont été très très racistes. Il a été très critiqué à ce moment-là, détesté même. Lui a simplement continué et ce disque a inspiré plein d’autres personnes… Je suis sûr que les gens de sa maison de disques lui ont dit : « Mais qu’est-ce que tu fais ?! » Un peu comme lorsque Bob Dylan est passé de l’acoustique à l’électrique ! Quand il s’est produit au Festival de Newport en 1966, les gens lui balançaient des trucs à la tronche et lui disaient que c’était un vendu !
C’était un peu la révolution ! (Rires)
Oui ! Je veux dire… C’est ce qu’un artiste fait, de toute façon ! Bien sûr, tu peux prendre les conseils des uns et des autres, écouter ce qu’ils ont à dire, mais à un moment donné, ton art est basé sur la façon dont tu perçois les choses. Il est basé sur tes intuitions et il faut faire avec ! Il faut saisir l’opportunité quand elle se présente et s’il s’avère que tu t’es planté — malgré le fait que tu aies suivi ton intuition — eh bien tu dois vivre avec !
Tu dois vivre avec tes décisions.
Bien sûr ! Les gens qui vivent ainsi sont « tenus », mais les conséquences sont insignifiantes pour eux. C’est ce qui fait un grand artiste. Si tu te plantes, et bien tu te plantes, mais ce n’est même pas un problème. Il faut que tu avances, il faut que tu fasses confiance à ton instinct. De nos jours, les gens ne pensent pas comme cela, et certainement pas dans les Arts. Tout est basé sur le profit à court terme, sur « Comment avoir un succès commercial le plus important et le plus rapidement possible ? », de faire quelque chose de déjà vu/entendu, qui sonnera comme quelque chose de familier aux oreilles des gens, et de se conformer. Nous venons de perdre plusieurs personnes qui étaient tout sauf conformistes. Ils représentent quelque chose d’extraordinaire — mis à part le fait d’être des « figures » de la culture moderne — ils représentent ce sens au fond d’eux qui leur dit d’écouter leur cœur, de suivre ce qu’ils doivent faire, au lieu d’attendre le feu vert de quelqu’un d’autre leur disant ce qu’ils devraient faire. Ces « feux verts » viennent d’une source complètement différente pour un/une artiste. Nous avons tous une voix à l’intérieur de nous-mêmes, mais pour un artiste cette voix est super forte ! Les artistes écoutent cette voix et ils y répondent, tu vois ce que je veux dire ?
La disparition de ces personnalités a été épouvantable et cela a un peu plus accentué le fait qu’il n’y ait pas beaucoup de monde – à vrai dire personne ou presque dans la génération actuelle – qui soit « investi » à ce point artistiquement parlant, qui n’ait pas peur des conséquences et qui n’ait pas peur non plus, sans aucune hésitation, de ne pas convenir à un marché de masse que le système des maisons de disques nous vend comme incontournable et ce, quel que soit le type de succès ou de popularité, pour un interprète. Cela souligne cet état de fait et nous rappelle qu’une forte ambition associée à un immense talent « moteur » sont des ressources précieuses que l’on a tendance à ignorer, à oublier, s’évaporant petit à petit dans un monde que ces artistes justement ont été les premières à créer. Ils ont laissé une sorte de « feuille de route », mais il n’y a pas encore vraiment assez de gens dans le monde capables de l’expliquer. Tu peux revenir en arrière et revoir le travail qu’ils ont fait en te disant : « Oui, leur première approche est toujours de copier quelqu’un et d’utiliser ses idées… » Mais, à moins d’avoir une indication sur la raison, c’est plus une nécessité que le simple fait de copier. Ça n’a pas de sens. Tes émotions travaillent avec un code et décodent suivant la façon dont tu penses que cela devrait être décodé, au lieu de le décoder de la manière dont c’était censé être décodé… La portée de ces gens meurt avec eux, tant de gens d’une telle importance, si rapidement…
À propos d’inspiration(s), il y a une histoire derrière le titre Life on Mars entre David Bowie, Paul Anka et Frank Sinatra et d’ailleurs on peut voir au verso de la pochette une petite ligne disant « Inspiré par Frankie. » Je trouve ça assez amusant…
Le fait est qu’il y a toujours eu une sorte de « parrainage » d’une génération à une autre. Un des problèmes que j’ai pu remarquer c’est que la nouvelle génération d’artistes n’a pas vraiment eu de « mentors ». C’est comme s’ils n’avaient pas reçu les informations qu’ils étaient censés recevoir de la part des gens, disons, de ma génération. Il n’y a pas vraiment eu cela.
C’est vrai !
Alors que tout le monde a déjà reçu l’enseignement de quelqu’un. On a tous reçu — à un moment ou à un autre — les fondements de ce que l’on fait et des raisons pour lesquelles on le fait. Intuitivement, on l’a compris, parce qu’on nous l’a dit, répété. Tu peux avoir une discussion avec quelqu’un de brillant, un musicien ou un réalisateur artistique, quelqu’un qui a développé un véritable esprit par rapport au processus de travail, et tu peux avoir ce moment charnière où tu comprends ce que vous étiez en train de faire et pourquoi. Je pense que les gens ont moins ce truc aujourd’hui parce que le succès de cette génération a, comment dire… Ils vendent l’information au prix fort, dans la transmission du savoir. Ça devient super précieux. Aujourd’hui, il n’est plus censé être partagé, il est censé être vendu, acheté et payé par quelqu’un d’autre.
Oui, c’est une approche bien différente…
Oui… Et une approche très préjudiciable aussi ! C’est quelque chose qui a causé beaucoup de tort à cette génération « post 2000 ». Ça les a mis à la dérive en quelque sorte. Donc, dans plein de domaines, je pense qu’on doit revenir en arrière et leur tendre la main à nouveau, tendre la main à tous ceux qui en valent vraiment la peine, et regarder ainsi ce qu’ils ont à offrir, les aider à exploiter et développer ça un peu plus.
Tout ça nous mène à la première question que je voulais te poser. Comment as-tu commencé ? Tu parlais de mentor tout à l’heure, est-ce que tu en as eu un ?
Eh bien… Je n’ai pas commencé avec un mentor. En fait, j’ai grandi dans une maison où il y avait tout le temps de la musique ; ma mère jouait du piano. Tout le monde aime la musique chez moi et je suis juste « tombé dedans », j’ai toujours été attiré par ça. Je pense que j’avais un truc pour ça et que tout s’est enchaîné à partir de là. J’ai rencontré des gens qui étaient de vrais mentors. Je ne pense pas que le terme était utilisé à l’époque et je ne crois pas qu’on recherchait ça non plus, mais c’était le genre de choses qui arrivait. Aujourd’hui il n’y a plus cette quête consciente, cette idée de trouver quelqu’un qui va pouvoir t’enseigner des choses, mais, pour ma part, j’ai rencontré des gens sur mon chemin qui m’ont offert des réflexions pertinentes, des compétences techniques, du savoir, ou simplement le fait de les voir travailler, de regarder comment ils faisaient leur truc et me retrouver complètement captivé par leur génie. Ça n’était pas un chemin étudié, une route toute tracée ; c’est juste que les choses se sont passées ainsi et qu’à plusieurs reprises, j’ai été extrêmement privilégié ; ou alors c’était mon destin, tout dépend de comment on veut voir les choses ! (Rires)
Tu as donc commencé avec le groupe Material, en jouant avec Bill Laswell et ensuite, en 1983, tu travailles avec Herbie Hancock sur son album Future Shock et notamment la célèbre chanson Rockit. À l’heure actuelle, cet album et cette chanson sont toujours considérés comme des pierres angulaires de la musique moderne. Comment t’es-tu retrouvé à travailler avec Herbie ? À l’époque, pensiez-vous être en train de créer quelque chose d’unique ?
En effet. Aucun d’entre nous n’était vraiment capable d’évaluer le genre d’impact que cela pourrait avoir, mais en revanche, on savait qu’on était en train de faire quelque chose d’incroyable, et un truc nous le faisait penser… Tu vois, quand tu fais quelque chose qui va être génial, tout le temps que tu passes à le faire, tu te sens comme « porté » par quelque chose d’autre, comme si tu t’élevais. Il y a un vrai sentiment d’enthousiasme, de positivité et d’euphorie qui te porte et t’inspire. Je veux dire, ça n’arrive pas tout le temps, mais quand c’est le cas et que ça dure, chaque fois que tu vas au studio pour bosser sur ce morceau de musique en particulier, tu sais que tu es au bon endroit. Après, tout ce qui arrive, toutes les choses qu’on a pu ajouter par la suite, n’ont fait que rendre vivant ce morceau de musique et ça l’a rendu encore plus incroyable. Tout le monde était content et ça nous a fait du bien.
Ensuite tu travailles avec les Red Hot Chili Peppers et plus tard, sur de grands albums de rock comme Superunknown de Soundgarden, Celebrity Skin de Hole… Comment fait-on la transition entre travailler avec Herbie Hancock et de tels artistes ? Comment est-ce arrivé pour toi ?
Hmm… Je ne sais pas ! (Rires) Pour moi, ce fut une évolution assez logique. La musique que nous faisions avec Material venait pas mal de… alors, pas du Rock, cette musique était plutôt influencée par le Jazz ou le Rhythm and Blues et bien après, le Hip-Hop… Il y a une connexion entre toutes ces musiques et c‘était le cas dans notre groupe. Je veux dire, le Rock est aussi un dérivé du Rhythm and Blues, lui-même dérivé de la musique africaine donc on suit tous le même chemin ! Je n’ai pas ressenti ça comme un changement ou quelque chose d’étrange, j’aime les différentes « couleurs tonales » de la musique Rock et c’était vraiment sympa d’expérimenter les sons de guitare avec de la distorsion et de travailler avec des groupes plus axés sur la guitare que sur les claviers !
C’est une autre énergie.
C’est un truc complètement différent ! Mais on parle toujours de couleurs tonales, de travailler avec un groupe, de construire un arrangement de chanson qui « coule » naturellement donc… Le résultat est censé être bon pour celui qui l’écoute à la fin. Tu ne sens nulle part la connexion se faire lorsque tu l’écoutes.
Tu as fait tous ces albums et j’ai lu par la suite que tu avais été embauché comme Vice-Président des Directeurs Artistiques chez Atlantic. Comparé au poste que tu occupes habituellement, à savoir réalisateur artistique en freelance, comment était ce job ? Était-ce une bonne expérience ?
En fait… Pas vraiment ! (Rires) Pour moi, c’était un peu une position « de pantin », ça n’était pas réel, je n’avais pas le pouvoir de signer un artiste par exemple. Je me suis retrouvé à travailler avec Atlantic parce que je pensais que ma présence pouvait faire la différence et que je pouvais les aider un peu plus dans le développement d’artistes, chose dont ce label — et d’autres — manquait cruellement. Ils n’avaient pas de développement « à l’ancienne », ils étaient à la recherche d’artistes déjà « formés » et avec eux ils étaient du genre : « OK, peu importe ce qu’ils font, on va juste exploiter ça à fond et faire un disque avec ! » au lieu de prendre un artiste et de se dire : « OK, c’est quelque chose qui a du potentiel, comment peut-on exploiter le potentiel de cet artiste ? ». Je trouve qu’ils manquaient de ce genre d’initiative. Et je pense que c’est toujours le cas pour les labels de major aujourd’hui. De toute façon, ils ne font plus de disques comme ça aujourd’hui donc… c’est une sorte de voie sans issue pour eux. Mais c’était mon intention première pour aller travailler chez Atlantic. J’ai même refusé un poste bien mieux payé dans une autre maison de disques pour faire ça parce que je pensais qu’il y avait un réel potentiel pour faire quelque chose d’utile, mais en réalité, ils me voulaient là pour attirer des artistes, les artistes de Rock et m’enfermer là en leur disant : « Oh vous savez, on a ce gars qui travaille avec nous ! » La relation avec eux était totalement… sans fondement, à aucun niveau. Leur département de DA était complètement segmenté, très sclérosé, comme s’ils n’avaient aucune interaction les uns avec les autres. Ils étaient tous en compétition les uns avec les autres et ce n’était pas un super environnement.
Mais cela reste une expérience…
Oui ! Et attention je ne dis pas que si je devais le refaire, je changerais tout ça. Parce qu’au fond ça m’a mené là où j’en suis aujourd’hui et c’est très bien !
OK donc passons au versant un peu plus technique si tu veux bien. Avant toute chose, je voudrais que tu nous parles de tes méthodes de production et tes différents processus. Disons que je suis dans un groupe qui veut travailler avec toi. Comment commences-tu ton travail avec le groupe ?
Eh bien j’ai déjà pas mal écrit sur le sujet donc cette partie est déjà pas mal établie. Le point de départ d’un projet est vraiment d’analyser la musique avec laquelle je vais travailler, rentrer dedans et avoir connaissance de ce sur quoi je vais travailler. Je dois pouvoir disséquer, analyser et voir où ça ne fonctionne pas ; c’est beaucoup plus important que de voir où ça fonctionne déjà. À vrai dire, si je suis d’accord pour travailler avec l’artiste, j’ai déjà défini qu’il y a un truc qui marche. Le véritable enjeu est de déterminer ce qui ne fonctionne pas et comment faire pour que ce truc marche d’une façon qui reste « organique » pour la musique de l’artiste ; ne pas ajouter des parties, des idées d’arrangement, ou des trucs comme ça, qui vont s’éloigner du son de l’artiste. Tout doit coller, il faut que cela fonctionne comme un tout. Dans beaucoup de cas, tu peux avoir un morceau de musique qui possède plein de super parties, mais qui ne marche pas parce que les parties en question — une fois qu’elles sont ensemble — font qu’un truc se passe (ou ne se passe pas, NDA…) et d’un seul coup, il n’y a plus de cohérence et ce qui faisait que ces super parties sonnaient super bien toutes seules, sonnent comme de la m*** dans un autre contexte avec d’autres parties. Donc tout cela doit être analysé, les mélodies, les harmonies…
Tu aimes donc passer du temps avec le groupe, aller aux répétitions, aller les voir jouer live…
J’aime le faire, si j’en ai la possibilité ! Autrement, je travaille avec ce que j’ai, en termes de démos, et je détermine où j’ai le sentiment qu’une « rupture » opère et je pars de là. Je commence par implémenter des changements, en travaillant avec les artistes et je vois ce qu’ils veulent faire. Évidemment j’ai besoin de me mettre à leur place, de voir quel est leur processus de travail, comment ils voient les choses, en m’assurant qu’on soit tous OK avec leur conception de l’enregistrement, quelle qu’elle soit. Par exemple, si j’ai une idée, dans ma tête, sur la façon dont vont évoluer les choses, je veux être sûr que l’artiste ne reviendra pas dessus plus tard en se disant : « Qu’est-ce que c’est que ça ?! Je ne reconnais pas ce truc ! »
Tu t’assures donc que le concept de l’album soit à 100 % validé par tous les membres du groupe.
Oui enfin, le plus possible ! Ça m’est déjà arrivé de le faire et de voir l’artiste revenir à la fin et me dire : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ?! » Au moins, si j’établis une fondation avec laquelle je travaille et qui reste familière, je peux dire alors : « C’est exactement ce dont a parlé au début. Vous ne vous souvenez pas ? etc. » Et j’y vais étape par étape, parce que la plupart du temps les artistes peuvent être distraits, changer d’avis ou encore perdre leur concentration à faire ce qu’ils font et puis, d’un coup, être remis dans le processus et ne pas comprendre ce qu’ils sont en train d’écouter. C’est très difficile et délicat à la fois. Je veux donc construire la fondation la plus solide possible, sur laquelle ils vont bâtir le disque. Ensuite, après ça, viennent les répétitions, puis l’étape de pré-production, je dois m’assurer que l’interprétation soit bonne, que les tempos soient comme ils doivent être…
Vérifier les tonalités…
Oui, la tonalité des chansons est super importante. Je m’assure que tout soit à sa place.
Pendant ce processus de production, est-ce qu’il y a des choses — techniquement parlant — sur lesquelles tu portes beaucoup d’attention ?
Oui enfin, en général, je fais attention à tout ! Je veux que ça sonne bien, je veux que les interprétations soient les meilleures interprétations que l’artiste n’ait jamais faites… Idéalement, ce devrait être le meilleur en tous points, ce qui constitue un état de fait un peu commun et très subjectif. En même temps, si tu as décidé d’être le réalisateur artistique, tu dois avoir une idée de ce que cela signifie pour toi. Tu dois donc être capable de tenir tes promesses, tu dois être capable de fournir cela à l’artiste avec lequel tu travailles. Et si tu ne sais pas le faire, alors tu ne produis pas vraiment le disque ; tu es plus dans l’utilisation d’une fonctionnalité, tu es plus un ingénieur du son ou quelque chose comme ça. Ou comme un coach pour, disons, une équipe de basket !
Ce qui n’est pas pareil !
Ce n’est pas la même chose ! Il y a bien sûr un peu de coaching dans la réalisation artistique d’un disque, il peut y avoir beaucoup de psychologie même, mais, encore une fois, en tant que réalisateur artistique, mon avis est que tu dois avoir une vision très nette de ce que tu es en train de faire, comment tu veux faire un disque. C’est important de connaître quelques-uns des aspects techniques du processus. Et d’avoir en tête une vision très claire pour comprendre comment réaliser cela.
Est-ce qu’il y a des choses que tu fais systématiquement durant le processus d’enregistrement ? Comme, je ne sais pas, enregistrer les groupes en live, ou mettre 2 micros devant chaque source… ?
Hmmm… Pas vraiment. J’essaie de m’éloigner le plus possible de tout ce qui me peut me paraître coutumier, parce que je vais finir par en avoir marre. Je veux juste essayer de nouvelles choses, des choses que je n’ai jamais faites auparavant, parce que si tu ne fais qu’utiliser les mêmes outils, ce même truc-ci, ce même truc-là, ça devient vraiment ennuyeux au bout d’un moment… J’aime entendre les groupes jouer en live, enfin je devrais dire que j’aime la sensation que procure un groupe qui sait jouer live. Dans toute ma vie, je n’ai jamais travaillé avec un seul groupe qui savait vraiment jouer live en studio.… Nan, attends, peut-être un en fait ! (Rires) Tous les groupes avec lesquels j’ai travaillé n’arrivaient pas à jouer correctement live en studio. C’est un truc totalement différent ! On n’est plus dans les années 1950 où tu n’avais qu’un seul micro et tout le monde se plaçait comme si tu allais dans un club pour jouer tes chansons. Ce n’est plus comme ça aujourd’hui. Quand les gens font des disques avec ces petits amplis et ce genre de trucs, et qu’ils arrivent à avoir un son qui ressemble à celui d’un groupe qui joue live, c’est super, mais, bien souvent, ça n’est pas ce qui se passe ! Du moins, c’est mon expérience. J’ai envie d’entendre des instruments qui déplacent de grandes quantités d’air, je veux sentir l’électricité, l’effervescence ! Du coup, pour moi, ça ne marche pas de cette façon. Ça ne fonctionne pas pour moi avec le fait d’enregistrer live. Et même quand certains groupes jouent super bien live et que tu leur mets des casques sur la tête, ils n’écoutent pas de la même façon.
Complètement.
D’habitude il y a une certaine quantité « d’ambiance ». C’est difficile de prendre un groupe de rock à la base et de les faire enregistrer comme s’ils étaient un groupe de blues qui jouait dans un petit club du sud des États-Unis. On n’obtient pas les mêmes choses ! Je me dois de déterminer ce qui est le plus productif et de savoir si le fait de garder cet esprit « live » est plus intéressant que d’avoir un énorme son bien explosif. Et pour moi, à la fin, avoir ce son bien puissant — où tu as quand même l’impression que le groupe joue ensemble — c’est bien plus important. Ça prend peut-être un peu plus de temps, mais le résultat final est toujours meilleur. Superunknown, je pense, en est un bon exemple parce que tu n’écoutes pas l’album en te disant que chaque instrument a été enregistré séparément. Ça sonne comme un groupe qui joue ensemble.
Carrément ! Beau travail, bravo !
Hey… merci ! (Rires), Mais le truc c’est que, si tu sais ce que tu cherches, tu peux y arriver sans forcer la situation ni suivre une esthétique qui pourrait être complètement hors sujet par rapport à la chose que tu essaies de faire. Je veux dire, j’aime beaucoup quand les gens disent : « Oh je veux capturer ça live ! » OK, super, fais-le ! Si ça marche pour toi, très bien ! Mais est-ce que tu le fais parce que tu penses que c’est la meilleure façon de représenter le groupe ou tu le fais parce que tu essaies de suivre une esthétique erronée te laissant penser que tu es en train de faire un disque qui sonne à l’ancienne ou un truc comme ça ? Je ne peux pas supporter ça ! Comme je l’ai dit, j’aime quand ça joue live, mais j’aime les synthés, j’aime les séquenceurs…
Je peux le voir en effet ! (Michael a derrière lui un mur de synthétiseurs modulaires Moog d’époque, NDA)
Ouais, c’est vrai… (Rires) Ce sont des modulaires incroyables et personne n’a jamais réussi à en faire de meilleurs ! Aujourd’hui on a tellement d’outils à disposition pour faire de la musique et les gens reprochent aux outils de faire de la musique de m*** ! Ce ne sont pas les instruments qui font la musique de m***, ce sont les gens qui utilisent les outils qui font la musique de m*** !!! Si tu veux faire de la super musique avec ces outils, tu dois utiliser ton cerveau, et tu dois utiliser ton cœur aussi, tu dois prendre du recul et te dire : « Qu’est-ce que je peux faire d’unique avec tous ces outils ? Parce que j’en ai tellement aujourd’hui !! » Au lieu d’être envahi et de se plaindre… Ou se dire : « Tiens, avec cette chose-là je vais faire ce truc-là seulement et c’est ce à quoi il va me servir. Ou disons que je fais un disque de pop, ce qui veut dire que je vais faire les batteries en une seule passe, je les édite, je remplace avec des samples et je me dis que c’est ça une session de production ? On ne fait pas un album comme ça ! Tu peux utiliser des samples pour bien plus de choses que pour simplement cacher la misère et dissimuler une méthode de production hasardeuse. De la même façon, tu peux utiliser des synthés dans un titre de rock, de façons bien plus variées que l’utilisation qu’en font les gens aujourd’hui ! Il y a plein de trucs super cool !
C’est quelque chose que j’aime beaucoup dans Mechanical Animals par exemple. Il y a ce super mélange entre un groupe de rock avec des synthés, il y a de belles mélodies avec une énergie incroyable et une grande dynamique. Qu’as-tu fait, techniquement parlant, pour arriver à ce son bien propre à Marylin Manson ?
En fait, rien d’inhabituel… Quand tu en parles, je pense que tu l’identifies comme quelque chose de particulier techniquement parlant, mais, vraiment, c’est l’esthétique du disque ! J’avais envisagé ce disque comme un mariage unique entre musique rock et électronique. J’y faisais référence comme à un cyborg, mi-homme, mi-machine. Ils ont eu avant — et après — ces deux aspects dans leur musique, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’ils aient réussi ce genre de « mélange », d’un point de vue du son, propre à notre disque, et qu’aucun autre album n’a réussi à avoir. Parce qu’il a été pensé comme ça. Donc quand tu fais les choses intentionnellement et que tu as une vision pour quelque chose, si tu décides de dérouler le projet d’une certaine façon, tu détermines alors tous les outils dont tu as besoin pour arriver à ce résultat. Pour moi, c’était une combinaison de… C’était juste des combinaisons de sons qui marchaient bien ensemble ! Je n’ai rien fait d’insolite, mais il y a plein de petites choses subtiles, comme d’ajouter des traitements particuliers aux guitares ou aux basses. Les batteries ont été enregistrées de la même façon que d’habitude.
Tu veux dire, comme une prise de son « standard » ?
Oui, de la façon dont je le fais moi, ce qui ne veut pas dire que ce soit conventionnel chez les autres ! (Rires)
Tu peux nous en dire un peu plus ? (Rires)
Eh bien, j’aime utiliser pas mal de micros, j’aime avoir un son de batterie très sophistiqué, très raffiné, au lieu d’un son… non raffiné ?! (Rires) J’aime couvrir une grande partie du spectre, j’aime que l’instrument ait une belle présence, j’aime le côté instantané, j’aime le débit… Mais pour moi, si je sais que je vais devoir associer une batterie avec des guitares par exemple, et que je sais que certains éléments de la batterie vont « se battre » avec les guitares dans certaines gammes de fréquences, je dois définir cela en amont pour que la batterie puisse coller avec la guitare, pour que les deux puissent exister ensemble sans se « bouffer » l’un l’autre. Par exemple, les cymbales sont vraiment difficiles parce qu’elles peuvent « se perdre » dans les guitares, ou tu peux perdre tes guitares dans les cymbales si tu n’as pas correctement étudié la question. En conséquence, j’aime bien essayer et m’assurer que j’utilise des cymbales qui d’un point de vue sonore vont coller au reste ; le choix des cymbales est très important pour moi. Je fais très attention aux éléments de la batterie qui vont « s’infiltrer » dans cette gamme de fréquences, comme le charleston et la caisse claire également, et j’essaie du coup de régler la batterie en fonction des autres instruments. C’est propre à chaque projet ; enfin, c’est ce qui a le plus de sens pour moi.
Évidemment ! Mais alors quel est ce traitement particulier que tu as appliqué aux guitares et basses sur cet album en particulier ? (Mechanical Animals) Est-ce que tu t’en souviens ?
J’ai dit — et c’est la vérité ! – qu’il n’y avait pratiquement rien sur la plupart des guitares. Par exemple lorsque Twiggy a fait ses parties de guitares, c’était essentiellement une Les Paul dans un stack Marshall et voilà ! Oui peut-être deux ou trois micros par enceinte, un truc comme ça, rien de spécial, tu vois. Mais le choix du trajet du signal, le choix des préamplis micros, les micros que l’on a utilisés, le fait que je puisse me poser et faire la balance des sons de guitare les uns avec les autres, m’assurer que la phase soit bonne et que tout soit à sa place. Je pense avoir utilisé des traitements de synthés pour les guitares, mais je ne me souviens plus à quel moment ni sur quel instrument. Quand on fait les guitares de Zim Zum, c’était un peu plus compliqué parce qu’il ne sonnait pas du tout comme Twiggy donc on a dû passer un peu plus de temps à construire le son de guitare. Je veux dire, sa guitare sonnait super bien comparée à celle de Twiggy… Et c’est l’association de tous ces éléments aux sons electros qui fait le caractère unique de cet album, le fait que l’on ait utilisé des boîtes à rythmes sur certains titres, le fait que l’on ait utilisé des batteries ET des boîtes à rythmes sur d’autres, des batteries live ET des séquenceurs… Une fois de plus, les caractéristiques sonores des instruments font qu’ils peuvent coller aux éléments electros et aux guitares électriques. Ce n’est pas une méthode de filou, ça n’est pas le genre de situation où j’ai juste « fait ce que je fais d’habitude », en mettant des micros et en me disant : « Eh bien voilà ma batterie ! Et voici tel truc, et voilà la guitare ! », tu vois ce que je veux dire ? Non, tout avait été scrupuleusement pensé. On était plutôt du genre à prendre le temps d’écouter et de se dire : « OK, c’est ça ! » Pour moi, savoir d’instinct ce que va avoir comme résultat telle chaîne de signal fait partie du processus, du coup je peux me dire : « OK, je vais utiliser tel micro dans tel préampli et ça va passer par ça, je vais l’envoyer là-dedans et ça va ressembler à ça, ça sonner comme ça et c’est comme que ça part dans la bande ! »
Sachant cela, est-ce que tu as un équipement « spécial » (micros, préamplis, etc.) que tu aimes par-dessus tout, sans lequel tu ne pourrais travailler et que tu emmènes avec toi à chaque session ?
J’aime beaucoup tous les trucs de Neve au Germanium. Je les ai toujours aimés ; ils ont cette espèce de « saleté » dans le son qu’aucun autre préampli n’a. J’aime vraiment ça. Les 1057 — les vieux Neve d’origine, du début/de la moitié des années 60 — ils ont une réponse dans le bas du spectre incroyable, ils sonnent super épais et bien pêchus. Ils sonnent bien plus « sales » que les trucs au silicium des Neves plus récents, mais il sont bien plus puissants et m’ont l’air plus « focus », dans le sens où ils n’empiètent pas sur les autres types de signaux, d’un point de vue fréquentiel j’entends. La distorsion harmonique est bien nette évidemment, c’est la résultante des transistors au germanium, mais aussi des transformateurs derrière qui sont juste énormes ! Ils ont très très gros ! J’adore les 1058. Mes 1058… Je ne sais pas s’ils ont les transfos de sortie… (réfléchissant) A l’origine c’était le cas, ils avaient les mêmes transformateurs que les 1057 et ils sonnent foncièrement pareil. Les 1058 ont juste une topologie différente parce qu’ils ont un shelf fixe dans le grave et un dans l’aigu, et le filtre des médiums est un boost/cut à fréquence variable. Avec le 1057 tu as plus la main sur ça. Les 1058 que j’ai ne sonnent pas super sur les batteries, mais ils sont super sur les guitares et les basses. Je les aime beaucoup ; si je peux bosser avec, je suis très content !
Et les micros ?
Hum… ça varie pas mal. Je me dis que tu ne peux pas utiliser le même micro sur plusieurs chanteurs par exemple. J’ai tendance à préférer le ELAM 251 ; c’est le micro pour moi qui sonne le mieux, mais qui ne va pas du tout à certaines personnes ! C’est ainsi, la voix est instrument tellement unique et exceptionnel, il n’y a pas une façon de le capturer à la perfection. Donc si tu veux un super son de voix, eh bien il faut chercher un peu. Il y a tellement de super micros… Je me suis retrouvé à ne jurer que par certains micros sur un projet et, sur un autre, utiliser les mêmes micros et me dire : « Mais c’est épouvantable ! » Et ça sonne tellement mal que tu ne peux pas croire que ce soit le micro que tu avais choisi ! Le Neumann U47 FET sonne super bien sur une grosse caisse. Je dirais que le U47 FET et le (Shure) SM57 sont deux micros qui, à un moment ou à un autre, vont être utilisés sur un enregistrement que je réalise ; ils sont un peu inévitables ! Après, le reste est soumis à un examen minutieux. J’adore les micros Audio-Technica et j’essaie de les utiliser le plus possible ; j’adore ce qu’ils font ! Ça ne va peut-être pas toujours me donner ce que je veux — pareil avec les Royer, les 122 par exemple, super microphones, parfois il y a quelque chose de plus pratique —, mais ils me donnent toujours quelque chose que j’aime. Comme je l’ai dit auparavant, il y a tellement de super microphones ! Il y a quelques semaines, j’étais en train d’enregistrer des guitares chez quelqu’un, il a installé le SM57 et il avait ces deux micros… je ne sais plus, des Josephson ou un truc dans le genre, et ce microphone à ruban stéréo en mode Blumlein (le AEA R92, NDA). Et ils étaient plutôt loin de l’ampli — ce à quoi je ne suis pas habitué, parce que je n’aime pas quand il y a de la phase ou ce genre de choses — et j’étais du genre : « Oooh, je ne suis pas sûr de ça, je ne suis pas sûr de ce que tu vas obtenir avec ça ! » Et il m’a répondu : « Juste fais-moi confiance ! » Quand il a monté les faders, j’étais épaté. Ça sonnait super bien !!
Ça dépend, donc…
Oui, il y a toujours quelque chose de nouveau à essayer, quelque chose que tu n’as jamais encore entendu… Une des choses qui font que c’est plaisant c’est qu’il y a plein de façons différentes de régler un problème. Tu peux venir avec 2 ou 3 façons d’arriver à ce que tu veux, mais parfois, faire un choix basé sur quelque chose que tu n’as jamais essayé auparavant peut être beaucoup plus marrant que de rester sur des méthodes « testées et approuvées ». C’est juste épouvantable quand ce genre formule devient une habitude… Comme le dit le proverbe : « L’habitude engendre le mépris »…
Je suppose donc que tu n’aimes pas avoir des « recettes » ?
Je sais que je fais les choses d’une certaine façon, mais je suis préparé à ce qu’elles ne fonctionnent pas et, quand c’est le cas, je vais juste chercher le plan B à appliquer. C’est la chose la plus facile au monde, de mettre un SM57 devant un ampli guitare — tout le monde le fait, des gens l’ont déjà fait, et d’autres continuent de le faire — ça marche tout le temps. Mais tu sais quoi ? Ça n’est peut-être pas le son que tu cherches. Et si ce n’est pas ça, ce peut être une composante d’un son plus gros ou d’un son différent. Et tu te dois d’être prêt à opter pour un autre plan, surtout si ce que tu entends à travers les enceintes n’est pas ce que tu entends dans ta tête. Et tu as envie d’entendre ce que tu as en tête, au lieu de te dire « OK, c’est bon, peu importe ce que j’entends à travers les enceintes ».
OK ! Tout ça nous mène à la dernière partie de l’interview. Je voudrais parler du livre que tu as sorti dans le courant de l’année dernière, Unlocking Creativity. Première question, qui amènera certainement une longue réponse : pourquoi as-tu décidé d’écrire ce livre ? Qu’as-tu découvert au travers de l’écriture de cet ouvrage ?
Ah oui, pourquoi ??!! (Rires) Effectivement, j’ai réalisé qu’au fil du temps, tous les livres qui ont été écrits à propos de l’enregistrement n’ont jamais vraiment abordé l’aspect créatif, qu’ils sont plutôt portés sur la technique. Ma conception de la production musicale est qu’il y a bien un aspect technique à la chose, mais c’est bien plus que ça, c’est aussi un côté créatif, un aspect qui implique une dynamique interpersonnelle, des choses comme ça… J’ai réalisé que personne n’avait abordé le sujet, dans une large mesure. Mon intention de départ n’était pas d’écrire un livre pourtant, je voulais juste coucher sur le papier quelques-uns des « protocoles » avec lesquels j’ai travaillé, histoire de les conserver et de voir un peu à quoi ils ressembleraient sur le papier, parce que je commençais à penser à ça. Je me suis dit : « Wow, il y a tellement d’approches que j’utilise quand je travaille avec des artistes, est-ce que ça ne serait pas intéressant d’avoir une sorte de « base de connaissances » qui serait disponible et à laquelle on pourrait se référer ?
J’ai donc commencé à coucher quelques idées et après un petit temps j’avais déjà une bonne quantité d’informations et je me suis dit que ça allait devenir un bouquin. Je voulais le présenter aux gens parce que je trouve que l’évolution de la musique, l’évolution technologique de la musique et de l’enregistrement ont été dans l’ensemble un processus organique et quand les choses évoluent de manière organique, il n’y a que très peu de réflexion ou de philosophie qui s’applique. C’est rare qu’il y ait une prise de recul ou de distance pour regarder le processus et se dire : « Wow ! Qu’est-ce qu’il y avait derrière ça ?! » En soi, rien qu’avec ça, j’ai remarqué que ça fascinait les gens, qu’ils voulaient savoir ce qu’il y avait derrière un album ou un morceau connu. Les gens veulent savoir comment s’est construit le morceau. Ils me posent toujours les mêmes questions (désolé…, NDA) : « Quels micros as-tu utilisés ? Quels préamplis ? Quel type de compression ? À travers quelle console es-tu passé ? » au lieu de : « Pourquoi as-tu fait ça ? Quel était ton processus de réflexion ? Qu’est-ce qui t’a motivé à faire ce disque comme ça ? » Non pas : « Comment as-tu fait pour que l’album sonne comme ça ? », mais « Qu’est-ce qui t’a motivé pour que l’album sonne comme ça ? ».
Parce qu’un continuum a été rompu, je pense que la musique aujourd’hui est beaucoup plus destituée de sa source, de sa fonction émotionnelle, et c’est pourquoi les gens — plus que jamais ! – ont un problème avec ça aujourd’hui ! Je n’ai jamais vu une telle rupture dans la communauté musicale ou chez les auditeurs. La raison vient en partie de cela : il y a cette cassure et pour « reconstruire le lien », je pense qu’il va nous falloir, pour la première fois, opérer une véritable prise de conscience afin de comprendre le processus et ainsi expérimenter la musique à nouveau à un niveau de novice ; ce qui est un concept étrange. Mais si tu t’ouvres à cette possibilité, cela fait sens au fil du temps. Et je sens que c’est la seule façon de recréer ce moment. Pas de revenir en arrière sans arrêt et de faire des disques qui sonnent comme Neil Young, David Bowie ou les Beatles, ou ce genre de « vieux trucs ». (Mode second degré : ON – NDA) Je veux dire, c’est de la musique qui date maintenant, nom de Dieu ! OK, on en a assez ! On les a entendus tellement de fois et c’est une véritable tragédie de les voir partir, mais, à un moment… ils vont bien mourir ! Et il faut qu’il y ait du sang neuf maintenant, il doit y en avoir dans ce vaste monde et je pense que les réultats des ventes numériques le soulignent véritablement. Je n’ai pas envie de voir ces gens partir, mais en même temps, je pense que nous devons prendre de la distance avec ce sentiment de sécurité que nous avons gardé, en nous disant que le talent artistique était un dû, et d’arrêter de penser que la créativité et la liberté artistique sont des ressources qui n’ont pas de valeur intrinsèque, quelle qu’elle soit. Le fait que tu ne puisses pas mettre un prix sur une chose ne veut pas dire qu’elle n’a pas de valeur ! Et c’est un des problèmes auquel nous faisons face aujourd’hui, à force d’insister, de disserter sur « Combien l’Art est inutile aujourd’hui dans la société contemporaine », particulièrement dans la communauté technologique. Mais tu vois comment les gens réagissent à la mort de David Bowie. C’est un très bon indicateur pour nous dire que cette façon de penser est complètement idiote.
C’est une façon de penser qui est dépassée…
Pas vraiment ! Ça n’est pas encore le cas ! Tout ça est un défi. On ne peut passer notre temps à pleurer les pertes de tous ces gens incroyables. Il faut que ces départs nous inspirent et qu’on les laisse nous aider à trouver les mécanismes à l’intérieur de nous-mêmes afin de prendre la parole correctement, pour le reste du monde, et d’exprimer ce qu’on a à dire le plus parfaitement possible.
OK ! (Qu’est-ce qu’on peut bien dire après ça… ? NDA)
Si je prends 4 albums sur lesquels tu as travaillé, comme Future Shock, Superunknown, Celebrity Skin ou Untouchables, pourquoi as-tu fait en sorte que ces albums sonnent comme cela ?
Parce que je voulais que les artistes puissent exprimer — à leur plus haut niveau possible — ce qu’ils essayent de faire avec ces albums. Dans le cas d’Herbie Hancok, il était sur le point de se faire éjecter de chez Sony/Columbia. C’était sa seule chanson, principalement. Nous n’avions aucune intention de faire quelque chose qui puisse devenir un énorme hit, la situation s’est présentée ainsi. Sérendipité. Mais nous voulions affirmer quelque chose d’artistique. En fait, Herbie a juste improvisé avec le kick et le hurlement ! (Rires)
En ce qui concerne Superunknown, c’était une occasion en or de réaliser le meilleur album possible que le monde ait vu, avec ce groupe. Tout le monde savait que leur prochain album allait être énorme. Mais je savais aussi que, si je ne faisais pas tout ce qui était en mon pouvoir pour que le prochain album soit génial, ce serait comme jeter un caillou dans un océan ! Au lieu de balancer une comète, un astéroïde dans l’océan et détruire toute « l’humanité ! (Rires) J’ai fait les choses à ce niveau de réflexion. Je voulais m’assurer que ce soit l’affirmation la plus puissante. Je veux dire, je pense que c’est le dénominateur commun à toutes ces choses. Je cherche les faiblesses de l’artiste et essaie de les supprimer ; je cherche ses points forts et essaie de les renforcer au plus haut point. C’est le dénominateur commun que je vois entre tous les albums que j’ai pu faire : partir à la quête d’une vision et trouver des moyens d’amplifier les qualités d’un artiste.
OK ! Ma dernière question portera sur l’éducation. Quel genre de conseil pourrais-tu donner à un jeune ingénieur/réalisateur artistique, ou à quelqu’un qui souhaite le devenir ?
Trouve ta voix (voie ? “voice” dans le texte, NDA) Deviens ce que tu es censé être. Fais-toi confiance, fais ce que tu as à faire pour survivre, mais trouve ta voix. Apprends tout ce que tu peux apprendre concernant ton activité. Si tu es impliqué dans l’enregistrement musical, apprends à être un musicien, essaie d’en comprendre tous les aspects. Apprends à avoir un train d’avance sur les personnes avec lesquelles tu travailles et garde ton sens musical ; sois capable de suivre ta propre intuition, d’utiliser tes émotions comme des outils pour analyser la musique, au lieu d’utiliser ton intellect pour analyser la musique — ce qui ne te mènera nulle part. Si tu copies quelqu’un, fais-le pour de bonnes raisons, et sois le meilleur imitateur possible ! (Rires) L’imitation peut engendrer l’innovation, si elle est entre de bonnes mains !
Merci ! Encore une belle citation ici… (Rires)
Ouais… Je ne sais pas !! (Rires)
À LA BERNARD PIVOT — LES 5 QUESTIONS
Quel est ton meilleur souvenir d’enregistrement ?
Pffff, je ne peux pas répondre à cette question !… Il y en a eu tellement…
Si tu ne dois en garder qu’un seul ? Un qui te revient tout de suite…
OK, un qui me revient là : je suis l’île de Capri, sur la côte italienne et je bosse avec Aerosmith aux Capri Digital Studios — qui est l’un des endroits les plus magnifiques sur Terre — et je regarde. À ma droite, j’ai Joe Perry, debout, torse nu ! (Rires) Il est en train de jouer son solo de guitare… De l’autre côté, en face, il y a une fenêtre et à travers cette fenêtre tu peux voir l’île tout entière et, après ça, la mer Méditerranée. À ce moment précis, je me suis vraiment dit : “OK, ça peut difficilement aller mieux !” (Rires) Ça n’avait pas spécialement à voir avec la musique que nous étions en train de faire, qui n’avait rien de spectaculaire, mais c’était plutôt du genre : “Mon Dieu, nous y voilà, comment j’ai fait pour me retrouver là ?! C’est fantastique !” C’était juste un merveilleux moment très inspirant, j’ai vraiment aimé ça !
Ouais, j’imagine bien ! Quel est ton plus mauvais alors ? Ou alors la situation la plus difficile que tu aies pu vivre lors de la réalisation d’un album ?
Il y en a eu plein aussi ! Mais les plus difficiles sont généralement ceux où je me suis retrouvé à aller voir un musicien ou un interprète sur un projet et lui dire : “Tu n’y arrives pas”. C’est l’une des choses les plus pénibles pour moi. C’est désastreux parce que je vais heurter la sensibilité de quelqu’un, et probablement lui faire de la peine, mais en même temps ma mission est de faire en sorte que son projet soit aussi bon que possible. Je dois donc faire le choix entre bousculer la sensibilité des gens et risquer la médiocrité du disque, basé sur le fait que je ne voulais pas les blesser à un moment donné. À la fin, le choix est toujours de prendre la direction qui rendra l’enregistrement le meilleur possible, parce que c’est ce qui reste au final. La sensibilité des personnes peut être soignée au fil du temps, ils trouveront des moyens de “survivre”, mais l’enregistrement lui ne pourra pas être réparé, et si tu te colles ça sur le dos comme un fardeau “Oh j’ai peur de la confrontation, je ne veux pas heurter la sensibilité des gens, je vais faire en sorte que ça marche”, c’est déroutant.
Avec quel artiste voudrais-tu travailler et pour quelles raisons ?
Phew… Hahaha ! (Rires)… Je n’ai jamais choisi les projets de cette façon alors je ne saurais répondre… Je ne sais pas, Jimi Hendrix ! Parce qu’il était génial ! J’ai tendance à bosser avec des gens qui… à un moment, se retrouvent dans mon radar et il y a un truc dans la relation potentielle qui fait tilt ! Je peux difficilement l’expliquer mieux. Il y tellement de gens talentueux, tu vois…
Et quelqu’un toujours en vie ? Quelqu’un que tu aurais entendu à la radio, ou que tu aurais entendu en live, et avec qui tu voudrais travailler… ?
Je sèche là, désolé !
Tu es engagé pour travailler sur un projet sur une île déserte. Tu dois prendre 5 machines, 5 éléments de ton arsenal pour produire ce projet. Qu’est-ce que tu prends et pourquoi ?
Attends, est-ce que ça veut dire qu’il n’y a pas de studio sur cette île déserte, à part ce que j’amène ? Ou est-ce que ça veut dire qu’il y a déjà quelque chose sur place… ?
Non, non, il y a déjà de l’équipement sur place… ! (Rires), Mais tu dois emmener 5 éléments avec toi !
Aaaaah, ça dépend de ce qu’il y a sur place !! (malin, hein – NDA)
Très bonne réponse !…
J’ai toujours de bonnes réponses, hahaha ! (Rires) Ça dépend d’eux, je ne vais pas bosser en studio sur une île déserte si leur console est pourrie !! (Rires) Envoie-moi sur une autre île déserte, où il y a un bon studio d’enregistrement ! (Rires)
OK tu m’as eu, je me rends !
Hey… tu l’as cherché !! (Rires)
Dernière question enfin : est-ce que tu as un leitmotiv ou une citation, à propos de la musique, que tu aimes utiliser ?
Je ne sais pas… Les choses évoluent constamment… Et devraient être sans cesse en évolution… Je ne peux pas produire des citations à la demande ! (Rires) Allez, c’est bon, je t’en ai déjà donné quelques-unes, non ?
Oui, c’est vrai ! Merci Michael pour cette interview !
Merci à toi aussi !