Vernon Reid, le guitariste de Living colour, peut se targuer d’avoir affolé toute une génération de guitariste en s’imposant à la fin des années 80 comme une référence de la « fusion », comme il était coutume de dire à l’époque, soit un savant mélange de plusieurs genres musicaux.
Nous avons pu coincer ce talent unique dans sa loge quelques heures avant qu’il ne donne un concert dantesque avec Living Colour, et ce dans un contexte particulier : nous sommes le 8 novembre 2016, jour d’élection américaine, et le climat en coulisse est quelque peu tendu. Les membres du groupe sont alors nerveux, craignant ce qu’ils considèrent comme le pire (et qui finira par arriver comme chacun sait). Les voici donc en région parisienne en ce jour de vote, eux qui se produisaient également à Paris le lendemain de la victoire de Barack Obama huit ans plus tôt… Drôle de coïncidence !
Nous avons pu aborder avec Vernon les différents éléments composant son matos de tournée, son penchant pour les pédales synthétiseurs dédiées à la guitare, ainsi que les influences qui ont façonné son style singulier à la croisée du funk, du hard-rock, du jazz, du blues, et que savons-nous encore ! Ce fut également l’occasion d’évoquer la Black Rock Coalition, mouvement qu’il a fondé en 1985, alors révolté d’être regardé de travers, car il jouait du rock tout en étant noir.
Dans le sillage de la parution récente de l’EP Mixtapes, Living Colour sortira son prochain album Shade courant 2017.
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Bonjour Vernon. Tout d’abord, la première chose qui me saute aux yeux est cette guitare, différente de celle que tu avais la dernière fois que tu as joué à Paris. C’est ta nouvelle guitare ?
Oui, c’est une PRS S2 Vela Custom. C’est le prototype d’un modèle signature qui sera commercialisé l’année prochaine.
C’est une S2 Vela, mais on dirait que tu as modifié beaucoup de choses, n’est-ce pas ?
À la base ces guitares ont un chevalet fixe et je leur ai fait installer un Floyd Rose ainsi qu’un système Roland de 13 broches que je n’utilise pas sur cette tournée, car j’ai recours à un système sans fil.
Il s’agit d’un micro MIDI ?
Oui c’est un micro MIDI avec chaque corde assignée à un canal spécifique. C’est drôle, car la technologie évolue, et bien que Roland propose des modèles fonctionnant encore avec ce procédé, ils sortent également d’autres modèles qui n’y ont plus recours.
Tu peux donc te servir de ces modèles avec des micros magnétiques classiques ?
Oui tu le peux, par exemple avec le SY-300 que j’utilise. C’est une pédale synthétiseur polyphonique pour guitare, mais il n’y a pas besoin d’avoir un micro hexaphonique pour s’en servir. La technologie évolue, mais il y a des super micros comme le Fishman Triple Play qui est une avancée incroyable. Il assure une conversion Pitch-MIDI rapide tout en étant sans fil. C’est génial, car il s’agit d’un transmetteur et d’un récepteur sous la forme d’une clé USB. Je ne l’ai pas pris avec moi sur cette tournée, car tu ne peux jamais tout emmener. Si j’emmenais tout ce que j’ai, j’aurais besoin d’un avion supplémentaire !
J’utilise donc en ce moment le Roland VG-99, un multi-effets embarquant des modélisations d’amplis et de guitares que j’utilise depuis sa sortie en 2007. Je le connais par cœur et je suis parfaitement à l’aise dessus. Lorsque nous enregistrions notre nouvel album Shade, je me suis encore servi du VG-99, mais aussi du Kemper Profiler Amplifier, d’AmpliTube, de Positive Grid Bias, ainsi que de quelques pédales analogiques. Il y a un peu de tout ça sur ce nouvel album et, lorsque nous partirons en tournée l’année prochaine, j’utiliserai le Kemper combiné à d’autres choses.
Et continueras-tu d’utiliser tes amplis à lampes dans le même temps ?
Oui, car je ne suis pas encore prêt à me débarrasser des Mesa Boogie Dual Rectifier. J’ai énormément expérimenté avec diverses manières de sonner. J’ai sur mon pedalboard un M9 de Line 6 qui a été customisé par Jack Vaughn d’Atlanta. Il a fait quelques modifications assez cool. Il a rendu le son un peu plus pur et y a ajouté un bypass. J’ai quelques trucs qui ont été modifiés comme ça, mais le plus grand changement est ma guitare. J’utilise aussi le H9 et le PitchFactor d’Eventide.
Revenons sur ta guitare qui présente quelques changements. Auparavant, que ce soit avec tes Parker ou tes Hamer, tu avais une configuration de micros H/S/S (un micro double, deux micros simples)…
Celle-ci possède deux humbucker et j’aimerais en avoir une identique avec la configuration H/S/S. Mais cette nouvelle configuration est amusante pour moi, car cela me ramène au feeling d’une Les Paul en quelque sorte.
Tes micros sont-ils toujours actifs ?
Oui, ce sont des EMG. Un truc que j’aime vraiment sur cette guitare, c’est son manche à la forme en V radicale. J’utilise des profils en V depuis mon époque sur ESP, à mes débuts. D’ESP à Hamer à Parker jusqu’à PRS, j’ai toujours utilisé des manches en V.
Tu as donc fait rajouter un Floyd Rose…
Oui, et il a été complété par le travail d’Adam Reiver de FU Tone qui fournit des pièces détachées pour customiser les Floyd Rose. Il a un support bloquant épais en laiton qui améliore le sustain. Donc même le Floyd en lui-même a été légèrement modifié.
La partie la plus folle de ta guitare est sans doute tous ces sélecteurs et potards additionnels. Peux-tu en faire le tour ?
C’est pour le micro Roland. Il y a un sélecteur à trois positions qui fonctionne ainsi : en bas seuls les micros magnétiques sont activés, au milieu les deux types de micros sont mélangés et en haut seulement le micro MIDI (il y a également un sélecteur à trois positions standard pour les micros magnétiques, un volume pour chaque type de micro et un potard de tonalité).
Ces deux boutons servent à assigner des effets que l’on peut activer ou non. On peut s’en servir pour naviguer entre différents patchs, mais cela fonctionne seulement si l’on se sert du câble de 13 broches, ce qui n’est pas mon cas actuellement, et ce depuis longtemps. J’espère voir un jour l’arrivée d’un 13 broches sans fil pour utiliser le système Roland. Je pense que c’est faisable, mais je pense aussi que cela viendra de quelqu’un impliqué dans le marché des pièces détachées. Tout le monde ignore quelles seront les prochaines sorties de Roland. En général ils sortent quelque chose et après on se dit : « wow c’est cool ! ».
Récemment, ils ont sorti le GP-10 que je considère comme un appareil très réussi ! Mais je suis davantage habitué au VG-99 tout simplement, car je l’utilise depuis longtemps.
Quelles cordes utilises-tu ?
Je joue sur des D’Addario NYXL 11–49.
Et l’accordage ?
Cette guitare est en Mi standard et ma seconde en Drop D.
Revenons un peu sur ton pedalboard. On peut y voir plusieurs multi-effets comme le Boss GT1…
Oui c’est un petit multi-effets pour mon combo. J’utilise deux têtes en stéréo et un combo. J’utilise un mixeur passif de DOD (le DOD 240) qui peut dupliquer le signal. À la base il fonctionne avec quatre entrées mono et une sortie, mais on peut également l’utiliser dans l’autre sens en connectant un seul câble en entrée et multiplier le signal sur quatre sorties. Cela me permet d’envoyer le signal de la guitare vers différents appareils en parallèle, ce qui est très pratique.
La sortie du VG-99 se dirige donc vers le DOD et le signal des micros magnétiques de la guitare ressort d’une part vers le GT-1, d’autre part vers le SY-300 et aussi sur l’iPad dont je me sers pour quelques applications comme Flux qui a été développé par le grand Adrian Belew et qui produit des sons radicaux, étranges et cool ! Je me sers également d’Audiobus, d’AmpliTube, et des applications de Bias.
Ton signal est donc séparé en trois directions ?
Il repart vers quatre endroits en fait. Le VG-99 se dirige vers les deux Dual Rectifier, le GT-1 vers le combo, le SY-300 vers la DI et l’iPad vers la DI.
Tu utilises également quelques produits d’Eventide…
Le H9 est vraiment cool ! Il y a tellement d’algorithmes différents placés au sein d’une pédale si compacte. J’utilise également le PitchFactor qui est dédié au rôle d’harmonizer tandis que le H9 peut tout faire : de la modulation, de la réverbe, du delay.
Tu utilises d’ailleurs deux H9, n’est-ce pas ?
Oui, car il y en a un qui est relié au synthétiseur de guitare et l’autre au signal traditionnel de ma guitare. Il y a cette chanson DecaDance que nous n’avions pas jouée depuis un bail dans laquelle je balance des sons de synthétiseur mêlés au son distordu de la guitare, et ça fonctionne très bien. Il m’est plus facile de me servir de ce genre de choses dans un concert comme ce soir, car nous jouons plus longtemps que d’habitude. Sur cette tournée, nous assurons également la première partie d’Alter Bridge sur certaines dates pour des sets plus courts durant lesquels il n’y a pas de place pour les choses les plus étranges et extrêmes, car nous manquons de temps.
Parlons de tes amplis. On peut voir deux Mesa Boogie Dual Rectifier et deux baffles 4×12 » Mesa Boogie. Tu utilises ces deux têtes en même temps ou l’une est le backup de l’autre ?
Oh j’ai un backup quelque part, mais j’utilise ces deux têtes en même temps et je me sers du Fender Twin Reverb pour quelques petites choses avec le GT-1. J’utilisais d’ailleurs un multi-effets Zoom auparavant qui était très bien aussi.
Tes sons clairs proviennent-ils du Fender tandis que tes sons saturés viennent des Mesa Boogie ?
C’est à peu près ça, même si j’aime varier entre les deux. J’ai de la saturation qui vient d’autres endroits dans ma chaîne… ça peut venir de partout !
Parlons maintenant de ce qu’il y a de plus important : ton cerveau et tes doigts !
J’essaie de suivre ce que je trouve intéressant et pertinent, mais au bout du compte tout dépend de ton jeu de guitare et ta façon d’écrire. Ce à quoi ton cerveau est ouvert et la connaissance de tes capacités.
Tu es un guitariste unique et il serait intéressant de savoir comment tu as effectué tes premiers pas et si au cours de ton parcours tu as senti à un moment donné que tu commençais à sonner de manière unique.
La chose qui m’a toujours attiré dans la guitare est justement l’unicité. C’est ce que j’ai toujours aimé chez mes guitaristes favoris, qu’ils soient connus ou au contraire d’excellents inconnus. La chose qui m’a toujours frappé chez les guitaristes qui m’ont influencé est qu’ils sont tous des personnes uniques. Le premier qui m’a attiré vers la guitare est Carlos Santana. Puis j’ai écouté Jimi Hendrix, Eric Clapton, Jimmy Page, B.B King et Jan Akkerman. Puis il y a eu aussi des gars de mon quartier comme Arthur Rhames qui a changé ma vie. Larry Marsden aussi qui vient de Flatbush (quartier de Brooklyn) et qui est un très bon guitariste.
Il y a tellement de gens que j’ai rencontrés et d’autres que j’ai simplement écoutés dont j’ai adoré l’approche. J’ai toujours considéré que ce qui rendait toutes ces différentes personnes spéciales est le fait qu’elles faisaient leur propre truc. Même si l’on parle de genres musicaux traditionnels, prenons quelque chose comme le métal qui, aussi bizarre que cela puisse paraitre, est devenu un genre traditionnel, car le métal est là depuis… ça dépend en fait de quand l’on en date le début et ça fait souvent débat.
Depuis le premier album de Blue Cheer peut-être ?
Oui, on pourrait dire que Summertime Blues en est le début. Cela pourrait aussi être Born To Be Wild, Iron Man ou Black Dog. Quel que soit l’endroit d’où le genre est né, il y a eu ensuite cette prolifération de guitaristes dans le hard rock et le heavy métal et certains sont devenus des références comme Eddie Van Halen qui me vient évidemment tout de suite à l’esprit. Il y a aussi Tony Iommi qui a donné le ton pour tout le monde. Puis tu peux penser à des gens comme Tommy Bolin de James Gang. C’est un guitariste qui a compté pour moi, car il venait du hard rock, mais il a également joué sur Spectrum de Billy Cobham. Et bien sûr Billy Cobham jouait aussi dans Mahavishnu Orchestra avec John McLaughlin, une influence énorme sur moi. McLaughlin a joué avec Miles Davis qui a également joué avec Pete Cosey. Je pense à Ernie Isley qui a hébergé Jimi Hendrix pendant un moment et l’a fait jouer avec son groupe The Isley Brothers, ce qui a eu un impact majeur sur le reste de leur carrière. Je pense aussi à Parliament et Funkadelic avec Eddie Hazel. Le premier album que j’ai acheté fut Cosmic Slop, et le premier concert auquel j’ai assisté fut celui de Parliament/Funkadelic avec Eddie Hazel à la guitare. Je me souviens du titre Maggot Brain avec ce long solo de guitare au Madison Square Garden. J’ai été influencé par toutes ces différentes personnes et ces différents styles.
Le fait d’avoir quelque chose à dire est le lien principal entre tout ça. Les gens s’intéressent à qui est le meilleur et qui est le moins bon. Personnellement ce qui me touche le plus est lorsque je sens qu’un musicien fait ce qu’il a à faire, sans se soucier si les gens vont apprécier ou non. Ensuite, j’aime lorsque la personne joue de manière totalement dévouée et impliquée sur son instrument. Je me souviens lorsque j’ai entendu Get Down Tonight de KC And The Sunshine Band, il y a cet excellent solo de guitare avec ce son qui ferait penser à de la Whammy, mais c’était bien avant l’arrivée de ces pédales. Le solo a probablement dû être enregistré sur bande et ils ont ensuite sans doute ralenti la vitesse de cette bande et le résultat est incroyable. Omar Mesa me revient aussi en tête, peu de gens le connaissent, mais il jouait dans le groupe Mandrill. Il fait partie des tout premiers très bons guitaristes que j’ai écoutés sur album.
Tous ces gens différents, qu’ils soient connus ou non, qu’ils s’appellent Alan Holdsworth, Shawn Lane, Amos Garrett ou Mike Compton et qui viennent tous d’environnements différents jouent de leur guitare comme si leur vie en dépendait. J’aime quand tu peux sentir que les gars jouent leur guitare pour de bon et qu’ils ne le font pas à moitié.
Avant de conclure, nous voulions que tu nous touches un mot du collectif Black Rock Coalition que tu as fondé il y a une trentaine d’années. Quoi de neuf de ce côté, et est-ce que ses objectifs ont changé depuis ses débuts ?
C’est toujours actif. C’est une femme qui en est la présidente, Laronda Davis, depuis pas mal d’années. L’idée de base était d’ouvrir un débat sur ce qu’il était possible de faire en musique lorsque tu es noir, et également de parler de la manifestation du racisme au sein de l’industrie du disque. Il n’y aurait pas d’industrie du disque sans la musique des Afro-Américains. C’est le label Race Records qui a tout commencé. Nous avions le sentiment que des limites étaient données quant au style de musique que les noirs avaient le droit de jouer. Cela venait de tous les acteurs, que ce soit la radio, les salles de concert ou les maisons de disques.
Aujourd’hui, c’est très différent grâce à l’évolution de la technologie qui a relégué certaines choses aux oubliettes, mais le combat continue. Aujourd’hui, l’important c’est la communauté. Si tu travailles seul dans ton coin, tu ne sais pas ce que d’autres autour de toi sont en train de faire. Une part importante de notre travail est de mettre les gens en relation. Ça a donc évolué et changé au fil du temps. C’est intéressant, car il y a eu des organisations comme Afropunk depuis et ça marche bien pour eux dans leurs diverses organisations d’évènements et de concerts, et je dirais que la Black Rock Coalition a fait partie de ce qui a permis à des mouvements comme Afropunk de voir le jour. Tout cela signifie que le débat est toujours d’actualité, et plus des gens s’impliquent dans ce débat, mieux c’est. Je pense qu’il y a besoin d’un lien réel entre l’art et la situation sociale. C’est très important, plus particulièrement avec ce qu’il se passe avec la violence policière et les armes à feu. Nous avons récemment sorti un EP avec la reprise de Biggie Smalls (Notorious B.I.G), Who Shot Ya ? que nous allons jouer ce soir. Y figure également une version avec différents rappeurs et différents remixes qui fonctionnent bien. Nos invités sont Prodigal Sunn, Chuck D de Public Enemy, Black Thought de The Roots, Pharoahe Monch, Divine Styler et Niro Barnes. Il y a plein d’invités différents.