Suite de notre série sur les pianos virtuels avec le résultat d’une triple collaboration entre un éditeur, Native Instruments, un autre éditeur, Scarbee et une artiste, Alicia Keys.
On l’a constaté dans de précédents tests, la catégorie d’instruments virtuels ayant le plus profité de la puissance des ordinateurs récents est celle des pianos virtuels. De la modélisation à l’échantillonnage, les éditeurs proposent des instruments de plus en plus réalistes. Mais, il est bien difficile de s’y retrouver dans le nombre de pianos actuellement disponibles chez la quasi-totalité des éditeurs, de l’Ivory II au VSL Imperial, en passant par les East West QL Pianos, Galaxy Steinway de Best Service, Kawai Ex-Pro ou Old Black Grand d’AcousticsampleS, Braunschweig ou Hohner d’Imperfect Samples, Pianoteq de Modarrt, The Grand de Steinberg, les pianos Native dérivés d’Akoustik Piano, le Eighty Eight de Sonivox, les instruments d’Edition Burmann, ceux de PMI, l’Extended Piano de Soniccouture, les Granny Piano, Bowed Grand Piano, Plucked Grand Piano, Emotional Piano et Montclarion Hall Piano de Tonehammer, etc.
On continue donc à passer en revue les (plus ou moins) récentes sorties avec une collaboration qui a, a priori, beaucoup d’atouts de son côté. D’abord, côté savoir-faire et technologique, Native Instruments, dont le Kontakt s’impose réellement comme Le sampleur incontournable de ces dernières années, et Scarbee, qui a commencé par produire d’incroyables basses échantillonnées, puis de tout aussi incroyables pianos électriques et claviers électro-acoustiques (Rhodes, Wurlitzer, Clavinet). Scarbee qui a depuis cédé (sous quelle forme, je n’en sais trop rien) ses bibliothèques à Native. Et du côté artistique, une tendance que l’éditeur allemand semble vouloir développer puisque déjà Tim Exile, Richard Z. Krupse de Rammstein ou George Duke ont collaboré sur des produits portant leur nom (avec plus ou moins de bonheur), Alicia Keys qui, que l’on apprécie sa musique ou pas, est une excellente pianiste. Sa volonté de pouvoir “emmener” partout avec elle le son de son Yamaha fétiche (un C3 Neo personnalisé) a donc conduit la chanteuse à se mettre au clavier, l’enregistrement étant sous la supervision de son ingé-son habituelle, Ann Mincieli. Voyons (et écoutons) ce qui se cache sous cet instrument.
Introducing Alicia’s Keys
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L’instrument se présente sous la forme d’une bibliothèque d’échantillons pour Kontakt 4 et/ou le Kontakt 4 Player (bonne nouvelle), et est constituée d’à peu près 3000 samples compressés avec le codec maison en 6,9 Go (qui seraient équivalents à 17 Go non compressés). Rappelons que Kontakt 4 n’est plus compatible avec les Mac PPC, et qu’il faut donc de l’Intel, sans quoi, pas d’Alicia. La bonne nouvelle étant que plug-in et standalone sont compatibles nativement 64 bits. On ne dispose que d’un seul programme, Alicias Keys (Alicias Keys 1.2 après mise à jour).
Un petit coup d’œil dans les Mapping et Group Editor nous renseigne sur la programmation et l’utilisation des échantillons, où l’on voit qu’il n’y a pas moins de 46 groupes, entre les Pedal Up, Pedal Down, Release, FX, Sym Res (on y reviendra), etc. pour 12 layers de vélocité. Les notes ne sont pas bouclées, et les durées de résonance sont très longues…
L’interface aux nuances roses (un peu facile, non ?) est sobre et renvoie à un menu déroulant, Presets et un onglet Settings, permettant d’accéder à six autres onglets dans l’interface.
Question de point de vue
Les créateurs se sont aussi adjoints les services d’Ernest Cholakis, pas vraiment un débutant dans le domaine de l’échantillonnage et de la perception du son, afin de prendre en charge tout ce qui concerne les réponses impulsionnelles (IR) pour la réverbe à convolution intégrée.
Le menu déroulant permet d’accéder à des presets de mise en espace du piano, dans lesquels on trouve les plus ou moins classiques studio, auditorium et hall, de différentes tailles. Et, attention intéressante, on peut choisir ses espaces non plus du point de vue du musicien, mais de celui du spectateur, fonction suffisamment rare pour être saluée. Car il ne s’agit pas seulement de l’option habituelle aigus à droite-musicien, aigus à gauche-public, mais bien d’une “immersion” différente dans le son global de l’instrument ET de l’espace dans lequel il est placé.
Voici deux exemples illustrant les deux faces d’un même preset, point de vue musicien d’abord, point de vue audience ensuite.
Sans être aussi étonnantes que certaines impulsions de restitution spatiale proposées avec l’Altiverb, par exemple, ces IR permettent de travailler sur le son de manière intéressante, d’autant que l’on dispose de plusieurs réglages à cet effet (voir plus bas).
À sa main
Tous ces réglages sont accessibles via l’onglet Settings, muni de sous-onglets. Le premier est Room, qui offre d’abord une réverbe algorithmique, basique (un réglage Amount, un autre Size), à laquelle on préférera une réverbe externe dans le cadre de l’utilisation en plug-in dans un DAW. Puis on continue avec la réverbe à convolution de Kontakt, offrant les trois IR utilisées dans les Presets (Hall, Auditorium et Studio), et deux réglages Amount et Size. Indissociable de cette réverbe dans la conception de l’instrument, la troisième section, Stereo Image, offre un réglage de largeur (Spread) qui va de l’image mono à une image stéréo très large (trop, on se retrouve en hors phase) et un menu Position (Artist ou Audience).
L’onglet Keys est un des plus importants de l’instrument, car il conditionne des paramètres essentiels comme la réponse à la vélocité (10 courbes au choix), Finger Attack, qui permet de décaler le son de l’attaque, afin d’avoir au choix une attaque très rapide ou plus lente avec plus de bruit. Le résultat est, disons, très subtil… Key Release permet d’ajuster la durée de la note après relâchement, ce qui peut s’avérer utile. Ce paramètre est à associer étroitement avec le suivant, Self Masking/Repetition, qui règle la vitesse à laquelle une note disparaît quand cette même note est rejouée à une vélocité supérieure (afin de ne pas avoir de résonances irréalistes…). Trois modes sont disponibles, ainsi qu’un temps de fade.
Différentes expérimentations seront nécessaires suivant le style ou le son désiré, sachant que ces réglages ne corrigeront hélas pas ce qui est à mes yeux le gros défaut (le seul ?) de Alicia’s Keys, les remontées trop fortes dans les graves. Qui ont pourtant été corrigées depuis la première version. L’exemple suivant fait entendre à diverses vélocités ce comportement très particulier, plutôt gênant, version 1 d’abord, version 1.2 ensuite.
L’occasion aussi de noter quelques résonances métalliques par-ci, par-là, remarquées en jeu note à note, mais qui se fondent très bien dans l’ensemble quand on joue normalement. Et puis, quelques imperfections aident aussi à la véracité…
À son pied
Autre onglet, Pedal, avec le choix du contrôleur assigné à la pédale de sustain, ainsi que celui pour la pédale de Sustenuto, merci Scarbee (il y a encore peu, ce type de pédale n’était pas forcément disponible dans les bibliothèques d’échantillons).
Bonne surprise aussi que cette fonction dénommée Half Pedaling, qui permet une fois activée de simuler le jeu en demie-pédale ou en trémolo de pédale, grâce à un procédé à base de réponses impulsionnelles (IR, impossible d’en savoir plus sur la technique mise en œuvre). Il faut bien entendu disposer d’une pédale de sustain qui envoie des valeurs continues ; à défaut, une pédale de volume fera l’affaire, en modifiant son numéro de CC dans votre DAW ou en l’assignant dans Kontakt même via le slider prévu à cet effet. Voici un bref exemple de l’effet obtenu.
On restera néanmoins prudent dans son utilisation, afin d’éviter un effet d’arrivée soudaine de tenue peu réaliste, notamment quand on presse la pédale après avoir plaqué un accord, ce problème ne se posant pas lors de l’utilisation de la pédale de sustain sans la fonction Half Pedaling. C’est une des limites de la simulation via IR plutôt que par modélisation.
Résonances et bruits
Tout piano virtuel qui se respecte offre maintenant une reproduction de la résonance sympathique, et Alicia’s Keys n’y échappe pas, étant le prédécesseur de Ivory II dans ce domaine (test ici), même si testé après (parfois la chronologie suit son propre chemin…).
L’onglet Resonance présente un bouton d’activation, un rotatif de volume des sons produits, deux sliders permettant de définir le nombre d’intervalles déclenchés en jouant des notes ou en utilisant la pédale de sustain, un rotatif pour le nombre de voix (de 0 à 200, prévoir machine puissante pour ce dernier) et le fort bienvenu (car assez rare aussi) bouton Allow Silent Key Strokes, qui autorise le jeu de notes ou d’accords silencieux que l’on fait résonner en jouant d’autres notes, marquées, elles, une technique utilisée dans la musique contemporaine.
L’exemple suivant fait d’ailleurs entendre la résonance provoquée par des notes jouées staccato (pas de sustain du tout), tandis qu’un accord de la mineur 9 (la1, la2, mi3, sol3, si3) a été joué silencieusement et maintenu sur toute la durée.
Une fonction réussie, utilisant apparemment des échantillons (vu le nombre de layers sym res…), avec un beau boulot de Script (Kontakt a vraiment offert avec ces possibilités de script de nombreuses voies, de nombreuses solutions à des problématiques qui semblaient jusque-là insurmontables).
Dans cet exemple, on entendra d’abord le phrasé sans la résonance, puis avec (réglage Voices sur 200).
On termine avec l’onglet Noise, permettant de régler les bruits mécaniques des touches, de la pédale, ainsi que le souffle produit par les micros… Si cette dernière fonction est un peu anecdotique, les deux autres permettront de donner une présence supplémentaire à l’instrument.
Pour finir, voici trois exemples utilisés lors des tests d’Ivory II et des pianos Tonehammer, à titre de comparaison. Il faut néanmoins prendre en compte le fait qu’ils ont été joués en fonction de la réponse de ces pianos, et auraient, pour une partie, certainement été joués en prenant en compte les spécificités propres à Alicia’s Keys, qui réagit (et c’est normal) différemment.
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Bilan
Si Ivory II peut prétendre répondre à tous les besoins en termes de classique et jazz, si les pianos Tonehammer semblent les outils parfaits pour la musique à l’image, Alicia’s Keys, lui, peut être vu comme le piano pop et rock idéal (tout comme pour certains domaines jazz et fusion) : dynamique, clair, avec une réelle personnalité et une attaque très particulière.
Au rayon des qualités, beaucoup de choses à commencer par le son, de très bonne qualité, un enregistrement sans reproche, mais pas stérile ni clinique, et doté d’une jolie rondeur en plus de son attaque très franche. Les différents scripts de half-pedaling, de résonance, les bruits divers et réglables (beaux bruits mécaniques, boisés), les IR restituent aussi ce qu’on attend d’un piano virtuel récent. La consommation CPU reste raisonnable, et le prix l’est tout autant.
Au rayon des reproches, on notera quelques résonances métalliques qui peuvent être gênantes lors d’un jeu très percussif. Et surtout ces octaves basses et leur retour de son assez perturbant. Il faut aussi surveiller la simulation de half-pedaling, sous peine d’avoir des arrivées de tenue intempestive. Enfin, un bruit résiduel quasi inaudible prolonge inutilement la durée et donc le nombre de voix actives, et donc la charge CPU.
En faisant le tour des différents éditeurs, on ne dispose pas encore d’un piano polyvalent, capable de répondre à toutes les situations, et Alicia’s Keys ne revendique pas cet état non plus. En même temps, est-ce réellement un mal ? Ne devrions-nous pas plutôt nous réjouir, même si le porte-feuilles peut être amené à en souffrir (c’est aussi tout relatif…), d’avoir depuis quelque temps autant de solutions à portée de mains, de pouvoir offrir autant de palettes sonores différentes à nos compositions ?