On ne l' attendait pas forcément sur ce terrain et voici que Spectrasonics débarque avec Keyscape, un instrument virtuel dédié à sa majesté aux touches noires et blanches, dans sa version électrique comme acoustique.
Spectrasonics, un nom qui résonne toujours comme la promesse de grosses banques et de gros son. Après Trillian, l’énorme banque de samples dédiée à la basse sous toutes ses formes, et Omnisphere, le synthé/sampleur virtuel de tous les superlatifs, voici donc Keyscape. Cette fois-ci, l’éditeur vise l’exhaustivité et l’excellence sonore dans le domaine des instruments à clavier, du toy piano au Celesta en passant bien entendu par le piano à queue de concert, différents modèles de pianos électriques et autres Clavinet, le tout au tarif plutôt alléchant de 349 € (399 $ sur le site de l’éditeur). Spectrasonics atteint-il ses objectifs ? Voyons cela sans plus attendre en vidéo, puis en bons vieux mots pour les amateurs de lecture :
La collec’sons divers
Tout d’abord, voici un petit rappel des instruments proposés : nous avons un Yamaha C7, deux modèles de pianos droits Wing, deux pianos électriques Rhodes dont le fameux Mark 1, un piano électrique Vintage Vibe, deux Wurlitzer dont le classique 200A, un CP-70, plusieurs pianets, un piano électrique produit en Allemagne de l’Est (Weltmeister Claviset), un Dulcitone, un Celesta, un carillon (Chimeatron), deux Clavinet, un clavicorde, un clavecin électrique, un Dolceola (sorte de citare équipée d’un clavier), six modèles de pianos jouets (oui, vous avez bien lu, six !), un harmonium (ou orgue à soufflet) électrique, quatre claviers réservés aux basses et enfin trois sonorités issues respectivement des stars numériques des années 80 qu’étaient les Roland MKS 20, MK 80 et JD 800, comme par hasard trois appareils au développement desquels le futur président de Spectrasonics Eric Persing a activement participé en tant que Sound Designer en chef. À cela s’ajoute enfin un certain nombre d’instruments « hybrides » composés de deux presets d’instruments issus de la liste ci-dessus.
Le plaisir…
Comme on peut le constater, la liste est assez impressionnante, d’autant que pour chacun de ces instruments, on dispose d’une bonne dizaine (voire une vingtaine) de presets particulièrement bien définis qui sonnent immédiatement. Effet « whaou » garanti en bien des occasions. De nombreux presets imposent instantanément une ambiance et s’avèrent ainsi particulièrement inspirants. Par leur qualité évocatrice, on comprendra que nombre d’entre eux trouveront naturellement leur place dans le travail du son à l’image, au risque peut-être parfois de tomber dans le pléonasme. Mais au-delà de la qualité du son en lui-même, ces instruments délivrent un plaisir de jeu assez intense. Au risque de paraître dithyrambique, je n’ai que très rarement éprouvé autant de plaisir à jouer sur des instruments virtuels qu’avec les instruments de cette collection-là. Voilà, c’est dit.
En tant que pianiste, j’ai notamment beaucoup apprécié le C7. L’excellente réactivité à la vélocité garantit de grandes possibilités d’expression. Cette réactivité est due en bonne partie au nombre de couches (layers) de samples employées dans la fabrication de cette banque. Spectrasonics n’a pas voulu trop entrer dans les détails (secrets de fabrication ?) quand je leur ai posé la question, mais ils m’ont tout de même répondu que certaines banques avaient nécessité jusqu’à 32 couches différentes. Et cela s’entend. Les articulations sont particulièrement bien reproduites, et naturellement, les intentions de jeu s’en trouvent d’autant mieux servies, l’expressivité se hissant à un niveau rarement atteint jusque-là. Mention spéciale également au Rhodes Mark 1 qui dépasse très largement celui de Scarbee pour Kontakt en matière de plaisir de jeu. Le son, comme celui de tous les instruments de Keyscape d’ailleurs, est énorme, remplissant tout le spectre, provoquant un ravissement en jeu solo qui nécessitera sans doute plus d’effort toutefois que le Scarbee à l’heure de devoir faire rentrer le monstre dans un mix.
Globalement, Keyscape est donc conçu autour de l’idée du plaisir immédiat, et l’on retrouve cette philosophie dans l’interface très simple proposée par le logiciel. Le browser permet de naviguer assez aisément entre les presets des différents instruments, qu’ils soient d’usine ou bien définis par l’utilisateur. Il dispose d’un moteur de recherche intégré, d’une fonction de pré-écoute ainsi que de la possibilité d’attribuer une note à chacun des presets. Ceux-ci proposent un lot de paramètres prédéfini que Spectrasonics a jugé les plus pertinents pour chaque instrument. Les réglages de ces paramètres se trouvent être également prévus pour être les plus simples possible. Il n’est ici nullement question de « se prendre la tête ».
…a un prix
Mais tout ceci ne s’obtient pas sans certaines contraintes, voire carrément certaines incohérences. Tout d’abord, le nombre important de couches de sampling entraîne forcément une inflation du poids des banques, avec tout ce que cela implique de prérequis en termes d’espace disque et de performances générales de la machine censée faire tourner le logiciel.
Dans le cas présent, une installation complète occupera plus de 70 Go sur votre disque dur. Sachez toutefois que vous aurez la possibilité de n’installer qu’une partie (prédéfinie) des instruments, pour ne plus occuper qu’un espace de 30 Go. Mais dans les deux cas, les instruments nécessiteront tout de même de bonnes capacités de streaming de la part de l’ordinateur hôte si l’on souhaite profiter de toutes leurs capacités expressives. Si l’on est un peu moins exigeant à ce niveau, Spectrasonics propose une option « thinning » dans tous ses presets qui permet d’« amaigrir » les banques en retirant des couches de samples. C’est certes dommage pour l’expressivité, mais certaines machines moins récentes en seront reconnaissantes.
A l’inverse, on peut aussi charger l’intégralité d’une banque en mémoire. Mais d’une part cela s’avère extrêmement long (plusieurs minutes), et d’autre part cela peut mettre en péril la stabilité de votre configuration si votre RAM n’offre pas une marge de manœuvre suffisante. Spectrasonics recommande 8 Go de mémoire au minimum et un Core 2 Duo à 2,2 GHz. Personnellement, avec cette quantité de RAM et un i5 quadricœur de l’année dernière, je me suis trouvé parfois un peu « juste ». À vous de voir, donc…
Ceci nous amène au point noir suivant, certainement lié à l’aspect très gourmand du logiciel dont nous venons de parler : le nombre de voix de polyphonie est limité à 64. Si cela peut sembler beaucoup, il ne faut pas oublier que cela n’inclut pas uniquement les notes que nous jouons, mais aussi celles que nous avons jouées et dont la résonance après relâchement n’est pas encore achevée. Avec l’emploi d’une pédale de sustain prolongeant encore la durée de la résonance, les 64 voies de polyphonie se verront rapidement atteintes lors de l’exécution de certains morceaux, notamment dans le répertoire classique. Oubliez Chopin, Scriabine et Rachmaninov. C’est très dommage, surtout compte tenu de la qualité du travail effectué sur le C7 de Yamaha.
Le tour du clavier ?
Et puisqu’on en parle, on regrettera d’ailleurs que cette collection ne comporte qu’un seul piano à queue. Quid de Steinway, Fazioli, Bösendorfer ? On pourra bien sûr se consoler de leur absence par la grande richesse de presets proposés pour le piano japonais, offrant un grand éventail de couleurs sonores, mais il n’empêche que ce choix, combiné à d’autres oublis, s’avère déroutant quand le nom du logiciel laissait entrevoir un panorama des instruments à clavier. Dans la série des absents, on notera ainsi les orgues acoustiques et électriques (surtout le Hammond, particulièrement incompréhensible lorsque l’on considère le reste de l’offre), ainsi que le clavecin acoustique, pas totalement remplacé par le clavicorde ou le clavecin électrique.
On regrettera également que l’on ne puisse pas librement associer les instruments entre eux, les presets d’instruments hybrides étant fixes. Qui plus est, le paramétrage entre eux se limitera au réglage de gain. En effet, aucune possibilité de morphing, de déclenchement en fonction de la vélocité, de la tessiture, ou même de répartition dans l’espace.
Gravé dans le marbre
Finissons par évoquer les divers effets utilisés dans les différents patches et qui s’avèrent dans l’ensemble plutôt efficaces même si l’utilisateur n’a aucunement la main sur leur choix et leur positionnement dans le trajet du signal : on ne dispose ainsi pas d’une section d’effets en tant que telle mais bien d’effets intégrés par les sound designers de Spectrasonics à même le patch, sans qu’aucun choix ne nous soit laissé. Si un preset propose ainsi un Flanger, mais pas de Tremolo, vous n’aurez d’autre possibilité que de trouver un preset qui propose le Tremolo, mais pas forcément le Flanger du coup. Combiner un flanger et une Wah sur un piano jouet ? Si personne n’y a pensé chez Spectra, vous n’aurez pas le loisir d’essayer cela vous même.
On se sent alors rapidement limité dès que l’on souhaite réellement sculpter le son, tandis qu’on déplore certains oublis assez incompréhensibles du point de vue de l’émulation, comme la gestion de l’ouverture du capot sur les pianos. Toutefois, en dehors de ce détail, le côté figé de Keyscape n’est pas une fatalité, car si le logiciel est parfaitement utilisable de manière autonome, il s’intègre, comme Trilian avant lui, à l’intérieur d’Omnisphere dont il vient grossir la base d’instruments. Et le jeu en vaut largement la chandelle…
Omnisphere chaudement recommandé
Le premier bénéfice que l’on découvre en utilisant Keyscape dans Omnisphere tient dans le gestionnaire de presets du logiciel, autrement plus évolué. Mais c’est surtout dans l’édition que l’on gagne le plus, une petite croix apparaissant sur chaque interface d’instrument et sur laquelle il suffit de cliquer pour retrouver les outils que l’on connait bien.
Grâce au vaisseau amiral de Spectrasonics, vous pourrez alors éditer chaque patch de Keyscape en profondeur, mais aussi les combiner grâce au système de multis nettement plus puissant que ce qui est proposé avec les patches hybrides. À vous donc le layering d’instruments les plus divers avec tous les splits de claviers ou de vélocités qui vous font plaisir, en usant et abusant des nombreuses sections d’effets que propose Omnisphere ! À vous encore le recours aux différents modules de synthèse du synthé ! Bref, si Keyscape seul contentera sans problème ceux qui cherchent un instrument prêt à jouer façon clavier de scène, ceux qui veulent aller plus loin auront tout intérêt, s’ils veulent agrandir le terrain de jeu du sound design, à investir dans Omnisphere s’ils ne le possèdent pas déjà. En l’absence de bundle chez Spectrasonics, la facture sera ainsi deux fois plus salée, mais ce n’est vraiment que dans ce contexte que Keyscape révélera tout son potentiel.
Conclusion
Spectrasonics propose avec Keyscape une banque de sons de claviers impressionnante à bien des égards, autant au niveau de ses mensurations que de la qualité audio délivrée, de l’inspiration qu’elle offre ou encore de l’expressivité qu’elle autorise. Vous aurez accès à un très grand plaisir de jeu… pour peu que vous disposiez d’une machine puissante. Cette nécessité vient en effet un peu ternir le rapport qualité/prix qui pourrait s’avérer très intéressant si l’on ne tenait pas compte du prix de l’ordinateur nécessaire pour faire fonctionner le logiciel au meilleur de ses capacités.
Si certaines absences parmi les instruments (un seul piano à queue, pas d’orgue ou de clavecin acoustique) sont un peu étonnantes dans un produit qui se veut exhaustif dans le domaine des instruments à clavier, si la limitation à 64 voies de polyphonie interdira malheureusement l’interprétation d’œuvres trop virtuoses, on soulignera enfin que seuls les possesseurs d’Omnisphere pourront accéder à toutes les possibilités de réglage.
Mais hors de ces quelques contraintes… quel bonheur !