Après un premier contrôleur à vent intégrant un synthé mono, la société nordiste Aodyo présente l’Anyma Phi, son premier module de synthèse, où la modélisation physique côtoie plein d’algorithmes originaux. Sortons des sentiers battus…
C’est à Villeneuve d’Ascq, tout près de Lille, que la société Aodyo a été créée en 2015. Son premier instrument est le Sylphyo, un contrôleur à souffle sans fil innovant, offrant une véritable colonne d’air, pour capter précisément le jeu du musicien, et un moteur de synthèse original, basé sur des calculs en temps réel et en particulier la modélisation physique, pour retranscrire au mieux son expressivité. Il équipe aujourd’hui de nombreux foyers, orchestres, conservatoires et écoles de musiques. L’ami Newjazz l’a testé ici dans nos colonnes.
Frappée de plein fouet par la crise sanitaire, l’entreprise a dû faire face à l’arrêt brutal de la demande de sa clientèle, essentiellement orientée spectacles vivants. C’est dans ce contexte que les co-fondateurs ont imaginé un synthé orienté studio entièrement éditable, l’Anyma Phi. Une première série a été vendue en financement participatif. S’étant ajustée face à la pénurie de composants, la société a alors décidé de lancer une deuxième série, cette fois commercialisée via un circuit classique de revendeurs, pour le moment en Europe et au Canada. L’Anyma Phi nouveau cru a été présenté au SynthFest 2022. Le boss, Laurent Pouillard, alias Hurolura sur Audiofanzine, nous a gentiment accueilli dans ses locaux et prêté un exemplaire de test équipé de la V1.0.0…
Anyma Phi zic
L’Anyma Phi est un petit module tout en métal (22,5 × 12 × 7 cm pour 900 g), doté de commandes restreintes : une matrice de 5 poussoirs x 4 encodeurs poussoirs, une touche Shift, un petit écran OLED graphique assisté d’un encodeur poussoir et de deux flèches de navigation, un potentiomètre de volume et des diodes multicolores, réglables par programme ou en fonction du mode d’édition. Ce minimalisme tranche avec le nombre astronomique de paramètres disponibles (jusqu’à 960 pour les programmes les plus complexes), tous accessibles depuis le module par encodage / pression / maintien / navigation / combinaisons de touches. Inutile de dire que ce n’est pas chose aisée, même si Aodyo a prévu deux niveaux d’édition depuis la machine : rapide via la matrice centrale ou en détail via des raccourcis et menus.
Parlons d’abord de la matrice : on a plusieurs lignes de 4 fonctions assignables à n’importe quel paramètre du programme (pas forcément les noms sérigraphiés, qui sont des repères symboliques du son) et modifiables avec les 4 encodeurs. En fait, il existe deux ensembles de réglages de la matrice par programme, avec la possibilité de passer de l’un à l’autre, soit à la main avec la fonction bien nommée « Morph », soit via une source de modulation (par exemple un CC Midi comme la molette). Cela permet de modifier rapidement le son, parfois même de manière drastique suivant les paramètres assignés. C’est en fait un super mode macroscopique pour éditer et jouer live. Pour les adeptes de la plongée dans les abysses, on peut zoomer sur les paramètres ou passer d’un module à l’autre en jouant avec les encodeurs poussoirs, mais il existe un éditeur PC/Mac gratuit fort bien conçu (cf. captures d’écran parmi les photos en bas de test), uniquement standalone. Le recours à cet éditeur est vraiment requis pour pouvoir programmer efficacement la machine. Il sera aussi de bon aloi de se plonger dans le manuel de 302 pages (hyper didactique, bravo !) pour appréhender l’ensemble des possibilités offertes et découvrir tous les modules fournis. L’Anyma Phi est un synthé pour sortir des sentiers battus et se perdre, pas un Juno.
Anyma Ch’ti
La construction est très soignée. Le synthé est produit localement en Pays Ch’ti (PCB, peuplement, boitier, sérigraphie, assemblage), c’est assez rare pour le signaler. Cela n’empêche pas l’Anyma Phi d’être proposé à un tarif tout à fait acceptable compte tenu de l’originalité et des fonctionnalités proposées. La connectique est vissée sur le panneau arrière : sorties stéréo ligne et casque (jacks 6,35 mm), entrée stéréo (jack 6,35 mm), entrée et sortie Midi DIN, prise USB A (pour connecter un clavier de commande), prise USB mini-B (Midi, programmes, OS mais pas d’audio, dommage), borne pour alimentation externe (fournie, 5V/1A/C+) et interrupteur secteur.
Point singulier, la machine intègre un capteur piézoélectrique interne, placé sous le logo, qui permet de déclencher le son en tapotant sur la façade lorsqu’aucune prise n’est reliée à l’entrée audio, c’est vraiment addictif, surtout avec des sons de percussions, la grande sensibilité du capteur le rendant dynamique (force de frappe, distance). Autre originalité, l’Anyma Phi reconnait les contrôleurs de souffle Midi (CC2 et 11) ; il les traduit en message d’expression pour contrôler le volume ou le niveau d’excitation lorsqu’on utilise un modèle physique. Si aucun contrôleur de souffle n’est détecté (par exemple quand on utilise un clavier de commande), l’enveloppe de vélocité est automatiquement substituée. Cela rend chaque programme compatible avec tout type de contrôleur sans besoin de reconfigurer, bien vu ! Toutes les fonctions pour sauvegarder, copier, coller, initialiser, randomiser, compacter les données et archiver les programmes sont prévues (mais pas pour comparer, tiens).
Qualité sonore
L’Anyma Phi renferme 200 programmes réinscriptibles, dont une bonne quarantaine préchargés d’usine. Cela peut paraître peu, mais ils sont variés, jouables et utiles, par exemple comme point de départ aux expérimentations, pour ceux qui craignent de partir d’une feuille blanche. On trouve des sons acoustiques modélisés (instruments à embouchure et à anche, cordes pincées et frottées, percussions) et des sons de synthèse (VA, FM, additive, formants de voix, bruits). Nous avons apprécié le réalisme des modèles à embouchure, cordes pincées et percussions, tout comme les sons synthétiques dans leur globalité. Certes ce n’est pas un synthé VA, ne serait-ce que par l’interface physique. Nous avons été moins convaincus par les moteurs à anches et cordes frottées, qui manquent de réalisme. L’Anyma Phi ne détrône pas le VL1m en la matière. Après, c’est sans doute aussi une question de jeu, un bon musicien doté d’un contrôleur de souffle saura en tirer un meilleur parti qu’un joueur de clavier.
Le synthé offre des sons variés, dynamiques et expressifs. Ils peuvent être doux, turbulents ou très claquants (il n’y a qu’à écouter les différents programmes basés sur des modèles de percussions pour s’en rendre compte). Nous sommes dans un registre numérique très propre, chirurgical, à large bande. Les niveaux de sortie ne sont pas très élevés, il faut pousser la table, c’est un peu ballot pour un synthé mono. On ne déplore aucun bruit de fond ou pollution, on apprécie que l’alimentation externe ait sa propre borne et ne passe pas par l’USB. De même, il n’y a pas d’aliasing excessif, il faut monter assez haut en fréquence ou tordre les tuyaux virtuels pour mettre en défaut le moteur audio, très soigné.
- Anyma Phi_1audio 01 Modular Party01:16
- Anyma Phi_1audio 02 Art Of Resonator01:19
- Anyma Phi_1audio 03 Jim’s Flute00:40
- Anyma Phi_1audio 04 Tropical Heat00:20
- Anyma Phi_1audio 05 Phatt Bass00:43
- Anyma Phi_1audio 06 Steel Wood01:19
- Anyma Phi_1audio 07 Deep Throat00:29
- Anyma Phi_1audio 08 Para Drawbars00:38
- Anyma Phi_1audio 09 Para SawSquare00:58
- Anyma Phi_1audio 10 Piezo Attack00:53
Principes généraux
L’Anyma Phi est synthé numérique semi-modulaire monodique, capable également de fonctionner en paraphonie 3 voix. Le moteur audio travaille sur 32 bits / 48 kHz. Son architecture diffère des synthés soustractifs habituels. On dispose de 3 sources sonores (OSC) et 5 traitements audio (SFX), que l’on arrange sur 2 bus (principal et auxiliaire). Les 3 OSC peuvent être routés sur les deux bus avec des volumes indépendants, alors que les SFX sont assignés à l’un ou l’autre bus, à quelques exceptions près. En effet, comme certains SFX permettent de mélanger des signaux, on peut créer des passerelles entre les deux bus et ainsi dépasser l’architecture série + parallèle. En sortie, on peut envoyer chaque bus dans une réverbe finale, régler leur panoramique séparément, la réverbe étant réinjectée sur les canaux gauche / droit avant la sortie physique (pour une vision globale schématique, se reporter une nouvelle fois aux différentes captures d’écran de l’éditeur en bas de test).
Une fois les modules arrangés, il reste à les moduler. On a pour cela 32 cordons complexes de modulation, permettant de relier des sources à des destinations. Plutôt qu’offrir un simple routage avec réglage de quantité de modulation, Aodyo a été beaucoup plus loin. Par cordon, les paramètres disponibles sont : source, destination, quantité de modulation bipolaire, valeur mini, valeur maxi, courbe de réponse, adoucissement, échelle, source latérale (modulation de la modulation principale) et quantité de modulation latérale. Les sources de modulation (principale et latérale) comprennent les contrôleurs physiques Midi (numéro de note, pitchbend, contrôleur de souffle/expression ou enveloppe de vélocité, pédale de maintien, vélocité de l’arpégiateur, vélocité de chacune des 3 notes paraphoniques), 2 ensembles de 4 CC Midi A-B-C-D assignables globalement (avec apprentissage Midi – y compris la pression qui n’est pas un CC à proprement parler), 16 modulateurs à définir soi-même (cf. paragraphe dédié), 14 valeurs des paramètres de la matrice, une valeur constante et un générateur aléatoire. Bref, on va pourvoir s’amuser… jusqu’à ce que le CPU du synthé arrive à court de ressources, ce qui se produit dès qu’on commence à charger la barque. Le pourcentage de charge du CPU est affiché en permanence dans l’éditeur, le synthé indiquant son essoufflement par un « !! », ce qui peut aussi se manifester par des craquements. A nous de nous discipliner. Signalons enfin que certaines parties du moteur de synthèse sont des adaptations du code de Mutable Instruments signé Emilie Gillet et du code des « Parasites » signé Matthias Puech, utilisés en conformité avec les licences respectives.
Réglages par patch
Commençons notre descente dans le moteur par le haut, ce qui est somme toute assez logique. On peut régler le volume, le pitch (demi-ton, fin, portamento en temps ou vitesse constante, tempérament). A la demande des premiers utilisateurs, les concepteurs ont développé de nombreuses possibilités de créer ou importer des gammes de toute sorte. On a 8 mémoires de gammes microtonales programmables depuis le synthé (octaves de 12 notes, tables de 128 notes, échelles, divisions d’octave), importables et exportables (format MTS). On trouve aussi 36 échelles et tempéraments de différentes origines culturelles dans la machine. Viennent ensuite les paramètres de chaque bus, principal et auxiliaire : niveaux des 3 oscillateurs, niveau de l’entrée audio, niveau de sortie du bus, envoi vers la réverbe finale, panoramique, source d’entrée audio (L, R, L+R ou bruit blanc substitué).
Vient ensuite l’enveloppe de vélocité, qui possède deux ensembles de réglages, l’un pour la vélocité mini, l’autre pour la vélocité maxi : ADSR, niveau d’attaque et forme des segments. Elle est responsable de l’expressivité de la machine et, rappelons-le, automatiquement substituée lorsqu’un contrôleur de souffle est détecté, on sent que les concepteurs de l’Anyma Phi sont des aérophonistes. C’est aussi au niveau du patch qu’on règle la réverbe finale, basique : niveau, balance sec/mouillé, temps, densité, atténuation des hautes fréquences. Elle est mono, pour préserver de la charge de CPU (elle en coûte déjà 14% ainsi). Ceci dit, la qualité est correcte et on peut s’amuser à passer d’un délai court à une longue réverbe en jouant à la fois sur la diffusion et le temps. C’est également au niveau du patch qu’on règle l’arpégiateur : fonction Latch, mode (15 motifs, dont haut, bas, alterné avec répétition de note, pendulaire, convergent, divergent, comme joué, aléatoire), temps de Gate, facteur de swing, nombre de répétitions (1 à 8) et distance de répétition (-64/+63 demi-tons). Les notes ne sont hélas pas transmises en Midi dans la V.1.0.0 testée, mais il semble que ce soit dans la To Do List.
Modules OSC
Chacun des 3 OSC peut faire appel à l’un des 35 modules-sources disponibles. On trouve différents modèles physiques (corde vibrante, corde frottée, cordes pincée, résonateur modal, anche, flûte, tirette d’orgue), des modèles synthétiques (VA, FM, nuage de grains, système de particules, ondes additives, formants de voix, TR-808), des ondes simples (sinus, triangle, impulsion variable, dent de scie) et des bruits (blanc, filtré, résonant, frotté, vent, percussif). Suivant le type de module, les paramètres disponibles sont plus ou moins inhabituels : timbre, pression, couleur, flux, distance, densité, granulométrie, structure harmonique, nombre de voix, grognement, friction, géométrie, matériau, voyelle, âge…
Certains modules n’ont qu’un paramètre, d’autres une quinzaine. La complexité du module augmente la consommation des ressources CPU, il existe donc des versions plus ou moins simples de certains d’entre eux. En choisissant des modules identiques, on peut jouer en paraphonie. Lorsqu’on utilise certains types de résonateurs ou d’effets qui permettent au son de se poursuivre après l’excitation, on a l’impression d’être en véritable polyphonie, c’est vraiment très surprenant. D’ailleurs, la transition est toute trouvée pour parler des modules SFX…
Modules SFX
Pour les 5 SFX, on a le choix entre 33 types de modules. On trouve différents modèles physiques (résonateur modal, corde vibrante, caisse claire), des filtres modélisés (2 pôles à variables d’état, 4 pôles en échelle de transistors, à formants, EQ), des amplis (VCA, compresseur, booster, porte de bruit, balance, simulateur d’ampli, overdrive), des modulateurs de signaux (opérateur FM, plieur d’ondes, modulation en anneau, opérateur XOR, comparateur, processeur granulaire, réduction de bit) et des effets d’ensemble (chorus, phaser, pitch-Shifter, délai simple/synchro/pingpong, haut-parleur tournant, réverbe mono de type pièce).
Là encore, il faut consommer avec parcimonie, sous peine de voir le CPU s’affoler. On y trouve là aussi des paramètres singuliers tels que matériau, nombre de voix, tension de la peau, position, voyelle, âge, repliement, bus actuel/alternatif, taille/densité/inversion des grains, qui côtoient des choses plus classiques, telles que type de filtre, fréquence de coupure, résonance, suivi de clavier, mix, attaque, seuil, gain, suréchantillonnage, fréquence d’échantillonnage, délai, feedback, envoi… Bref, un vrai voyage au cœur de la synthèse, idéal pour tester des choses et tenter de percer ses mystères. On apprend notamment que la tension de la peau n’a rien à voir avec l’âge… La qualité du moteur audio est très bonne, il faut vraiment le secouer pour faire apparaitre de l’aliasing.
Modules de modulation
Allez, on passe aux modulateurs, chose essentielle pour faire vivre le son. On a 45 types de modules du genre. On peut, rappelons-le, en assigner jusqu’à 16 dans un même programme, un seul ou plusieurs de chaque type, selon le synthé qu’on veut créer, à concurrence des ressource CPU disponibles. On trouve des enveloppes (simple et DAHDSR), des LFO (vibrato simple ou LFO complet), des transformations mathématiques (inversion, multiple, emballage, repliement, interpolation, courbe, quantification, adoucissement, accumulation, retard, max, min, comparaison), des déclencheurs (impulsion, compteur, percussion, portes simples/multiples, avec capture de valeur, avec délai), des modèles physiques (balle rebondissante, ressort), des suiveurs/extracteurs (enveloppe, timbre) et des séquenceurs (classique à 16 pas, euclidien, hexadécimal, logistique, cercle d’Arnold, chaotique).
Suivant le module, on peut atteindre la vingtaine de paramètres éditables, mais on reste le plus souvent en-dessous de dix. On n’imagine même pas la taille de la pièce qu’il faudrait pour ranger tous les modules disponibles, la surface du synthé modulaire qui correspondrait à un programme avec la charge maximale de CPU et la choucroute formée par les cordons de patch… Il y a un côté explorateur fou derrière les modules proposés, on sent que les concepteurs se sont fait plaisir. Certains termes scientifiques sont dignes des meilleures classes prépa, la bonne nouvelle c’est qu’on n’a pas besoin de comprendre ce qu’il se passe pour expérimenter, après tout, on ne risque rien, c’est bien l’essentiel.
Conclusion
Avec l’Anyma Phi, Aodyo offre aux musiciens et designers sonores un outil original entièrement programmable. De conception semi-modulaire, ce synthé monodique et paraphonique cache bien son jeu, dans son boitier très compact doté de commandes en nombre réduit. Les moteurs de synthèse sont variés et abondants, la qualité est omniprésente, même si nous trouvons les modélisations d’instruments à anche et à corde frottée perfectibles. Vu la pléthore d’outils à disposition et les possibilités de routage, l’éditeur fourni est incontournable pour qui veut tirer parti de toute la puissance offerte, formes de synthèse, traitements et modulations réunis. Pour ceux qui préfèrent rester en surface, une édition macroscopique permet d’assigner deux ensembles de paramètres à la petite surface de contrôle matricielle et de passer progressivement de l’un à l’autre, ce qui peut déjà changer considérablement le son. Dans tous les cas de figure, il faut garder un œil attentif sur la jauge de charge du CPU. L’Anyma Phi, une fois dompté, a de quoi satisfaire tous ceux qui recherchent un son original, taillable et corvéable à merci. Il mérite bien un Award Innovation !